Souvenirs d’une actrice/Tome 2/05

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Dumont, éditeur (Tome 2p. 81-93).

V

Je vais à Bordeaux. — Disette. — Arrivée dans une ferme. — Famille villageoise. — Ma guitare. — Puissance de la musique. — Je donne des représentations à la Rochelle. — Les fichus verts. — L’argent et les assignats.


Mon mari devant partir pour l’armée d’Italie, je me décidai à accepter un engagement à Bordeaux ; mais une femme ne pouvait guère voyager seule à cette époque, même en diligence. Je ne savais quel parti prendre, lorsque je rencontrai, chez une personne de notre connaissance, un négociant qui partait pour la Rochelle. Il avait une très bonne voiture, et désirait lui-même trouver quelqu’un pour voyager à frais communs. Nos arrangements furent bientôt faits ; mais, dans la crainte de manquer de chevaux de poste, car ils étaient souvent en réquisition, nous primes un voiturier, qui nous assura qu’il trouverait des relais sur la route. Nous nous munîmes de provisions, autant qu’il nous fut possible d’en emporter, car ce n’était pas chose facile : non-seulement elles étaient rares, mais on les enlevait à ceux qu’on supposait en avoir.

En faisant nos arrangements dans la voiture, mon compagnon de voyage voulut absolument me faire prendre ma guitare ; je m’en souciais d’autant moins que c’était un embarras inutile.

— Qui sait, me dit-il, si nous étions obligés de rester en route, cela vous amuserait.

Ne pouvant la mettre dans un étui qui aurait tenu trop de place, on la suspendit au-dessus de nos têtes. Par un singulier hasard, ce fut une heureuse prévision d’avoir emporté cet instrument.

Tant que nous fûmes près de Paris, nous eûmes beaucoup de peine à nous procurer ce dont nous avions besoin ; mais à mesure que nous avancions, cela devenait plus facile. Cependant, nos provisions commençant à s’épuiser, notre postillon nous conseilla d’en chercher d’autres avant d’aller plus loin, et nous indiqua une habitation où nous pourrions nous en procurer.

C’était une riche ferme, dans une position charmante. Mon compagnon de voyage descendit pour parler au maître de la maison.

« — J’ai dans ma voiture, dit-il à ce bon fermier, une dame fort indisposée par les fatigues et les privations de toute espèce que nous avons déjà endurées depuis notre départ. »

Il lui en fit un tableau touchant, et je crois même que, pour l’attendrir, il l’assura que j’étais enceinte.

« — Voyons, dit le vieux fermier, en se levant de son fauteuil et venant à la voiture. Descendez vous reposer, madame, et venez prendre des œufs frais et du bon lait, cela vous rafraîchira. »

Il me conduisit dans une grande chambre où toute la famille était rassemblée. Cette belle ferme me rappelait nos opéras-comiques, surtout les Trois Fermiers, de Monvel.

Une jeune femme bien fraîche allaitait son enfant : c’était la bru. Une vieille mère, deux jeunes filles, un grand garçon et plusieurs petits enfants, composaient cette belle famille. Il y avait dans tout cela un air de propreté, d’aisance, qui faisait plaisir à voir. Le vieux père était du Languedoc ; il me parla le patois de Toulouse, que j’avais habitée quelque temps.

Nous en revînmes aux difficultés du voyage, à la peine que l’on avait de se procurer les choses les plus simples, et nous demandâmes comment nous pourrions faire pour les acheter.

— Nous ne vendons rien, répondit le fermier, mais si madame veut nous jouer un petit air de c’te machine que j’ai vue dans la voiture : je ne sais pas comment vous appelez ça.

— Une guitare.

— Une guitare, soit. Eh ben, jouez-nous-en un petit brin, et j’vous donnerons des provisions pour votre voyage.

Mon compagnon, enchanté de cette représentation à notre bénéfice, courut vite chercher l’instrument[1].

Je leur chantai ce qui me vint à l’esprit de chansonnettes villageoises :

Sans un petit brin d’amour,
On s’ennuierait même à la cour.

Cela les égaya fort, et me fit penser à la chanson du Misanthrope :

Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville.

