Souvenirs d’une actrice/Tome 2/08

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Dumont, éditeur (Tome 2p. 133-145).


VIII

Les proscriptions. — La momie. — M. Pallier, membre du conseil des Cinq-Cents. — Fouché et un proscrit. — Le journal en vaudevilles. — La machine infernale. — Le procès de Moreau. — Pichegru. — Georges Cadoudal .— Sa ressemblance avec Michot. — Anecdotes. — Mort de Julie Talma.


Le temps qui succéda à cette époque ne fut plus pour moi, comme pour beaucoup de femmes d’alors, qu’un besoin de ressaisir la vie. Notre première jeunesse s’était écoulée au milieu des craintes et des alarmes. À peine avions-nous entrevu le monde en 1788, qu’une scène nouvelle s’était offerte à nous et avait amené tous les malheurs qui en furent la suite.

Cet état violent eût voulu du repos comme après une longue maladie ; mais, semblables aux convalescents qui abusent de la santé lorsqu’elle leur revient, on se livrait avec fureur au tourbillon du monde qui vous entraînait ; ou usait du temps, comme s’il eût dû nous échapper encore. Les modes les plus extravagantes, les bals, les fêtes champêtres, mettaient la vie dans un danger d’une autre espèce. L’excès du plaisir est souvent plus dangereux que l’excès de la douleur : il faut du courage pour supporter l’un ; l’autre est un abandon sans calcul qui nous subjugue. Ces modes, ces fêtes, contribuèrent à tuer plus d’une jeune folle. Ce genre de mort était plus gai ; mais il n’était pas moins prompt, et les résultats étaient les mômes pour ceux qui les regrettaient.

Tout ce qui se passa pendant ce temps rentre dans le cours ordinaire des choses. Nous avions cependant encore de loin en loin quelques-uns de ces événements remarquables qui suivent les orages des révolutions, lorsque les gouvernements ne sont pas encore bien affermis sur leurs bases, et que les partis ne sont pas calmés. Mais ces orages passaient au-dessus de nos têtes sans atteindre la multitude, et ne tombaient que sur des personnages placés au haut de l’échelle sociale, il n’était guère dans la nature des femmes de s’occuper de ces événements, à moins qu’ils ne touchassent leur famille ou leurs amis.

Ne me mêlant guère de la politique, je ne dirai pas grand chose du 18 fructidor. Comme nous sortions à peine d’une révolution, on s’effrayait de tout ce qui pouvait y ramener. C’étaient des proscriptions d’un autre genre, qui atteignaient des personnes auxquelles on s’intéressait, ou tombaient sur des hommes d’un nom marquant ; il n’en fallait pas davantage pour alarmer ceux qui n’en voyaient que les résultats, sans en connaître positivement les causes. Plusieurs des proscrits qui eurent le temps de se cacher échappèrent à la déportation. M. Millin, chez qui j’allais fréquemment, avait recueilli dans sa maison un député proscrit, de ses amis, nommé Pallier ; nous passions nos soirées à jouer ou à causer, et lorsqu’on entendait sonner, on faisait entrer M. Pallier dans une boite à momie, qui était dans un coin de la bibliothèque ; alors il me faisait une peur horrible, car il avait véritablement l’air de la momie dont il tenait la place.

Ce pauvre M. Pallier était bien l’être le plus inoffensif, et je ne sais vraiment ce qui lui avait valu les honneurs de la proscription. Plusieurs journalistes furent arrêtés ; d’autres prirent la fuite et furent jugés par contumace. J’en connaissais un qui n’avait pas quitté Paris et qui n’avait pris d’autres précautions que de changer ses cheveux noirs contre une perruque blonde. Comme il avait la peau très brune, cela lui changeait entièrement la figure. C’était une espèce d’original qui, lorsqu’il passait la nuit devant une sentinelle qui lui criait : « Qui vive ! » répondait : « Contumace ! » Il se mettait, à l’Opéra-Comique, à côté de la loge de Fouché, alors ministre de la police, et, malgré cette imprudence, il n’a jamais été inquiété : la fortune couronne l’audace.

Un jour cependant, ennuyé d’être obligé de se cacher, il va chez Fouché, et demande à lui parler en particulier.

— Je suis un tel, lui dit-il ; cette existence d’oiseau de nuit m’est insupportable et me fatigue ; faites-moi arrêter ou rendez-moi ma liberté.

