Souvenirs de quarante ans/14

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XII


« Nous étions depuis près de quinze jours dans ce triste séjour, lorsqu’une nuit, vers une heure du matin, étant toutes trois couchées et endormies comme on dort dans une telle prison, de ce sommeil qui laisse encore place à l’inquiétude, nous entendîmes tirer les verrous de notre porte ; elle s’ouvrit ; un homme parut et dit :

« Mademoiselle de Tourzel, levez-vous promptement et suivez-moi… »

« Je tremblais, je ne répondais ni ne remuais…

« Que voulez-vous faire de ma fille ? » dit ma mère à cet homme.

« ─ Que vous importe ? » répondit-il d’une manière qui me parut bien dure ; « il faut qu’elle se lève et qu’elle me suive.

« ─ Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et suivez-le ; il n’y a rien à faire ici que d’obéir. »

« Je me levai lentement, et cet homme restait toujours dans la chambre.

« Dépêchez-vous », dit-il deux ou trois fois.

« ─ Dépêchez-vous, Pauline », me dit aussi ma mère.

« J’étais habillée, mais je n’avais pas changé de place ; j’allai alors à son lit, je pris sa main pour la baiser ; mais cet homme s’approcha, me prit par le bras et m’entraîna malgré moi.

« Adieu Pauline, Dieu vous bénisse et vous protège ! » cria ma mère…

« Je ne pouvais lui répondre… deux grosses portes étaient déjà entre elle et moi, et cet homme m’entraînait toujours.

« Comme nous descendions l’escalier, il entendit du bruit… D’un air fort inquiet il me fit remonter quelques marches et me poussa précipitamment dans un petit cachot, ferma la porte, prit la clef et disparut.

« Dans ce cachot brûlait un reste de chandelle… En peu d’instants cette chandelle prit fin… Je ne peux vous exprimer ce que je ressentais, ni les réflexions sinistres que m’inspirait cette lueur tantôt forte, tantôt mourante… Elle me représentait une agonie et me disposait à faire le sacrifice de ma vie mieux que n’auraient pu faire les discours les plus touchants… Elle s’éteignit entièrement… je restai alors dans une profonde obscurité…

« Enfin j’entendis ouvrir doucement la porte ; on m’appela à voix basse, et, à la lueur d’une petite lanterne qu’il portait, je reconnus l’homme qui m’avait enfermée pour être celui qui, dans la chambre du concierge, lors de mon entrée à la Force, avait voulu me donner des conseils.

« Il me fit descendre à petit bruit ; au bas de l’escalier il me fit entrer dans une chambre, et, me montrant un paquet, il me dit de m’habiller avec ce que je trouverais dedans. Il sortit, ferma la porte ; et je restai immobile, sans agir, sans presque penser.

« Je ne sais combien de temps je restai dans cet état. J’en fus tirée par le bruit de la porte qui se rouvrit, et le même homme parut.

« Quoi ! vous n’êtes point encore habillée ! me dit-il d’un air inquiet… il y va de votre vie si vous ne sortez promptement d’ici ! »

« J’ouvris alors le paquet : il contenait des habits de paysanne ; ils me parurent assez larges pour aller sur les miens, je les eus passés dans un instant.

« Cet homme me prit par le bras, me fit sortir de la chambre ; je me laissai entraîner sans faire aucune question, presque même aucune réflexion ; je voyais à peine ce qui se passait autour de moi.

« Lorsque nous fûmes sortis de la prison par la porte donnant sur la rue du Roi-de-Sicile, j’aperçus à la clarté du plus beau clair de lune une prodigieuse multitude de peuple, et j’en fus entourée dans le moment.

« Tous ces hommes avaient l’air féroce ; ils avaient le sabre nu à la main, ils semblaient attendre quelque victime pour la sacrifier !… « Voici un prisonnier que l’on sauve ! » crièrent-ils tous à la fois en me menaçant de leurs sabres…

« L’homme qui me conduisait faisait l’impossible pour les écarter de moi et pour se faire entendre.

« Je vis alors qu’il portait la marque qui distinguait les membres de la Commune de Paris : cette marque lui donnait le droit de se faire écouter : on le laissa parler.

« Il dit que je n’étais pas prisonnière, qu’une circonstance particulière m’avait amenée à la Force, qu’il m’en venait tirer par ordre supérieur, les innocents ne devant pas périr avec les coupables… Cette phrase me fit frémir… ma mère était restée enfermée !… Abîmée dans cette affreuse pensée, je n’entendis plus rien. Cependant ses paroles firent effet sur la multitude, et l’on allait enfin me laisser passer, lorsqu’un soldat en uniforme de la garde nationale cria au peuple qu’on le trompait, que j’étais mademoiselle Pauline de Tourzel, qu’il me connaissait fort bien pour m’avoir vue aux Tuileries chez M. le Dauphin lorsqu’il y était de garde, et que mon sort ne devait pas être différent de celui des autres prisonniers.

