Souvenirs d’une actrice/Tome 2/07

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Dumont, éditeur (Tome 2p. 112-132).


VII


Paris sous le Directoire. — Les incroyables et les merveilleuses. — Le Jardin Boutin. — Frascati. — Carnaval de Venise à l’Élysée. — Bourbon. — Concerts Feydeau. — Concerts Cléry. — Garat. — Une nuit au violon. — Les soirées du grand monde. — M. de Trénis.


La rapidité des événements a été telle, que je suis quelquefois tentée de croire que j’ai vu plusieurs siècles passer devant moi, La plupart des noms que j’ai entendus retentir à mon oreille ne se retrouvent plus maintenant que dans les générations qui leur ont succédé : ils appartiennent déjà à la postérité. Les révolutions emportent rapidement les hommes ; celle de 89 a même emporté les femmes. Mais une époque porte long-temps l’empreinte de celle qui l’a précédée. 88 se ressentait encore du contact du règne de Louis XV et des Dubarry par ses modes, sa littérature, bien qu’une jeune reine en eût déjà commencé la réforme. 91 nous transforma en Spartiates et en Romains ; tout nous rappelait les temps antiques, les tableaux de David, les meubles des appartements, les costumes de Talma, le théâtre, où l’on ne jouait guère que des sujets analogues, Brutus, la Mort de César, Manlius, Caïus-Gracchus, Epicharis et Néron ; à l’Opéra, Milthiade à Marathon, Horatius Coclés, etc., etc. Les femmes s’occupaient de l’histoire romaine, dont beaucoup d’entre nous, et moi la première, se souvenaient à peine d’avoir lu un abrégé qui s’était légèrement gravé dans notre mémoire ; mais quand les proscriptions de Marius et de Sylla n’eurent que trop d’imitateurs, nous apprîmes ces siècles par un triste parallèle. Quant aux années 93, 94 et 95, elles traînèrent tant de calamités à leur suite, que chacun ne fut occupé que du soin de sa propre conservation, car on avait à trembler à tout moment pour sa famille, pour ses amis et pour soi-même. C’est avec une grande conviction que madame Roland a dit sur l’échafaud :

« Ô liberté ! que de crimes on commet en ton nom. »

Après les échafauds, nous reprîmes un peu de calme, et avec ce calme un besoin de distraction, de plaisir même ; on voulait tâcher de s’étourdir et d’oublier cet affreux cauchemar. Les privations amènent souvent un excès contraire ; nous sortions d’un temps où la toilette la plus simple faisait crier haro sur les muscadins et les muscadines, pour peu que leur tournure fût un peu distinguée ; mais, sous le directoire, en 97, nous nous transformâmes en Athéniens. La poésie, la littérature, Périclès, Socrate, Aspasie, Alcibiade, les tuniques, les péplums, les bandeaux, les sandales, les camées, tout fut grec.

Un auteur a dit, je ne sais où : « On sait que, dans ces temps de trouble, nos généraux avaient conquis leurs titres à la pointe de leur épée ; leur gloire empêchait d’apercevoir ce qui manquait à leur éducation. »

Mais leurs femmes n’avaient pas le même avantage, et leurs manières n’étaient rien moins qu’en harmonie avec leur fortune : aussi leurs brillantes toilettes prêtaient-elles souvent à la plaisanterie, et l’esprit français, qui se retrouve dans toutes les circonstances, ne les ménageait pas. Les costumes grecs et romains avaient été mis en vogue par Joséphine Beauharnais, mesdames Tallien, Regnault Saint-Jean d’Angely, Enguerlo, et autres femmes du monde élégant. Toutes les nouvelles enrichies n’avaient pas manqué de les adopter. Parmi elles, il s’en trouvait beaucoup dont les maris avaient fait fortune à la bourse ou dans les fournitures et les riz-pain-sel, et leurs femmes étaient l’objet de tous les quolibets auxquels ces dernières surtout donnaient un vaste champ par leurs manières et leurs façons de s’exprimer. Voici des vers qui peignent parfaitement ce temps où l’on disait toujours : « C’est incoyable, c’est impaable. » Ils sont intitulés le monde incroyable. J’en donne les fragments tels que je me les rappelle, mais il y manque plusieurs vers :

Le monde incroyable.