Mais ce qui enchanta surtout mon vieux fermier, ce fut une romance languedocienne, de Goudoulis, célèbre par ses poésies languedociennes :

Tircis est mort pécaïre : osulous ploura lous.

Je crois qu’il m’aurait donné sa ferme, et m’aurait gardée toute ma vie, si j’avais voulu y rester.

« — Saperbleu, madame, vous chantez joliment ça, me dit-il, j’en ai la chair de poulet. »

Les succès flattent, de quelque part qu’ils viennent, et ce n’est pas celui qui me flatta le moins, car il partait du cœur : c’est pour cela que je m’en vante.

Cette guitare devait être pour moi un talisman dans mon voyage. Elle me fut encore favorable à la Rochelle. M. D…, en me la faisant emporter, eut une prévision bien heureuse.

Comme il habitait la Rochelle, et que j’étais obligée d’attendre la diligence de Bordeaux, il me fit descendre à l’hôtel où elle devait arriver. On ôta de la voiture tout ce qui m’appartenait, excepté mes malles, qui devaient m’être envoyées dans la soirée.

Les garçons, ayant mis dans une salle basse le sac de nuit, la guitare et plusieurs autres bagatelles, ils furent avertir la maîtresse de la maison.

L’hôtesse, élégante et belle dame, me voyant un si mince bagage, n’augura pas beaucoup de mon séjour dans sa maison. Comme il était presque nuit, je lui demandai une chambre pour attendre l’arrivée de la diligence.

— Ah ! Dieu sait quand elle viendra, me dit-elle.

— J’attendrai, lui répondis-je.

— Je ne puis vous donner de chambre à présent, car il n’y en a qu’une de libre, et le voyageur qui l’occupe ne part qu’après le souper ; il est maintenant au spectacle.

— Il m’est cependant impossible de rester dans la salle à manger.

Elle m’ouvrit une pièce qui donnait sur cette salle.

— Veuillez, lui dis-je, m’envoyer de l’encre, du papier et de la lumière.

Cette dame avait l’air de mauvaise humeur et elle était assez peu polie ; mais, en voyage, il faut prendre le temps comme il vient.

En attendant qu’on m’apportât de la lumière, ne sachant que faire, je pris ma guitare et me mis à fredonner et à essayer un accompagnement. Insensiblement, et sans même m’en apercevoir, je finis par chanter, mais à demi-voix. En me retournant, je crus voir de la lumière à travers les fentes de la porte ; je me levai pour l’ouvrir, et je trouvai ma peu gracieuse hôtesse qui m’écoutait.

— Ah ! pardonnez-moi, madame, me dit-elle, mais je craignais de vous interrompre, et j’avais tant de plaisir à vous entendre, que je serais restée là une heure.

De ce moment, elle me traita avec une politesse extrême, et ce fut bien autre chose lorsque l’on vit dessus mes caisses : « Artiste venant de Paris et allant à Bordeaux. » À cette époque, le théâtre de cette ville était un des meilleurs de la province.

La nouvelle qu’une artiste de Paris était à la Rochelle se répandit bientôt. En province, les moindres choses deviennent importantes.

— J’espère, me dit mon hôtesse, que madame soupera à table d’hôte.

— Vous voyez, lui dis-je, car je ne me souciais pas de souper à table d’hôte, que je suis en habit de voyage, et je sais qu’il est d’usage en province d’avoir des habitués de la ville.

— Comme on ne soupe qu’à dix heures, madame a le temps de faire un peu de toilette ; d’ailleurs, il y aura des dames à table, et moi-même j’en ferai les honneurs.

Je me laissai persuader. Elle m’aida à chercher ce qui m’était nécessaire pour un négligé de voyage, et fut aussi prévenante qu’elle l’avait été peu à mon arrivée. Elle s’extasiait sur chaque pièce de mon ajustement.

« — Ah ! comme on voit que madame est une Parisienne, nos dames vont-elles vous regarder demain, au spectacle ! »

Tout le monde arriva pour souper, et mon compagnon de voyage, tout fatigué qu’il devait être, ne manqua pas de s’y rendre. Il avait, à ce qu’il parait, raconté mes succès dans la ferme. S’il n’avait cependant jugé mes talents que d’après cela, il ne pouvait s’en faire qu’une médiocre idée. Je ne m’attendais pas à ce qui allait arriver.

