Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/M. le comte d’Artois

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CHAPITRE V

m. le comte d’artois

… Prince aussi beau que le jour,
Et tel que, des beautés qui régnaient à la cour
La moitié lui portaient envie,
 L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.

La Fontaine, Joconde.


Les hommes, souvent injustes à l’égard les uns des autres, le sont bien plus encore à l’égard de ceux qui sont destinés à les gouverner. Ils ne leur pardonnent pas des défauts tolérés tous les jours dans la société ; ils ne voudraient les voir que parfaits. Je suis loin d’approuver les égarements de M. le comte d’Artois, ses nombreuses infidélités envers une compagne aussi douce que respectable ; je me borne à dire que s’il ne fût né prince et qu’il eût été confondu dans la foule, on s’en serait à peine aperçu.

Sur la fin de son séjour en France, les gens qui travaillaient sourdement à une révolution, à un changement de dynastie, cherchaient d’autant plus à faire ressortir ses défauts et à le rendre odieux, que, ayant plusieurs enfants, sa présence était plus importune. On voulait ou l’éloigner ou le faire périr, et Mirabeau, répondant un jour à quelqu’un qui s’étonnait de l’acharnement dont le comte d’Artois était l’objet, pouvait dire : « L’état pléthorique du roi et celui de Monsieur, qui peut abréger leurs jours, réduit la question au dauphin, qui n’est qu’un enfant. »

Avant ce temps, M. le comte d’Artois, affable à tout le monde, ayant dans le caractère cette gaieté qui est commune à sa nation, était adoré du peuple. Ses courses fréquentes à Paris, ses dépenses mêmes contribuaient à cette popularité. Seuls les partisans de la saine morale blâmaient ses égarements et ses prodigalités, qu’ils attribuaient à sa jeunesse. Je sais que ce prince n’a point reçu l’éducation nécessaire pour vivre dans des temps difficiles ; et toutes les fautes qu’on peut lui reprocher depuis sa sortie de France, sont la suite d’une qualité innée à toute la famille des Bourbons, d’une trop grande bonté, d’où provient une extrême facilité à se laisser conduire, et trop peu de discernement pour choisir ses conseillers. La conduite de M. le comte d’Artois, en Angleterre et en Allemagne, en est la preuve ; mais, jouet malheureux des puissances européennes, il n’a pu avoir de volonté.

M. le comte d’Artois tenait continuellement la bouche ouverte, ce qui donnait à sa physionomie un air peu spirituel ; mais à part ce défaut, sa tournure était leste et gracieuse, sa figure ouverte et agréable ; tout son extérieur, en un mot, contrastait avec la démarche un peu lourde du roi et celle plus que disgracieuse de Monsieur.

Plus amateur de plaisirs que d’études, il avait pourtant, selon le bruit général, cette aisance de grand monde, cette amabilité légère qui plaît aux femmes. Aussi, s’il en faut croire la chronique, peu de beautés lui furent cruelles.

Outre madame de Polastron, qui fut pendant de longues années sa maîtresse déclarée, qui le suivit dans ses malheurs et que la mort seule lui a enlevée, madame la duchesse de Guiche fut une de celles que le public regarda longtemps comme une de ses plus faciles conquêtes ; mais, en ces sortes de luttes les témoins étant inutiles, il est toujours téméraire d’assurer des choses aussi obscures. Le sentiment de madame de Polastron pour M. le comte d’Artois était aussi public que vrai, car le cœur de son amant était l’unique lien qui l’attachât à lui ; et elle ne fut jamais ni intrigante ni avide.

Madame la comtesse d’Artois, princesse d’un caractère doux et tranquille, et d’ailleurs peu jolie, n’était pas faite pour ramener son volage époux. Souvent malade, elle se retirait dans une petite maison à Saint-Cloud, tandis que le comte d’Artois courait au bois de Boulogne, à son petit château de Bagatelle, ou à Paris, faire des infidélités même aux belles de la cour, et dans une classe moins élevée chercher plus de liberté. Le prince, malgré tout, mettait dans ses écarts toute la pudeur possible ; et si cela peut atténuer ses torts, je dirai qu’il cachait, autant qu’il le pouvait, ces accrocs faits à la morale et aux bonnes mœurs.

M. le comte d’Artois avait eu de son mariage quatre enfants. Deux filles qui auraient pu faire le bonheur de leur mère, moururent en bas âge. Il ne restait que deux garçons : les ducs d’Angoulême et de Berry. Le premier, aujourd’hui héritier présomptif d’une prétention bien reculée au trône de France, avait vu son mariage arrêté avec la fille du duc d’Orléans. Mais l’on fit apercevoir à la reine combien le jeune duc d’Angoulême se trouvait rapproché du trône par la faible santé des deux enfants du roi, et combien une alliance avec sa propre fille, — alliance que nous avons vue se réaliser sous des auspices moins heureux, — serait avantageuse pour Madame Royale. La reine se rendit à ces observations et fit rompre les premiers engagements. Cette opposition de Marie-Antoinette contribua beaucoup au développement de la haine vouée par le duc d’Orléans à la famille royale.

Les deux enfants de M. le comte d’Artois étaient élevés sous les yeux du duc de Sérent, dans le château de Beauregard, situé au milieu des bois, du côté de Marly, et appartenant alors au marquis de Montaigu. Ces deux princes ne présentaient point de grands moyens ; et leur vie, depuis le renversement de leur dynastie, a toujours été assez obscure.

Le caractère de madame la comtesse d’Artois, qui, comme je l’ai dit, vivait très-retirée, sympathisait assez peu avec celui de sa sœur, Madame ; il y avait peu d’intimité entre les deux princesses.

Quoique je me sois toujours servi du terme de M. le comte d’Artois, j’observerai qu’on disait, d’après l’usage, Monsieur, comte d’Artois ; comme si le mot Monsieur était une désignation des enfants de France issus en ligne directe du souverain ou de l’héritier présomptif, tandis qu’on disait : M. le duc de Berry, qui était de la ligne collatérale. À l’exception de Monsieur, qui conservait ce titre quand on lui parlait, les autres princes étaient traités de Monseigneur et d’Altesse Sérénissime.

M. et madame la comtesse d’Artois occupaient, à Versailles, avec madame Élisabeth, tout le premier étage de l’aile droite du château qui donnait sur l’orangerie, dans la galerie appelée galerie des Princes. Ces appartements, quoique vastes, ne l’étaient pas tant que plusieurs cabinets ne tirassent leur jour de la galerie et ne fussent très-obscurs.

Quand le roi vint à Paris, le 17 juillet 1789, le comte d’Artois voulait absolument y aller à sa place, quoiqu’il connût bien les dangers que la faction d’Orléans lui préparait. Mais il est dans la nature de l’homme généreux de braver un péril pour le détourner d’une tête chérie. C’est un des beaux traits de la vie du prince. Le roi s’opposa à son dessein, et fut si convaincu dans ce voyage des projets homicides des factieux, qu’il obligea son frère à quitter la France. Quelques jours après, le service du prince entrant chez lui le matin, ne l’y trouva plus. Aidé de quelques serviteurs fidèles, — car la trahison entourait cette famille malheureuse, — il se déroba à tous les regards par une porte secrète. Après avoir reçu les éternels adieux de son frère, il quitta sa patrie, et, selon les apparences présentes, c’était pour toujours. Il se retira à Turin, chez son beau-père, le roi de Sardaigne, où il appela bientôt sa femme et ses enfants.