« La fureur redoubla alors tellement contre moi et contre mon protecteur, que je crus bien certainement que le seul service qu’il me rendrait serait de me conduire à la mort au lieu de me la laisser attendre.

« Enfin, ou son adresse, ou son éloquence, ou mon bonheur, me tira encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres de poursuivre notre chemin.

« Nous pouvions cependant rencontrer bien d’autres obstacles ; nous avions à traverser des rues dans lesquelles nous devions trouver beaucoup de peuple ; j’étais bien connue et je pouvais encore être arrêtée. Cette crainte détermina mon libérateur, car je commençais à voir que c’était le rôle que voulait remplir envers moi cet homme qui m’avait inspiré tant d’effroi et de terreur, cette crainte le détermina à me laisser dans une petite cour fort sombre qui n’avait pas d’issue, et il alla voir ce qui se passait aux environs. Il revint au bout d’une demi-heure : il me dit qu’il croyait prudent que je changeasse de costume ; il m’apportait un habit d’homme, un pantalon, une redingote, dont il voulait que je me vêtisse.

« Ce déguisement, qu’il pensait nécessaire, je le refusai avec obstination : j’avais horreur de périr sous des habits qui ne devaient pas être les miens… Je lui fis remarquer qu’il n’avait apporté ni chapeau, ni souliers : le déguisement devenait impossible ; je restai comme j’étais.

« Pour sortir d’où nous étions, il fallait repasser presque aux portes de la prison où étaient les assassins, ou traverser une église (le Petit-Saint-Antoine) dans laquelle se tenait l’assemblée de ceux qui donnaient l’impulsion aux massacres. L’un et l’autre chemin étaient également dangereux.

« Nous choisîmes celui de l’église ; et je fus obligée de la traverser par un bas-côté, me traînant presque à terre, afin de n’être point aperçue de ceux qui formaient l’assemblée. Mon conducteur me fit entrer dans une petite chapelle latérale, et, me plaçant derrière les débris d’un autel renversé, me recommanda bien de ne pas remuer, quelque bruit que j’entendisse, et d’attendre son retour, qui serait le plus prompt qu’il pourrait…

« Je m’assis sur mes talons… Entendant beaucoup de bruit, des cris même, je ne bougeai pas, bien résolue à attendre là mon sort et remettant ma vie entre les mains de la Providence, à laquelle je m’abandonnai avec confiance, résignée à recevoir la mort si telle était sa volonté.

« Je fus très-longtemps dans cette chapelle ; enfin, je vis arriver mon guide, et nous sortîmes de l’église avec les mêmes précautions que nous avions prises pour y entrer.

« Très-peu loin de là, mon libérateur s’arrêta à une maison qu’il me dit être la sienne : nous montâmes dans une chambre au premier, et, m’y ayant enfermée, il me quitta sur-le-champ ; il était environ neuf heures du matin.

« J’eus un moment de joie en me trouvant seule ; mais je n’en jouis pas longtemps : le souvenir des périls que j’avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels ma mère était livrée, et je restai tout entière à mes craintes. Je m’y abandonnais depuis plus d’une heure lorsque M. Hardy, car il est temps que je vous nomme celui à qui nous devons la vie[1], revint et me parut plus effrayé que je ne l’avais vu encore.

« Vous êtes connue, me dit-il ; on sait que je vous ai sauvée, on veut vous ravoir ; on croit que vous êtes ici, on peut vous y venir prendre ; il en faut sortir tout de suite, mais non pas avec moi : ce serait vous remettre dans un danger certain. Prenez ceci, me dit-il en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet noir ; écoutez bien tout ce que je vais vous dire ; surtout n’en oubliez pas la moindre chose.

« En sortant de la porte cochère, vous tournerez à droite, puis vous prendrez la première rue à gauche ; elle vous conduira sur une petite place dans laquelle donnent trois rues ; vous prendrez celle du milieu, puis, auprès d’une fontaine, vous trouverez un passage qui vous conduira dans une grande rue ; vous y trouverez un fiacre près d’une allée ; cachez-vous dans cette allée, et vous n’y serez pas longtemps sans me voir paraître ; partez vite, et surtout, dit-il après me l’avoir encore répété, tâchez de n’oublier rien de tout ce que je viens de vous dire, car je ne saurais comment vous retrouver, et alors que pourriez-vous devenir ? »

« Je vis la crainte qu’il avait que je ne me souvinsse pas bien de tous les renseignements qu’il m’avait donnés ; cette crainte, en augmentant celle que j’avais moi-même, me troubla tellement, que, en sortant de la maison, je savais à peine si je devais tourner à droite ou à gauche ; comme il vit de la fenêtre que j’hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout ce qu’il m’avait dit.

« Mes deux habillements, l’un sur l’autre, me donnaient une figure étrange : mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte ; il me semblait que tout le monde me regardait avec étonnement.

