Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Madame Élisabeth

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CHAPITRE VI

madame élisabeth


Benedicta filia,
Tota plena gratia,
Tota sine macula.

Prose de la Nativité de la Sainte Vierge.


Il y a des âmes qui semblent n’apparaître sur cette terre que pour donner aux hommes, dans l’opulence comme dans le malheur, un modèle parfait de toutes les vertus ; leur mission est de montrer jusqu’où peuvent aller la bonté dans la position la plus élevée, la résignation et le courage dans la douleur et la souffrance.

Madame Élisabeth fut, sans contredit, une de ces personnes rares qu’on ne voit que de loin en loin sur la route de la vie. Sans oublier son rang, elle montra, sous les somptueux lambris du palais de nos rois, l’exemple de la plus solide piété. Elle vécut au milieu de sa famille, chérie de tous, et fut admirée de la foule. Son courage, fruit de sa religieuse résignation, en fit, dans les prisons, un modèle de tendresse fraternelle, et on peut dire qu’elle donna aux illustres victimes, dont elle termina la liste, un grand exemple de fermeté dans les épreuves et dans la mort.

Lorsque j’arrivai à Versailles, madame Élisabeth avait vingt-deux ans. La fraîcheur de son teint, sa belle carnation et son embonpoint la faisaient remarquer, moins encore pour sa beauté que pour son air satisfait et la sérénité de son âme qui était imprimée sur sa figure. La force de sa constitution lui rendait l’exercice nécessaire. Elle aimait à jouer au billard, à monter à cheval ; elle se distinguait surtout dans ce dernier exercice par sa grâce, son bon air et sa hardiesse. Mais ces amusements frivoles, nécessaires à sa santé, ne l’empêchaient pas de se livrer aux différents exercices de la religion. Aux devoirs journaliers auxquels la famille royale tout entière se livrait, elle joignait la prière dans la retraite, l’observation de tous les préceptes de l’Église et la fréquente réception des sacrements.

À mon arrivée on ne parlait que du désir de madame Élisabeth d’entrer en religion et de prendre le voile à Saint-Cyr. Le roi, trop attaché à sa sœur pour pouvoir s’en séparer, n’y voulut jamais consentir avant sa majorité. Une voix secrète semblait lui révéler les secours qu’il en tirerait dans ses malheurs et l’engager à la conserver à sa famille comme un ange consolateur qui les aiderait à supporter leurs infortunes, et qui donnerait à sa fille le précepte et l’exemple de la piété.

On parlait aussi d’une alliance entre madame Élisabeth et l’empereur Joseph ; et la reine, sincèrement attachée à son frère et aimant tendrement madame Élisabeth, désirait ardemment cette union qui, en élevant l’une sur un des premiers trônes de l’Europe, pouvait distraire l’autre de ses innovations et le ramener à des principes moins dangereux pour l’ordre social et la tranquillité des rois. Soit que Joseph II ne se souciât pas de prendre une troisième épouse, soit répugnance de madame Élisabeth à s’éloigner de la France, cette négociation fut bientôt oubliée.

Madame Élisabeth se consolait de l’obstacle que Louis XVI apportait à sa profession religieuse en allant souvent à Saint-Cyr, où elle passait des journées entières au milieu des élèves et des dames de la communauté. Elle se livrait, les autres jours, à son goût pour la solitude, dans un joli jardin et une charmante habitation qu’elle avait dans l’avenue de Paris, près de la butte de Montboron. Là elle s’adonnait à des occupations champêtres et cultivait ses talents naturels pour certaines branches des connaissances humaines.

Mais la sévère étiquette attachée aux pas des grands du monde lui défendait de passer la nuit dans cette résidence sans une garde et une grande suite tant qu’elle n’aurait pas atteint l’âge où nos lois nous permettent de disposer de nous-mêmes. Or, le jour où elle atteignit sa majorité, le 3 mai 1789, fut le commencement de nos malheurs. Le voisinage de la salle des États généraux attirait la foule dans l’avenue de Paris ; des groupes de factieux l’obstruaient continuellement. Jamais on n’avait la certitude que la nuit serait calme. Aussi la princesse fut-elle obligée de renoncer à une distraction qu’elle attendait depuis si longtemps, et jamais elle n’a couché dans sa maison.