Liberté, voilà ma devise ;
Tous les costumes sont décents.
Pourquoi porterions-nous des gants ?
Ces dames sont bien sans chemise.
Dans le pays des Esquimaux
On a sous le bras sa culotte
Comme nous avons nos chapeaux ;
Il se peut faire qu’on y vienne !
À propos de culotte, eh ! mais,
Il n’est est pas sûr que désormais
Chacun de nous garde la sienne.
Aux moyens de vivre exigus
Qui restent à maint pauvre diable
Dont on sabra les revenus[1],
Il me paraît presque incroyable
Qu’ils soient encore un peu vêtus.

. . . . . . . . . . . . . . .

Arrière ces faits désastreux

Que retracera notre histoire,
Ces noms horriblement fameux
Et qui souilleront notre gloire
Jusques à nos derniers neveux.
J’aime bien mieux pour ma santé
M’amuser de nos ridicules
Qui pour avoir plus de gaîté
Pourront chez la postérité
Trouver encor des incrédules,
Quelle est cette grecque aux gros bras ?
L’art qui nuance sa parure
Distingue fort peu sa figure
Et ses très rustiques appas.
Elle singe la financière,

Mais un invincible embarras
Trahit sa contenance altière
Et la décèle à chaque pas.
À table hier elle feignait
De ne pas voir monsieur son frère
Dans le laquais qui la servait :
Feu son époux très misérable
À la bourse très lestement
S’enrichit incroyablement
Avec un honneur incroyable.
Plaisant séjour que ce Paris !
Je suis badaud, moi, tout m’étonne,
Et sur tout ce qui m’environne
Je porte des yeux ébahis.
Et plus je vois, plus je soupçonne
Qu’il est des vertus, des talents
Et des mérites éminents
Dont ne s’était douté personne.
Nos plans pour réformer l’État
Sont d’une incroyable évidence,
Et quelques membres du sénat
D’une incroyable intelligence.
On ne rencontre qu’orateurs
D’une faconde inconcevable.
Que jouvenceaux littérateurs
D’une modestie incroyable.
À voir nos bals, nos bigarrures,
Nos cent mille caricatures,
Le scandale ne nos gaîtés
La moralité de nos drames
Puis le trafic de nos beautés,
Et le sel de nos épigrammes,

. . . . . . . . . . . . . . .

À voir nos laquais financiers

Dans des wiskis inexcusables,
La cuisine de nos rentiers
Qu’on paie en billets impayables,

Et nous, au sein de tout cela,
Faisant les beaux, les agréables,
Sur le cratère de l’Etna,
Sans boussole et sans almanach,
Dansant gaîment sur le tillac,
Quand des forbans coupent les câbles
De notre nef en désarroi,
Prête d’aller à tous les diables.
À voir enfin ce que je vois,
Mes chers concitoyens, ma foi !
Nous sommes tous bien incroyables !

Les tuniques de ces dames étaient en effet tellement claires, que l’on ne pouvait pas leur dire, comme Pygmalion à Galathée :

« Ce vêtement couvre trop le nud, il faut l’échancrer davantage. »

Elles étaient en mousseline légère ; on portait des bandeaux, des diadèmes, des bracelets à la Cléopâtre, des ceintures agrafées par une antique, les châles de cachemire drapés en manteau, ou des manteaux de drap brodés en or et jetés sur l’épaule, des sandales avec des plaques de diamants ; telle était la toilette des femmes riches et de bon goût ; mais celles qui étaient plus raisonnables suivaient cette mode de loin[2]. Une simple tunique avec des arabesques en laine de couleur, attachée par une cordelière pareille, fermée par une agrafe en or, les cheveux relevés à la grecque et retenus par un réseau, les écharpes jetées sur les épaules, telle était l’élégance de ces dames à ce beau Tivoli, nommé primitivement Jardin Boutin où l’on payait six francs d’entrée. Il n’y avait ni danses ni consommation ; mais une très bonne musique et un feu d’artifice qui se tirait à minuit.