« J’eus bien de la peine à arriver jusqu’à l’endroit où je devais trouver le fiacre ; les jambes commençaient à me manquer.

« Mais enfin je l’aperçus et je ne puis dire la joie que j’en ressentis ; je me crus pour lors absolument sauvée.

« Je me retirai dans l’allée, qui était fort sombre, en attendant que M. Hardy parût. Plus d’une heure s’était écoulée, et il ne venait pas… Alors mes craintes recommencèrent. Si je restais plus longtemps dans cette allée, je craignais de paraître suspecte aux gens du voisinage… mais comment en sortir ?… Je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me trouvais : si je faisais la moindre question, je pouvais me mettre dans un grand danger…

« Enfin, comme je méditais tristement sur le parti que je devais prendre, je vis venir M. Hardy ; il était avec un autre homme.

« Ils me firent monter dans le fiacre et y montèrent avec moi ; le nouveau venu se plaça sur le devant de la voiture et me demanda si je le reconnaissais.

« Parfaitement, lui dis-je ; vous êtes monsieur Billaud-Varenne ; c’est vous qui m’avez interrogée à l’Hôtel de Ville. ─ Il est vrai, dit-il ; je vais vous conduire chez Danton afin de prendre ses ordres à votre sujet. »

« Arrivés à la porte de Danton, ces messieurs descendirent de voiture, montèrent chez lui et revinrent peu après, me disant : « Vous voilà sauvée !… Nous en avions assez… nous sommes bien aises que cela soit fini.

« Il ne nous reste plus maintenant, me dirent-ils, qu’à vous conduire dans un endroit où vous ne puissiez pas être connue ; autrement vous seriez encore en danger. »

« Je demandai à être menée chez la marquise de Lède, une de mes parentes : elle était très-âgée, et je pensais que son grand âge éloignerait d’elle les soupçons.

« Billaud-Varenne s’y opposa, à cause du nombre de ses domestiques, dont plusieurs, peut-être, ne garderaient pas le secret de mon arrivée dans la maison. Il me demanda d’indiquer une maison habitée par une personne dont l’obscurité serait une sauvegarde pour moi.

« Je me souvins alors de la bonne Babet, notre fille de garde-robe ; je pensai que je ne pouvais être mieux que dans une maison pauvre et dans un quartier retiré.

« Billaud-Varenne, car c’était toujours lui qui entrait dans ce détail, me demanda le nom de la rue pour l’indiquer au cocher.

« Je nommai… la rue du Sépulcre.

« Ce nom, dans un moment comme celui où nous étions, lui fit une grande impression ; et je vis sur son visage le sentiment d’horreur que lui inspirait le rapprochement de ce nom de mauvais augure avec les événements qui se passaient. Il dit un mot tout bas à M. Hardy, lui recommanda de me conduire là où je demandais à aller, et disparut.

« Pendant le chemin je parlai de ma mère, je demandai si elle était encore en prison : je voulais aller la rejoindre si elle y était encore ; je voulais aller moi-même plaider son innocence… il me paraissait affreux que ma mère fût exposée à la mort à laquelle on venait de m’arracher… Moi sauvée… ma mère condamnée à périr… cette idée me mettait hors de moi.

« M. Hardy chercha à me calmer ; il me dit que j’avais pu voir que depuis le moment où il m’avait séparée d’elle il n’avait été occupé que du soin de me sauver ; qu’il y avait malheureusement employé beaucoup de temps, mais qu’il espérait qu’il lui en resterait encore assez pour sauver ma mère ; que ma présence ne pourrait que nuire à ses desseins ; qu’il allait sur-le-champ retourner à la prison et qu’il ne regarderait sa mission comme finie que lorsqu’il nous aurait réunies ; qu’il me demandait du calme ; qu’il avait tout espoir… Il me laissa remplie de reconnaissance pour le danger où il s’était mis à cause de moi, et avec l’espérance qu’il sauverait ma mère de tous les périls que je craignais pour elle.

« Adieu, ma chère Joséphine ; je suis si fatiguée, que je ne puis plus écrire. D’ailleurs, ma mère dit qu’elle veut vous raconter elle-même ce qui la regarde : elle vous écrira demain. »

Cette lettre, un peu longue, ne parle que de moi, mes amis ; mais j’écrivais à ma sœur : le plus grand intérêt pour elle était ce qui regardait ma mère et moi dans ces journées désastreuses. Je pourrai vous donner quelques autres détails sur mon séjour au Temple, mais auparavant il faudra que vous lisiez la lettre de ma mère à ma sœur, elle complète l’histoire de notre captivité à la Force, de ses dangers et de sa miraculeuse délivrance.

  1. Mademoiselle de Tourzel, anticipant sur son récit, veut parler de la vie de sa mère et de la sienne.
    (Note de l’Éditeur.)