Aujourd’hui cette habitation est démolie ; quelques anciens serviteurs en montrent encore l’emplacement et les débris au voyageur curieux. Mais bientôt le souvenir lui-même passera comme l’édifice et comme la génération qui l’a vu s’élever ; il ne restera que la mémoire des vertus qui ne s’efface jamais. L’histoire consacrera les malheurs de l’infortunée propriétaire, et les chaumières d’alentour conserveront, d’âge en âge, la tradition de sa bienfaisance.

L’attachement de madame Élisabeth pour Louis XVI se développa avec plus d’énergie au moment de la Révolution. Non-seulement elle voulut consoler son malheureux frère ; elle voulut encore partager ses dangers. Vainement Mesdames, en partant pour l’Italie, voulurent l’emmener avec elles ; elle résista à leurs instances et renonça à un voyage qui devait plaire à sa piété, pour ne pas quitter le roi.

L’histoire mettra au nombre des plus beaux traits d’héroïsme le dévouement dont elle fit preuve le 21 juin 1792, alors que, après avoir voulu se faire passer pour la reine vis-à-vis des assassins, elle n’abandonna pas son frère tant que dura le danger, soignant les assistants que la crainte ou la douleur faisaient succomber à leurs déchirantes émotions, tandis que les victimes étaient calmes et résignées.

Le jugement de madame Élisabeth, ses réponses à l’interrogatoire, ses derniers moments furent dignes de son courage et de ses vertus. Elle n’oublia jamais son rang et mourut en princesse.

Elle fut décapitée le 10 mai 1794, âgée de trente ans et sept jours.

L’éducation de madame Élisabeth avait été très-soignée par sa gouvernante, la princesse de Marsan ; elle la perfectionnait encore elle-même tous les jours. Elle avait des talents pour la musique et la peinture, parlait l’italien, même un peu le latin, et savait les mathématiques à fond. Le professeur Le Blond, connu par plusieurs bons ouvrages, lui donnait des leçons, et il m’a souvent confirmé les connaissances de la princesse dans cette science, même dans ses branches les plus difficiles et les plus abstraites.

J’ai parlé de son goût pour la peinture. Le dernier tableau à l’huile que je lui ai vu faire à Paris, était une grande toile représentant un paysage avec une grande chute d’eau.

Les appartements de madame Élisabeth, à Versailles, étaient à l’extrémité de la galerie des Princes, dans l’aile gauche du château.

À Paris, elle logea aux Tuileries, dans le pavillon de Flore, dans l’appartement occupé depuis par le pape Pie VII, lors de son voyage en France.

Ces appartements furent alors le théâtre d’une petite scène que je ne dois pas oublier de noter, parce qu’elle sera comme une nouvelle preuve de la bonté de madame Élisabeth.

Sa première femme de chambre, madame de Navarre, étant allée avec la femme du sénateur La Place pour recevoir la bénédiction du saint père, fut tellement émue et accablée de ses souvenirs, à la vue des lieux qu’avait habités sa bonne maîtresse, qu’elle ne put maîtriser sa douleur, et fondit en larmes. À peine put-elle instruire le vertueux pontife du sujet de son trouble. Pie VII, qui était très-surveillé et très-ému lui-même, se borna à dire quelques mots des vertus de madame Élisabeth, en montrant du doigt le ciel, comme le lieu de son séjour et de sa récompense. Madame de Navarre s’arracha bien vite à des souvenirs aussi déchirants.

Il parait que, au Temple, après la mort du roi, quelques commissaires, moins féroces que les premiers, se relâchèrent quelque peu de leur surveillance et s’humanisèrent au point de laisser pénétrer dans la tour quelques amis de ces augustes victimes. Plusieurs membres de la commune furent même dénoncés pour ce fait, et j’ai pu voir depuis un fort beau portrait de madame Élisabeth qu’elle trouva moyen d’envoyer, du lieu de sa captivité, à madame de Raigecourt, une de ses dames du palais, qui se trouvait alors en Allemagne. Elle s’était représentée, sur cette miniature, entourant d’un crêpe funèbre une urne sur laquelle était gravé le nom de Louis XVI. Elle paraissait avoir perdu un peu de sa fraîcheur, mais il était impossible de ne pas reconnaître ses traits. Au reste, Madame Royale aura pu, dans le manuscrit dont j’ai parlé, donner, sur cette captivité, des détails qui ne seront pas perdus pour l’histoire.