La grande allée du milieu, plus éclairée que les autres, était bordée de chaises, où toutes les dames formaient un charmant coup-d’œil. Les autres se promenaient au milieu d’un foyer de lumière et d’une musique harmonieuse. Lorsque le feu d’artifice était tiré, on montait en voiture pour se faire conduire au Frascati de la rue de Richelieu, chez Carchi, où l’on prenait d’excellentes glaces dans un fort joli jardin ; on y prenait aussi des fluxions de poitrine dont on mourait fréquemment. Mais la mode exigeait que l’on eût les bras nus et que l’on fût très légèrement couverte. Les médecins ont prêché long-temps sans se faire écouter. L’expérience a fini cependant par être plus forte, et elle a convaincu. Il y eut à peu près dans ce temps-là aussi des fêtes charmantes à l’Elysée-Bourbon, mais elles coûtèrent si cher, que l’entrepreneur se ruina. Voici en quoi elles consistaient. C’était un carnaval de Venise ; on avait placé un théâtre immense sur la pelouse qui fait face au palais. Cette fête commençait par l’arrivée de l’empereur et de l’impératrice de la Chine, et leur nombreux cortège qui exécutait des danses chinoises. Venait ensuite la Folie suivie du Carnaval, et les quadrilles commençaient. Ils étaient formés par des Polichinelles, des dames Gigognes et leurs enfants, des Arlequins, Arlequines, Isabelles, Colombines, Gilles, Gillettes, des Cassandres, des Mézetins, des Pierrots, des Pierrette, des Crispins, des Matamores et autres costumes de caractère. Tout ce joyeux cortège exécutait des pantomimes fort amusantes et analogues à leur rôle. Ces pantomimes terminées, la Folie passait au milieu d’eux en agitant ses grelots ; alors s’allumaient de tous côtés des feux de Bengale, et une danse générale commençait sur une musique qui invitait à la gaieté. C’était un coup-d’œil ravissant, et véritablement le temple de la Folie. Par exemple, il y avait un inconvénient : c’est que, le théâtre n’étant pas couvert, on avait à craindre l’orage ou la pluie. À ces belles fêtes, qui réunissaient le monde le plus choisi, succéda le Hameau de Chantilly ; mais il tomba ainsi que Tivoli. D’autres jardins, dans les prix de deux francs, s’ouvrirent et furent fréquentés par une autre classe ; mais les entrepreneurs gagnèrent davantage et cela leur suffit. La modicité du prix fit qu’il se forma une multitude d’entreprises de ce genre, telles que le jardin Marbeuf, Paphos, Idalie, Mousseaux, mais elles firent toutes de mauvaises affaires.

On chantait au Vaudeville :

À Paphos on s’ennuie.
On s’ennuie à Mousseaux.
Le Jardin d’Idalie
Remplume ses oiseaux,


Dans la foule abusée
J’ai vu des curieux
Bâiller à l’Elysée
Comme des bienheureux.

Le beau monde ne fut plus qu’à Frascati et dans l’allée du boulevard qui est encore en vogue aujourd’hui, et que l’on nommait dans le temps l’allée de Coblentz.

Les concerts de la rue de Cléry se donnaient le matin ; ils eurent une grande vogue, ainsi que ceux du théâtre Feydeau, qui étaient publics. Les billets se payaient six francs à toutes places, encore fallait-il s’y prendre du matin pour en avoir de bonnes ; les trois rangs de loges étaient loués. La salle était resplendissante de lumière, et les toilettes des femmes de la plus grande élégance.

Lorsque le parterre, qui était composé d’hommes, s’ennuyait d’attendre, il examinait les dames, et les accueillait à leur entrée par un murmure flatteur ou improbateur.

C’était à l’époque la plus brillante de Garat ; ses succès étaient d’autant plus grands, qu’il avait failli être une des victimes de la terreur. Il avait été dénoncé et arrêté, mais grâce à son talent il s’était heureusement tiré de ce mauvais pas,

C’était à l’occasion de cette aventure qu’il avait composé sa romance du Troubadour en prison, qu’il chantait d’une manière charmante. On lui demandait toujours cette romance à la fin du concert.

Vous qui savez ce qu’on endure
loin de l’objet de son amour,
Oyez la piteuse aventure
D’un infortuné troubadour.
En butte à noire calomnie,
Bien qu’innocent, est arrêté ;
Il a perdu sa douce amie
Son talent et sa liberté.

Le troubadour, dans son enfance,
Douces chansons d’amour chantait,
Et quand ce vint l’adolescence,
L’amour à son tour il faisait ;
Fut toujours heureux dans sa vie,
Pourvu que sa belle il chantât ;
Las ! chanter, aimer son amie,
Ce ne sont là crimes d’État.

