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Souvenirs de quarante ans/15

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XIII


« Pauline vous a raconté les tristes épreuves par lesquelles elle a passé ; mais ce qu’elle a négligé de vous dire, c’est la manière dont elle les a soutenues. Elle a bien prouvé que la patience et le courage ne sont incompatibles ni avec l’excessive jeunesse ni avec l’extrême douceur : elle n’a pas montré, m’a dit M. Hardy, un moment de faiblesse dans ses dangers, et je ne lui ai point vu un instant d’humeur pendant notre prison. Elle a bien adouci mes peines, mais, en même temps, elle a bien augmenté mes inquiétudes. L’idée que je lui faisais partager des périls à l’abri desquels son âge devait naturellement la mettre me tourmentait sans cesse et m’empêchait de jouir du bonheur de l’avoir près de moi.

« Elle vous a dit comme elle me fut enlevée une nuit par un inconnu qui entra dans la chambre où nous étions enfermées. Cette séparation me mit au désespoir et comme hors de moi ; mais je plaçai ma confiance en la bonté du ciel, qui protège l’innocence. Un secret pressentiment me disait qu’il veillerait sur elle et qu’il ne l’éloignait de moi que pour la conserver. C’est ainsi que je me consolai de perdre ses soins si doux pour moi. Je ne souffris beaucoup que dans cet instant où, après qu’elle fut sortie de la chambre, j’entendis refermer les verrous de notre porte, sans pouvoir la suivre de l’oreille ou des yeux, sans avoir aucun moyen de découvrir si on l’emmenait hors de la prison.

« Vous jugez bien que je ne dormis pas le reste de la nuit : mes inquiétudes prenaient bien souvent le dessus sur ma confiance ; j’attendis avec bien de l’impatience que l’on entrât dans notre chambre à l’heure où l’on apportait notre déjeuner.

« Lorsque l’on vint, nous apprîmes que les passions fermentaient dans Paris depuis la veille au soir, qu’on appréhendait des massacres, que les prisons étaient menacées, et que plusieurs étaient déjà forcées.

« C’est alors que je ne doutai plus que ce fût pour sauver Pauline qu’on me l’avait enlevée, et il ne me resta plus que le regret de ne pas savoir dans quel lieu elle avait été menée. Je voyais clairement le sort qui était réservé à madame de Lamballe et à moi. Je ne vous dirai pas que je le voyais sans frayeur, mais au moins je supportais cette idée avec résignation. Il me sembla que, s’il y avait des moyens de me sauver des dangers que je prévoyais, je ne les traverserais que par une grande présence d’esprit, et je ne pensai plus à rien qu’à tâcher de la conserver.

« Ce n’était pas une chose facile, car l’extrême agitation de ma malheureuse compagne, les questions continuelles qu’elle m’adressait, ses conjectures effrayantes, me troublaient beaucoup.

« Je tâchai de la rassurer, de la calmer ; mais, voyant que je ne pouvais y réussir, je la priai de vouloir bien ne plus me parler. Nous ne faisions en effet qu’augmenter nos craintes en les échangeant. Je voulus essayer de lire : je pris un livre, puis un autre ; rien ne pouvait me distraire ; j’en essayai plusieurs, mais je ne pouvais fixer mon attention sur aucun.

« Je me souvins alors que j’avais remarqué mille fois qu’aucune occupation n’absorbait autant les idées que le travail des mains : je pris mon ouvrage. Je travaillai environ deux heures : au bout de ce temps, je me trouvai assez calme pour penser que, dans quelque situation que je me pusse trouver, j’aurais la tranquillité nécessaire pour ne rien dire ou ne rien faire qui fût capable de me nuire.

« Vers l’heure du dîner, on vint prendre ma compagne et moi ; on nous fit descendre dans une petite cour dans laquelle je trouvai plusieurs autres prisonniers et un grand nombre de gens mal mis qui avaient tous l’air féroce ; la plupart étaient ivres.

« Il n’y avait pas longtemps que j’étais dans cette cour lorsqu’il y entra un homme de beaucoup moins mauvaise mine que ceux qui étaient là ; sa figure paraissait sombre, mais non pas cruelle. Il fit deux ou trois fois le tour de la cour. Au dernier tour, il passa fort près de moi, et, sans tourner la tête de mon côté, il me dit : « Votre fille est sauvée... » Il continua son chemin et sortit de la cour.