— Monsieur, lui dit le ministre furieux, voyez dans quelle position vous me mettez ; vous vous livrez à moi. Sortez, monsieur, sortez !

— Où voulez-vous que j’aille ?

— Eh ! allez au diable, mais sortez de chez moi, continua-t-il impatienté.

Il retourna chez lui et y demeura fort tranquille, sans que personne s’en inquiétât.

Mon mari l’aimait beaucoup, parce qu’il avait de l’esprit, qu’il était fort amusant et d’un courage à toute épreuve. Il venait souvent dîner avec nous dans le temps même de sa proscription. Tout à coup nous cessâmes de le voir. Nous savions qu’il ne pouvait être arrêté, car on n’aurait pas manqué de le dire. J’engageai mon mari à s’enquérir de lui et à savoir s’il n’était pas malade. Ce même jour il le rencontra dans la rue.

— Pourquoi donc, lui dit Fusil, ne vous voit-on plus ?

— Ma foi, mon cher, je suis amoureux de votre femme ; elle ne veut pas de moi. Que voulez-vous que j’aille faire chez vous ?

Après les journées de St-Cloud, il fit un journal en vaudevilles qu’il annonçait par ce couplet ;

Sitôt qu’on verra paraître
Le premier de Floréal,
Vous verrez aussi renaître
Les feuilles de ce journal.


Le 18 brumaire vint ensuite changer la forme d’un gouvernement qu’on estimait peu, et nous donna pour chef l’homme dont on admirait les exploits et le génie.

Nous ne vîmes, nous autres femmes un peu frivoles, que le côté le plus gai des choses. Les applications que l’on fait au théâtre montrent l’esprit public. Nous aimions mieux le chercher là qu’ailleurs.

Je me rappelle par exemple que, le lendemain du 18 brumaire, ou donnait l’opéra des Prétendus, de Lemoine, et que les paroles du quatuor furent saisies pour en faire une application qui se trouvait placée d’une manière assez comique.

Lorsque les amans commencèrent à dire :

Victoire ! victoire éclatante !


on applaudit.

C’est notre retraite qu’on chante,


répondent les vieux prétendus. Les applaudissements redoublèrent, surtout lorsqu’ils ajoutèrent :

Mais attendez du moins que nous soyons partis.

Quant à la machine infernale,

Cette invention d’enfer
Avait un cercle de fer.


comme le disait la complainte du 3 nivôse. Cet horrible événement inspira un sentiment d’effroi unanime. Chacun voulait le lendemain avoir couru les plus grands dangers en passant au moment même de l’explosion dans la rue St-Nicaise. Je ne me vanterai point de mon courage dans cette circonstance. J’étais fort paisible chez moi, ne me doutant de rien. Assez de malheurs réels arrivèrent sans y joindre des récits imaginaires.

Bientôt après, le public eut à s’occuper d’autre chose. On peut se faire une idée de la sensation que produisit le procès du général Moreau en 1804 ; je crois qu’il eût été dangereux de le condamner à mort. Il y avait une grande fermentation dans Paris ; les avenues du palais étaient encombrées par la foule ; et cette foule, parmi laquelle on voyait des gens distingués, des militaires de tous grades, resta toute la nuit à attendre les résultats du jugement. On se passait de bouche en bouche les nouvelles qui arrivaient de l’intérieur du palais, et elles parvenaient ainsi comme l’éclair jusqu’au point le plus éloigné. Cela rappelait le jour de la mort de Mirabeau.

Lorsqu’enfin l’on apprit que Moreau n’était condamné qu’à l’exil, on respira plus librement ; car il est à remarquer que, dans les jugements auxquels on s’intéresse aussi vivement, ce n’est que la mort qu’on appréhende ; tout le zèle se calme dès que la vie est assurée, et cependant il est des jugements qui sont plus cruels que la mort, car ils flétrissent ou brisent l’existence : celui-là était du nombre. Quant à Pichegru, il fut livré par un misérable dans lequel il avait mis sa confiance ; il a dû changer de nom, car on n’en a jamais entendu parler depuis ; il n’aurait pu reparaître sans inspirer l’horreur qu’on éprouve pour un dénonciateur.