Quand il vit contre sa patrie
S’armer de méchants étrangers,
Le troubadour quitta sa mie
Pour chanter chansons aux guerriers.
Mais vieux troubadour, par envie,
Du juge a surpris l’équité,
Et la liberté fut ravie,
À qui chantait la liberté.

Garat se mettait de la manière la plus recherchée ; il exagérait les modes des dandys d’alors, prononçait les mots à moitié, disait : « ma paole d’honneur, c’est incoyable, » et portait un habit bleu barbot. Il était extrêmement laid, et semblait prendre plaisir à se rendre ridicule ; mais lorsqu’il chantait :

Laissez-vous toucher par mes pleurs,

on ne voyait plus qu’Orphée, et on l’écoutait toujours avec un nouveau plaisir.

Dans le temps qu’on ne pouvait sortir la nuit sans une carte de sûreté, Garat, ayant oublié la sienne, fut arrêté par une patrouille, qui le conduisit au corps-de-garde le plus voisin. Il pensa qu’il lui suffirait de se nommer pour être mis en liberté ; mais les gardes nationaux du poste, qui l’avaient fort bien reconnu, firent semblant, pour s’amuser, de douter qu’il fût véritablement Garat, comme il le disait ; il eut beau protester qu’il était bien lui, ils voulurent toujours avoir l’air de n’en rien croire. — Vous n’avez qu’un moyen de nous le prouver, lui dit l’officier de service.

— Et lequel ?

— Chantez-nous quelque chose, et nous verrons bientôt si vous êtes en effet Garat.

— Volontiers.

Et il leur chanta la Gasconne.

Un soir de cet automne,
De Bordeaux revenant.

On applaudit beaucoup.

— Ah ! c’est fort bien, dit l’officier ; mais ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il faudrait encore quelque chose pour nous convaincre tout à fait.

— Cela est vrai, répondirent les autres ; l’officier a raison.

Garat se prêta de fort bonne grâce à la plaisanterie. Pendant ce temps, on avait envoyé chercher du vin de Champagne, et il passa gaiement la nuit au corps-de-garde.

C’est Garat lui-même qui nous raconta le lendemain cette aventure nocturne.

On a parlé de tant de façons différentes des personnes de cette époque, que je n’en veux rien dire que d’après les rapports directs ou indirects que j’ai eus avec elles, et l’impression que j’ai pu en éprouver.

La musique a le privilège de réunir ceux qui aiment à la cultiver ; elle ouvre la porte des salons aux artistes, et les met en relation intime avec les dilettanti et les amateurs. J’étais accueillie avec une bienveillante amitié dans la maison de madame de P…, qui occupait tout le premier étage des bâtiments qu’on nommait alors les Écuries d’Orléans, rue Saint-Thomas-du-Louvre ; j’y logeais moi-même depuis le départ de mon mari pour l’armée. Je donnais des leçons de chants à mademoiselle de P…, et nous exécutions ensemble des duos, des nocturnes et des romances à deux voix, dans les soirées que donnait sa mère, qui recevait beaucoup de monde.

Je connaissais à peu près toutes les dames de la société d’alors. J’avais souvent entendu parler de madame de Récamier, mais je ne l’avais jamais vue que de loin ; c’était au temps du Directoire. Madame de P… avait projeté une soirée de musique et de danse ; deux Directeurs y étaient attendus, car on traitait ces messieurs avec beaucoup de cérémonie : c’étaient les souvenirs du moment. Cette soirée promettait donc d’être extrêmement brillante. Nous étions sur l’estrade de l’orchestre ; je m’étais établie dans un coin, à l’abri d’une contrebasse, afin de mieux observer les arrivants. J’aime à me trouver ainsi, seule au milieu du monde, lorsque chacun, occupé du mouvement d’une grande réunion, ne pense qu’à soi. À cette époque, la danse était une véritable frénésie ; elle faisait un des points principaux de l’éducation ; on s’en occupait comme à l’Opéra. Il y avait des réputations de salon, et chaque mère briguait cet honneur pour sa fille. On réglait les pas comme ceux d’un ballet ; on faisait des battements. On se réunissait le matin pour répéter, et le cœur palpitait de l’espoir d’être engagée par M.  de Trénis, célèbre danseur de salon. Il n’accordait cette faveur qu’avec un extrême discernement, et choisissait, après un mûr examen, les danseuses qui devaient faire partie de la contredanse dans laquelle il voulait bien avoir la condescendance de danser.