« Heureusement l’étonnement, la joie, suspendirent un moment toutes mes facultés, sans quoi je n’aurais pu m’empêcher de parler à cet homme, et, peut-être, de tomber à ses pieds ; mais, lorsque je recouvrai mes forces, je ne le vis plus : ainsi je n’eus pas à contenir l’expression de la reconnaissance qui débordait de mon cœur.

« La certitude que Pauline était en sûreté me remplit d’un nouveau courage, et, me sentant sauvée dans une aussi chère partie de moi-même, il me sembla que je n’avais plus rien à craindre pour l’autre.

« Je commençai à faire quelques questions aux gens qui étaient auprès de moi : ils me répondirent, m’interrogèrent aussi à leur tour ; ils me demandèrent d’abord mon nom, que je leur appris : alors ils me dirent qu’ils me connaissaient bien, qu’ils avaient entendu parler de moi, que je n’avais pas une très-mauvaise réputation ; mais que j’avais accompagné le Roi lorsqu’il avait voulu fuir du royaume, que cette action était inexcusable, et qu’ils ne concevaient pas comment j’avais pu la faire.

« Je leur répondis que je n’en avais cependant pas le moindre remords, parce que je n’avais fait que mon devoir. Je leur demandai s’ils ne croyaient pas qu’on dût être fidèle à son serment ; ils répondirent tous unanimement qu’il fallait mourir plutôt que d’y manquer. « Eh bien, leur dis-je, j’ai pensé de même, voilà ce que vous blâmez : j’étais gouvernante de M. le Dauphin, j’avais juré entre les mains du Roi de ne jamais le quitter, et je l’ai suivi dans ce voyage comme je l’aurais suivi partout ailleurs, quoi qu’il me dût arriver.

« ─ Elle ne pouvait vraiment pas faire autrement, dirent-ils tous ; mais c’est bien malheureux, ajoutèrent quelques-uns, d’être attaché à des gens qui font de mauvaises actions. »

« Je parlai longtemps avec ces hommes ; ils me paraissaient frappés de tout ce qui était juste et raisonnable, et je ne pouvais m’empêcher de m’étonner que des gens qui ne semblaient pas avoir un mauvais naturel vinssent froidement commettre des crimes que l’intérêt et la vengeance auraient pu à peine expliquer.

« Pendant notre conversation, un de ces hommes aperçut un anneau que je portais à mon doigt et demanda ce qui était écrit autour : je le tirai, et le lui présentai ; mais un de ses compagnons, qui commençait, apparemment, à s’intéresser à moi, et qui craignait qu’on ne découvrît sur cet anneau quelque signe de royalisme, s’en saisit et me le rendit en me disant de lire moi-même ce qui était écrit, et que l’on me croirait ; alors je lus : « Domine salvum fac Regem et Reginam et Delphinum, cela veut dire en français, ajoutai-je : Dieu sauve le Roi, la Reine et le Dauphin. »

« Un mouvement d’indignation saisit tous ceux qui m’entouraient, et je manquai perdre la bienveillance qu’ils commençaient à me montrer.

« Jetez cet anneau à terre, crièrent-ils, foulez-le aux pieds !

« ─ C’est impossible, leur dis-je, tout ce que je puis faire, c’est de l’ôter de mon doigt et de le mettre dans ma poche, si vous êtes fâchés de le voir : je suis attachée au Roi parce qu’il est bon et que je connais particulièrement sa bonté ; je suis attachée à M. le Dauphin parce que, depuis plusieurs années, je prends soin de lui, et je l’aime comme mon enfant ; je porte dans mon cœur le vœu qui est exprimé sur cet anneau ; je ne puis le démentir en faisant ce que vous me proposez : vous me mépriseriez, j’en suis sûre, si j’y consentais, et je veux mériter votre estime ; ainsi je m’y refuse. ─ Faites comme vous voudrez », dirent quelques-uns. Et je mis l’anneau dans ma poche.

