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Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Monsieur

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CHAPITRE IV

monsieur

Prince que le hasard avait placé près du premier trône de l’univers sans lui donner aucune des qualités qui commandent le respect, et qui gagnent l’amour des peuples. Nul doute que, dans les temps plus heureux, il n’eût laissé échapper de ses mains les rênes de l’empire. Son règne eût été celui de favoris, et la France aurait eu à supporter toutes les petitesse du règne de Jacques II, et les profusions de celui d’Henri III.
Mémoires de Montgaillard.


Si la naissance de ce prince ne l’appelait pas au rôle que nos malheurs lui ont fait jouer, on peut dire que son génie ne l’y disposait pas davantage. La politique des cours paraissait s’être donné, depuis des siècles, la mission d’étouffer tous les germes de vertus énergiques que pouvaient posséder les puînés des rois. Celui de Louis XIV, avec toutes les dispositions à devenir un grand homme, fut élevé comme une princesse. L’amour de la gloire n’était pas assez vif chez lui pour lui faire surmonter sa paresse ; et, à l’armée, une batterie l’effrayait moins qu’une forte pluie ou un bivouac.

Marie de Médicis éleva son fils Gaston dans la plus grande pusillanimité. Faible, incertain, guidé par le premier favori qui était d’un caractère plus énergique, mais qu’il abandonnait au moment du danger, il ne fut jamais qu’un factieux que des ressorts secrets faisaient mouvoir.

Les points de ressemblance entre le frère de Louis XIII et celui de Louis XVI sont faits pour frapper tout observateur.

Monsieur avait l’esprit très-cultivé. Il était bon historien, connaissait à fond les poëtes de diverses langues, et était d’une conversation aussi instructive qu’agréable. Mais si cet esprit cultivé, si ces connaissances scientifiques étaient suffisantes pour un homme ordinaire, elles ne l’étaient pas pour un prince appelé à de si hautes destinées et vivant dans des temps si difficiles.

Ce vers qui peint le galant et timide Henri III,


Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier,


peut s’appliquer parfaitement à Monsieur. Prince nul, mais aimable, à la cour de Louis XVI, il devint roi timide, sans énergie, prenant pour grandeur, dans sa misère, les plus minutieux détails de l’étiquette. Cherchant toujours à se modeler sur Henri IV, jamais prince ne fut moins fait pour lui ressembler et pour reconquérir son royaume. Loin d’avoir le courage de ce modèle qu’ont choisi, mais trop tard, les princes de la maison de Bourbon, Monsieur craint le mal et la fatigue. Sans caractère, il a laissé dominer tous ceux qui l’ont entouré ; sans force pour mettre l’ordre parmi tous ceux qui se disputaient sa confiance, il a fait de sa cour, pour me servir d’une expression populaire, mais vraie, la cour du roi Petaud.

Je ne suivrai point ce prince dans ses malheurs, qui sont étrangers à mon sujet ; d’ailleurs, son infortune pourrait me faire oublier les dures vérités que j’aurais à en dire, vérités qui appartiennent à l’histoire impartiale. Je ne parle que de sa vie à Versailles, où sa conduite fut d’abord des plus obscures. Éloigné des affaires, entièrement subjugué par madame de Balbi, il passait sa vie dans un joli jardin et une charmante maison qu’il avait près de la pièce d’eau des Suisses, à l’entrée du bois de Satory. Rarement accompagnait-il le roi à la chasse ; mais il était très-exact aux grandes cérémonies.

Madame de Balbi régnait plutôt sur son esprit que sur ses sens. Elle n’était pas assez belle pour le captiver sans user de l’ascendant d’une femme intrigante sur un homme faible. Pour dessiller les yeux de Monsieur, il n’a fallu rien moins que l’inconduite avérée de madame de Balbi en Allemagne et à Londres.