J’avais connu M.  de Trénis[3] à Bordeaux ; il était alors beaucoup plus accessible, car il ne prévoyait pas les grandes destinées qui l’attendaient ; cependant je dois dire que, malgré l’encens qui lui montait à la tête, il était toujours rempli de bienveillance pour moi. Il venait souvent me voir, et je savais quelles étaient ses danseuses de prédilection, car j’aimais à le faire causer : aussi m’amusais-je beaucoup de voir toutes ces demoiselles et ces jeunes dames flottant entre l’espérance et la crainte.

Ces prêtresses de la danse arrivaient en habit de bal, dont les jupons étaient bien courts, pour prêter un serment de fidélité (comme l’avait dit M.  de Talleyrand d’une jeune mariée) ; ces robes étaient lamées, garnies en fleurs ou en épis de diamants, en fruits d’émeraudes, de rubis : c’était tout un Olympe où Flore, Vénus, Hébé, Cérès, étaient réunies : il y avait bien quelques Cybèles, mais elles se cachaient sous des pampres et des grappes de grenats.

J’examinais cette profusion de dorures, dont l’éclat mêlé à celui des bougies éblouissait et fatiguait les yeux, lorsque je vis entrer une femme qui semblait, au milieu de cet Olympe, une émanation aérienne, une véritable sylphide. On portait alors des tuniques à la grecque ; la sienne, qui rasait la terre, était de mousseline de l’Inde, et garnie par le bas d’une petite frange légère en coton, que l’on nommait muguet, et qui formait comme une guirlande autour de sa robe ; des manches courtes laissaient apercevoir son beau bras. Sa tunique était attachée sur ses épaules par des antiques, et un simple rang de perles fines entourait son cou de cygne ; elle était coiffée de ses cheveux d’un noir de jais : c’étaient là ses seuls ornements. Sa démarche noble, son sourire gracieux, cette délicieuse simplicité de si bon goût, au milieu de cette profusion de fleurs, de dorures, de pierreries, la séparait tellement des autres femmes, que, du moment qu’on l’avait regardée, on ne voyait plus qu’elle. Il n’était pas besoin de la nommer ; on la devinait à la première vue : c’est ce que je dis à mademoiselle de P., qui accourait vers moi pour me la montrer. Madame de Récamier resta peu de temps ; mais son apparition s’est tellement gravée dans ma mémoire, que j’aurais pu la peindre de souvenir.

Cette soirée fut brillante ; quelques amateurs chantèrent avec un véritable talent. Mademoiselle de P. exécuta avec moi quelques morceaux et la romance qui a été si long-temps en vogue :

S’il est vrai que d’être deux[4]

Bouffé fit entendre de vieilles paroles sur lesquelles il avait fait une nouvelle musique, et Garat chanta :

Ô ma tendre musette,

dont il s’était bien gardé de gâter la simplicité, et qu’il avait rajeunie d’une manière ravissante, tant il est vrai que ce qui est bien exécuté acquiert un nouveau prix.

Mademoiselle de P. avait une charmante voix. Cette aimable personne, qui n’a pas changé la lettre initiale de son nom en se mariant avec M.  de Portalis, dont j’ai beaucoup connu le père, cette aimable personne, dis-je, est morte quelque temps après mon retour des pays étrangers, de même que madame la princesse de Broglie (mademoiselle de Staël), si bonne et si charmante, que j’avais vue souvent chez madame de Staël, sa mère, à Clichy-la-Garenne. Ce sont deux pertes douloureuses pour ceux qui ont eu le bonheur de les connaître, et je me suis souvent félicitée, depuis mon retour, de n’avoir point cédé au désir de les revoir : les regrets sont plus vifs, lorsqu’on se rapproche des personnes que l’on a connues et aimées dans leur jeunesse.

  1. C’était au moment de la réduction des rentes.
  2. On a mal imité ce costume au théâtre du Vaudeville, dans la pièce de Pierre-le-Rouge. Ces péplums à pointe ne se sont guère vus qu’au bal, encore n’étaient-ils pas de bon goût pour les femmes élégantes ; mais il est à remarquer que, lorsqu’on a voulu prendre les costumes de ce temps-là, ce sont toujours ceux des hommes et des femmes ridicules qu’on a adoptés.
  3. Madame la duchesse d’Abrantès a fait de lui un portrait très fidèle.
  4. Romance de Boïeldieu.