On sait quelle fut la fin de Pichegru : on le trouva étranglé dans sa prison. Plusieurs versions ont été faites à ce sujet. Quant à Georges Cadoudal, on ne parlait que de la manière adroite dont il s’était soustrait aux recherches pendant si long-temps, des différents travestissements qu’il avait employés ; de ses réponses au tribunal, qui étaient parfois si comiques ; de l’indignation qu’il témoignait au nom d’assassin.

« Je suis un conspirateur, disait-il, mais non un vil assassin. J’ai pu maintes et maintes fois tuer votre empereur ; je voulais le combattre et non le frapper en lâche. »

Et il rappelait les diverses circonstances où il s’était rencontré près de Napoléon, sous quel déguisement il était alors, tantôt en feutier, tantôt portant quelques charges sur les épaules ; il ne compromettait personne, ne disait jamais un mot qu’on pût interpréter contre quelqu’un.

Il fut très comique le jour où l’on vint déclarer au tribunal que Pichegru s’était étranglé dans sa prison ; l’interrogatoire et l’audience terminés, il allait être reconduit par les gardes, lorsqu’il revint sur ses pas et dit au président :

« Je vous préviens, messieurs, que, si l’on me trouve étranglé, ce ne sera pas moi qui aurai pris cette peine. »

Les femmes aiment à trouver dans un homme un grand caractère, et lorsqu’un accusé se défend aussi noblement que le fit Georges, il ne peut manquer de les intéresser. Aussi espérions-nous, connaissant la générosité de l’empereur, qu’il lui accorderait sa grâce. Cet accusé avait souvent répété, lorsqu’on lui en donnait l’espoir :

« Je ne la demanderai pas, je ne ferai aucune démarche pour racheter ma vie, mais si votre empereur me l’accorde, je le dis du fond du cœur, je n’entreprendrai jamais rien ni ne tremperai dans aucun complot contre la sienne. »

Il y avait une ressemblance extraordinaire entre lui et Michot. Elle était telle que, lorsqu’on cherchait Georges, Michot fut arrêté et conduit, par une patrouille, au corps-de-garde, où il fut bientôt reconnu et mis en liberté.

Le commencement de ce siècle fut fatal à cette excellente madame Talma ; elle perdit un de ses fils. Je n’essaierai pas de peindre sa douleur : il est des malheurs qui renouvellent des souvenirs trop cruels. Mademoiselle Contat, dont elle était restée l’amie, l’emmena à sa campagne d’Ivry. Elle y demeura assez long-temps, et elle commençait à reprendre quelque calme, lorsque son second fils tomba malade. La frayeur de cette tendre mère fut extrême ; elle tremblait de le perdre comme le premier, d’autant plus qu’on le croyait attaqué de la poitrine. Julie l’emmena en Suisse, espérant que le climat le rétablirait. Ce fut là que ce fils mourut et qu’elle gagna sa maladie. C’était sans doute son plus cher désir ; car, sans cesse penchée sur lui, respirant son haleine, elle ne pouvait manquer d’y puiser la mort.

De retour à Paris, sa douleur s’était changée en une espèce d’anéantissement. Lorsqu’on cherchait à la distraire de cette continuelle rêverie :

— Je pense à Félix, disait-elle.

Une autre fois :

— Je pense à Alexis.

— Mais vous vous tuez !

— Non, cela me fait plaisir.

Elle avait une si intime conviction qu’elle devait bientôt rejoindre ses enfans, qu’elle ne les regrettait plus. Talma la voyait aussi souvent que ses occupations le lui permettaient. Un jour qu’elle paraissait plus tranquille, elle lui dit :

— Voulez-vous venir dîner avec moi jeudi prochain, cela me fera grand plaisir ?

— Jeudi, je ne le peux, mais lundi pour sûr.

— Eh bien ! lundi.

Ils se quittèrent avec une sorte d’émotion, et malgré sa faiblesse, elle l’accompagna aussi loin qu’elle le put voir. Il retourna plusieurs fois la tête et lui fit un dernier adieu de la main. Fidèle à sa promesse, il revint le lundi ; mais quels furent son effroi et sa stupeur en trouvant le cercueil de cette pauvre femme sous la porte cochère. Il fut tellement frappé de cette mort si prompte, qu’il tomba dans une espèce de spleen. Il ne pouvait se dissimuler qu’il était la première cause de sa mort.

Elle mourut en 1805. Je n’étais pas à Paris. J’en éprouvai bien du regret, car c’était une amie comme on n’en rencontre pas deux fois dans le cours d’une longue vie.