Il vint me chercher pour me placer à table, et me mit entre lui et un monsieur que je sus bientôt après être le directeur du théâtre, qu’on avait amené tout exprès pour me faire la proposition de jouer deux ou trois représentations. Je m’en défendis, prétextant mon engagement à Bordeaux, où j’étais attendue pour le commencement de mai.

— Pouvez-vous répondre des événements ? me dit le directeur, et s’il n’y a pas de chevaux.

—- Mais il en viendra, repris-je.

— Non pas de trois ou quatre jours, répliqua-t-il.

Enfin, on me fit des propositions si séduisantes, que je cédai, et l’on fixa le spectacle au surlendemain. Il fut question de trois traductions italiennes : le Marquis de Tulipano d’abord, la Frasquatane et la Servante maîtresse. M. de D... vint me voir le lendemain, et me dit :

— Vous faites révolution parmi nos dames : elles ne tarissent pas sur l’élégance de la Parisienne.

— C’est fort bien, repris-je, mais quel malheur pour mon élégance, que je n’aie pas ici de ces jolis fichus de taffetas vert : c’est un peu séditieux, mais c’est de la dernière mode.

— Eh bien ! il faut acheter du taffetas et les faire vous-même ; on croira que vous les avez apportés de Paris.

Nous courûmes en vain tous les magasins : il nous fut impossible de trouver un seul morceau de taffetas vert, de la nuance que je cherchais.

— Mais, s’écria tout à coup M. D…, il me vient une idée : vous faut-il beaucoup de taffetas ?

— Non, vraiment, un carré suffit : cela se coupe en fichu simple.

— En ce cas, venez avec moi chez un marchand de parapluies.

— Auriez-vous un coupon de taffetas vert ? demandai-je au marchand.

Il m’en montra un qui était précisément ce qu’il me fallait, et il ne lui restait que celui-là. Je m’emparai bien vite de ce trésor, puis je fus acheter de la petite blonde pour garnir mes fichus, et je m’enfermai afin que personne ne me vît travailler. J’en posai un coquettement sur ma tête et mis l’autre sur mon cou. J’étais bien sûre qu’on ne pourrait imiter ces fichus, de quelques jours, car personne n’aurait la pensée de les chercher chez un marchand de parapluies. Les femmes qui liront cela me comprendront facilement, car les femmes sont femmes dans tous les temps. J’eus un si brillant succès dans l’opéra de Tulipano, qu’on voulut me faire rompre mon engagement avec le théâtre de Bordeaux et m’en faire contracter un avec celui de la Rochelle, où les négociants m’assuraient la valeur de mon traitement au pair. C’était un grand avantage dans un temps où les assignats perdaient tous les jours.

— Vous avez, me dit un de ces messieurs, douze mille francs d’appointements, eh bien ! dans trois mois, vos douze mille francs ne vaudront pas deux louis d’or.

Cela ne fut que trop vrai ; à la vérité, on nous augmentait à mesure que les assignats baissaient, mais que faire avec du papier lorsque le pain se payait cinquante francs la livre, une douzaine d’œufs cent écus, et un poulet cinq cents francs. Si j’avais gardé les reçus des centaines de mille francs que j’ai gagnés, pour les montrer à mes petits-enfants, ils auraient eu une haute idée d’une mère dont les appointements étaient aussi considérables. Je ne pus accepter les propositions qu’on me fit à la Rochelle, quelqu’avantageuses qu’elles fussent, parce qu’un engagement ne se rompt pas ainsi, lorsque l’on a de la probité et de la délicatesse.

Les assignats, qui, à cette époque, ruinèrent tant de personnes, causèrent aussi la ruine de ma famille.

  1. Les chanteurs sont comme les francs-maçons, ils trouvent toujours quelqu’un pour les comprendre. Le God save the King m’a fait des amis de tous les matelots anglais, lorsque je voyageais sur mer ; et un air russe m’a valu la bienveillance des Cosaques en France.