La Révolution mit dans un plus grand jour l’esprit incertain de ce prince. Son manque de vigueur et de courage le rendirent suspect à tous les partis. Les républicains et les anarchistes ne trouvaient pas en lui de garantie. Les royalistes ne lui pardonneront pas d’avoir voté et fait voter son bureau, à la seconde assemblée des Notables, pour la double représentation du tiers état. Ils se réunirent avec les modérés pour blâmer sa conduite envers M. de Favras.

C’est avec aussi peu de partisans que ce prince a espéré remonter sur le trône de France, qu’il a laissé ourdir, à la légère, cent conspirations, toutes sans moyens, conduites par des gens ou ineptes ou fripons, et qui ont plongé une multitude de familles dans le deuil et les alarmes. Mais les favoris ne s’exposaient pas. La faiblesse du prince souscrivait à tout ; le moindre faiseur de projets était accueilli à Blankenburg ou à Mittaw et écouté avec empressement.

J’entrerai dans quelques détails sur le triste sort de M. de Favras et sur la conduite de Monsieur dans cette affaire ; j’en ai été le témoin.

M. de Favras, homme bien né et d’un esprit cultivé, mais d’une tête ardente qui lui fit concevoir mille projets sans le fixer à aucun et l’éloigna, par son inconstance, de la fortune à laquelle ses talents pouvaient le faire parvenir, fut arrêté la veille de Noël 1789. Le banquier Jauge, chef de bataillon de la garde nationale, nous en apporta la nouvelle à la messe de minuit. M. de Favras était accusé de conspiration contre la nation, et surtout d’avoir voulu faire évader le roi, le 5 octobre. Il est possible que la vivacité d’esprit de M. de Favras, son exaltation naturelle, surexcitée par les circonstances, lui aient fait concevoir quelques projets ; mais on n’en eût pas fait un si grand crime s’il n’y avait pas eu d’autres raisons. M. de Lafayette voulait donner au peuple le spectacle de la condamnation d’un noble. M. de Besenval était dans ses mains ; mais ce vieux Suisse avait été l’ami de M. le duc d’Orléans, dont les partisans remplissaient le comité des recherches. En condamnant M. de Favras, on inculpait Monsieur, qui avait eu des rapports avec lui, qui l’avait placé autrefois dans ses gardes suisses. Monsieur pouvait se justifier par une bassesse ou laisser planer le soupçon sur sa tête, mais l’un et l’autre le dégradaient. Le dernier le rendait suspect au peuple, l’autre l’avilissait aux yeux de la France entière. Le faible prince préféra sa sûreté à l’estime publique ; il abandonna M. de Favras, comme Gaston abandonna le duc de Montmorency. Pas un de ses favoris n’usa de son ascendant pour l’empêcher d’oublier son rang en allant à l’Hôtel de ville de Paris et d’y dégrader le nom de Bourbon en prononçant la plus plate apologie de ses faits et gestes, en se déclarant citoyen de Paris, en rappelant sa honte de l’assemblée des Notables, ou « il n’avait cessé de croire qu’une révolution était prête… que l’autorité royale devait être le rempart de la liberté nationale, et la liberté nationale la base de l’autorité royale. » M. Bailly, président de la commune, qui ne manqua pas l’occasion d’avilir la majesté du trône, lui répondit : « Qu’on se rappelait que Monsieur s’était montré le premier citoyen du royaume en votant pour le tiers état ; qu’il était l’auteur de l’égalité ; qu’il en donnait l’exemple. » C’était le 26 décembre au soir que Louis XVIII faisait cette démarche humiliante ; il brisait ce jour-là les dernières marches qui pouvaient le conduire au trône d’Henri IV ; il s’aliénait la France et se détrônait lui-même.

Je ne suivrai point l’affreux et inique procès du malheureux Favras ; il est du domaine de l’histoire. Dans une mort ignominieuse, il donna à toutes les victimes qui devaient le suivre l’exemple d’une piété, d’une résignation et d’un courage que l’innocence et la religion seules peuvent inspirer.