« Quelques gens d’aussi mauvaise mine que ceux qui m’entouraient arrivent alors de l’autre côté de la cour pour me demander de venir au secours d’une femme qui se trouvait mal. J’allai, et je vis une jeune et jolie personne absolument évanouie ; ceux qui la secouraient avaient essayé en vain de la faire revenir, elle paraissait étouffer : pour la mettre plus à l’aise, ils avaient détaché sa robe, et, lorsque j’arrivai, l’un d’eux se disposait à couper son lacet avec le bout de son sabre... Je frémis pour elle d’un tel secours et demandai qu’on me laissât le soin de la délacer ; pendant que j’y travaillais, un des spectateurs aperçut à son cou un médaillon dans lequel était un portrait qu’il ne pensa pas pouvoir être autre que celui du Roi ou de la Reine, et, s’approchant de moi, il me dit bien bas : « Cachez ceci dans votre poche : si on le trouvait sur elle, cela pourrait lui nuire. »

« Je ne pus m’empêcher de rire de la sensibilité de cet homme, qui l’engageait à me demander si vivement de prendre sur moi une chose qu’il pensait si dangereuse à porter... et je m’étonnais à chaque moment davantage de ce mélange de pitié et de férocité que montraient ceux qui m’entouraient. Cette femme, qui était celle du premier valet de chambre du Roi (madame de Septeuil), étant revenue à elle, fut emmenée hors de la cour. Il n’y restait plus que moi qu’on vint prendre peu de temps après. L’infortunée princesse de Lamballe avait disparu pendant que je répondais aux questions des gens qui m’entouraient.

« Je savais par ces hommes que les prisonniers étaient menés tour à tour au peuple qui était attroupé aux portes de la prison, et que, après avoir subi une espèce de jugement, on était absous ou massacré.

« Malgré cela, j’avais le pressentiment qu’il ne m’arriverait rien, et ma confiance fut bien augmentée lorsque j’aperçus, à la tête de ceux qui me venaient chercher, le même homme qui m’avait donné des nouvelles de Pauline. Je pensai que celui qui était déjà mon libérateur, puisqu’il m’avait rassurée sur le sort de mon enfant, ne pouvait devenir mon bourreau, et qu’il n’était là que pour me protéger. Cette idée ayant encore augmenté mon courage, je me présentai tranquillement devant le tribunal.

« Je fus interrogée pendant environ dix minutes, au bout desquelles des hommes à figures atroces s’emparèrent de ma personne ; ils me firent passer le guichet de la prison du côté de la rue des Balais, et je ne puis vous exprimer le trouble que j’éprouvai à l’horrible spectacle qui s’offrit à moi.

« Une espèce de montagne s’élevait contre la muraille ; elle était formée par les membres épars et les vêtements sanglants de ceux qui avaient été massacrés à cette place ; une multitude d’assassins entouraient ce monceau de cadavres ; deux hommes étaient montés dessus ; ils étaient armés de sabres et couverts de sang.

« C’étaient eux qui exécutaient les malheureux prisonniers qu’on amenait là l’un après l’autre.

« On les faisait monter sur ce monceau de cadavres sous le prétexte de prêter le serment de fidélité à la nation ; mais, dès qu’ils y étaient montés, ils étaient frappés, massacrés et livrés au peuple ; leurs corps, jetés sur les corps de ceux qui les avaient précédés, servaient à élever cette horrible montagne dont l’aspect me parut si effroyable.

« Lorsque je fus auprès, on voulut aussi m’y faire monter ; mais M. Hardy, qui me tenait par le bras, et huit ou dix hommes qui m’entouraient, prirent ma défense. Ils assurèrent que j’avais déjà prêté le serment à la nation, et, autant par force que par adresse, ils m’arrachèrent des mains de ces furieux et m’entraînèrent hors de leur portée.

« À quelque distance de là, nous rencontrâmes un fiacre, on me mit dedans après en avoir fait descendre la personne qui l’occupait. M. Hardy y monta avec moi ainsi que quatre des gens qui nous entouraient, deux autres montèrent derrière, deux encore se placèrent auprès du cocher, qu’on força d’aller très-vite, et en peu de minutes je me trouvai loin de la prison.

« Dès que je fus en état de parler, ma première parole fut pour m’informer de ma Pauline. M. Hardy me dit qu’elle était en sûreté et qu’elle allait m’être rendue. Je lui demandai alors des nouvelles de ma compagne de prison, la princesse de Lamballe ; mais, hélas ! son silence m’annonça qu’elle n’existait plus... Il me dit qu’il aurait bien voulu la sauver, mais qu’il n’avait pu en trouver le moyen.

« Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement combien ces hommes qui étaient dedans et autour du fiacre étaient animés du désir de me sauver : ils pressaient sans cesse le cocher ; ils avaient l’air de craindre les passants ; enfin chacun d’eux paraissait être personnellement intéressé à ma conservation. Leur zèle pensa même coûter la vie à un excellent homme chez lequel votre frère était caché ; Pauline vous contera cette histoire, elle est vraiment touchante.

« J’arrivai enfin dans la maison de notre bonne parente, madame de Lède ; votre sœur vint m’y rejoindre, et, après avoir donné quelques moments au bonheur de l’avoir retrouvée, je pensai à m’acquitter de ma reconnaissance envers les gens qui avaient aidé à me sauver. Ils paraissaient tous dans la misère et je ne pensais pas qu’ils pussent refuser de l’argent ; mais, lorsque je voulus leur en donner, aucun d’eux n’en voulut recevoir : ils dirent qu’ils n’avaient voulu me sauver que parce qu’on leur avait bien prouvé que j’étais innocente ; qu’ils se trouvaient bien heureux d’avoir réussi et qu’ils ne voulaient pas être payés pour avoir été justes. Enfin, quoi que j’aie pu leur dire, il me fut impossible de leur faire rien accepter, et tout ce que je pus obtenir d’eux fut que chacun me donnât son nom et son adresse. J’espère qu’un jour je trouverai les moyens de les récompenser de ce qu’ils ont si généreusement fait pour moi.

« Nous restâmes fort tranquillement pendant deux jours chez madame de Lède ; le soir du troisième jour, on vint me dire qu’un individu demandait à me parler en particulier : je me rendis dans mon appartement, et je trouvai un homme de la plus effrayante figure, très-grand et avec une barbe énorme.

« Cet homme me dit que je n’avais aucun risque à courir à Paris et que je pouvais y rester, puisque j’avais été jugée et innocentée ; mais que ma fille, ayant été sauvée de la prison sans passer devant le tribunal, pouvait être reprise d’un moment à l’autre, et reconduite en prison ; qu’il me donnait le conseil de l’enlever de Paris, et le plus tôt possible, de manière que personne ne pût découvrir le lieu de sa retraite. Cela dit, il sortit de la chambre.

« Cet avertissement me jeta dans un trouble horrible. J’envoyai sur-le-champ chercher M. Hardy, à qui je racontai ce qui venait d’arriver. Il fut lui-même étonné de cette marque d’intérêt ; mais il me dit qu’il ne fallait pas balancer un instant à prendre un parti ; que le lendemain matin il viendrait de bonne heure conférer avec moi de l’arrangement à prendre pour le départ, qu’il se chargeait de tout.

« Effectivement, le lendemain, M. Hardy arriva comme il l’avait promis. Il me dit qu’il avait loué deux chambres à Vincennes, que tout était prêt pour nous y recevoir, que personne, dans la maison que nous habiterions, ne nous connaîtrait.

« Nous partîmes peu d’heures après avec M. Hardy, qui nous conduisit dans un fiacre, et nous arrivâmes à Vincennes non sans difficulté, car à la barrière on voulait absolument nous obliger à présenter des passe-ports. L’adresse et la présence d’esprit de M. Hardy nous tirèrent de ce pas difficile ; il réussit à nous faire passer, ainsi que ma femme de chambre et votre vieille bonne.

« Nous sommes établies toutes les quatre ensemble, n’ayant pas la permission de sortir, ni même de nous mettre à la fenêtre de notre chambre.

« C’est de notre triste exil que nous vous écrivons : je ne sais comment ni dans combien de temps nous sortirons de la maison où nous sommes cachées.

« Adieu, ma chère Joséphine ; nous avons eu, avant de quitter Paris, le plaisir de voir votre frère ; il est caché chez de bien bonnes gens, et j’espère qu’il ne sera pas découvert. Pauline vous racontera son histoire, qui vous intéressera sûrement, quoiqu’elle ne soit pas à beaucoup près aussi tragique que la nôtre. »