J’ai vu souvent à Paris, en 1800, une de ses sœurs sollicitant sa radiation de la liste des émigrés ; et comme le temps change les choses, le nom de Favras était une des recommandations qu’elle mettait en avant pour obtenir la justice du gouvernement consulaire.

Monsieur était très-gros, mais il n’avait point cet embonpoint qui caractérise la force et la vigueur, comme était celui de Louis XVI. Il avait un tempérament malsain qui l’obligeait, déjà jeune, à recourir aux potions pharmaceutiques pour rétablir la circulation du sang et l’écoulement des humeurs.

Cet état maladif s’était encore augmenté par le défaut d’exercice. Sa mauvaise tournure le rendait peu propre à monter à cheval ; il y était très-maladroit. Jamais prince n’eut une démarche plus disgracieuse ; il avait, au suprême degré, ce balancement qui est ordinaire à tous les Bourbons, et l’on ne pouvait s’habituer à sa mauvaise tournure, malgré sa recherche et l’élégance de ses habits.

Il était aussi très-curieux en chevaux ; la beauté des siens surpassait celle des équipages des autres membres de la famille royale.

Je ferai ici la remarque que Monsieur n’avait point la croix de Saint-Louis. Le roi et l’héritier du trône étaient les seuls qui la portassent sans avoir fait une campagne ; et les voyages de Monsieur dans le Midi et à Lunéville, à son régiment de carabiniers, ne pouvaient en présenter les caractères. Le jour donc de la fête de saint Louis, après avoir assisté au lever du roi, il se retirait pour ne point assister à la procession des chevaliers.

En 1786, il fit venir à sa belle terre de Grosbois, qui passa depuis entre les mains du directeur Barras, puis du général Moreau, et dont la possession semble funeste à tous ses propriétaires, le beau régiment des carabiniers, dont le roi passa la revue. On lui présenta le cavalier qui, en 1747, prit le général Ligonier a la bataille de Lawfeld, et résista à l’or de son prisonnier. Toute la cour fut reçue avec magnificence à Grosbois.

Monsieur n’a point eu d’enfants de son mariage avec Marie-Joséphine-Louise de Savoie, fille du roi de Sardaigne.

Cette stérilité ne le rapprochait pas de Madame qui, à une figure médiocre, joignait un esprit difficile. Mal avec la reine, et même avec la comtesse d’Artois, sa sœur, dont toute l’affection était concentrée sur ses enfants, Madame vivait solitaire, passant presque tout son temps dans son délicieux jardin de Montreuil, où la beauté des arbres s’unissait à celle des eaux et à l’élégance des fabriques ainsi que de l’ameublement, pour en faire la plus agréable habitation. Madame s’y occupait de tous les détails de la vie champêtre et y oubliait la gênante étiquette de la cour. Après avoir visité sa petite ferme, ses animaux, son jardin, elle revenait à Versailles avec d’énormes bouquets de fleurs et tous les petits oiseaux qu’elle avait pris au filet. Ces derniers étaient destinés à une soupe qu’on préparait, non dans ses cuisines, mais dans ses appartements, où une de ses femmes n’avait pas d’autres soins. Madame, par faveur, offrait de ce délicieux potage, plus assaisonné par l’idée que par tout ce qui le composait, aux membres de la famille royale qui, tous les soirs, à neuf heures précises, se réunissaient chez elle pour le souper. Chacun y faisait porter ses mets, auxquels on mettait la dernière main dans de petites cuisines à portée de l’appartement de Madame, qui était situé à l’extrémité de l’aile gauche du château, du côté de l’Orangerie, sur la rue de la Surintendance.

Monsieur occupait l’étage supérieur.

Il est né le 17 novembre 1755. C’est donc à quarante ans que sa triste étoile l’appela aux prétentions d’un trône qu’il paraît destiné à n’occuper jamais.