Souvenirs de quarante ans/16

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XIV


Vous avez vu, mes chers enfants, que les dangers que j’ai courus sont peu de chose en comparaison de ceux auxquels ma mère a échappé. Elle dut son salut à sa présence d’esprit incroyable, à cette noble et courageuse franchise qui frappa d’étonnement ceux qui s’apprêtaient à devenir ses bourreaux.

Ces cruelles épreuves n’affaiblirent point son grand caractère, ne refroidirent pas l’attachement qu’elle portait dans son cœur à ses maîtres malheureux ; dans la suite, vous la reverrez la même : la Reine s’était confiée à sa vertu, sa vertu ne se démentit pas.

Ces lettres que vous avez lues, sont de bien vieille date ; elles furent écrites par ma mère et par moi dans les premiers moments de repos que nous eûmes à Vincennes. Vous sentez bien que nous n’en avions pas gardé de copie, elles étaient adressées à ma sœur, à Bruxelles, et furent communiquées à ceux de notre famille qui, alors, étaient là réunis : beaucoup d’autres réfugiés en eurent connaissance, des copies en coururent.

Bien des années après, M. de Béarn, étant à Riberpré chez M. d’Aubusson, trouva une de ces copies entre les mains de ses filles : elles la tenaient de mademoiselle de Vitrolles.

M. de Béarn connut alors ces détails, qu’il n’avait jamais pu obtenir de moi... J’ai longtemps éprouvé une répugnance invincible à ramener mes pensées sur ces tristes temps ; ce n’est que lorsqu’on est dans le port qu’on aime à se rappeler les dangers de la mer.

La lettre de ma mère et la mienne serviront à vous expliquer l’étonnement que j’ai témoigné devant tous, au sujet d’un passage des Mémoires de M. de Lavalette, celui dans lequel il s’exprime ainsi en rendant compte des journées des 2 et 3 septembre. Voici en effet ce qu’il dit au tome Ier, page 92, que j’ai sous la main :

« Le bruit circula que l’on allait égorger tous les prisonniers. Je courus au chef-lieu de la section, j’y trouvai le greffier, M. du Tillet, qui me prit à l’écart et me dit : « Dans une heure les prisonniers de l’hôtel de la Force vont être massacrés ; je viens d’obtenir de Tallien l’ordre de faire sortir madame de Tourzel et sa fille. Blève, le capitaine des chasseurs, m’accompagne, il nous faut une troisième personne, me refuserez-vous ? » J’acceptai la proposition avec transport. Il fut convenu que du Tillet entrerait dans la prison, que Blève et lui se chargeraient de ces dames, que je les accompagnerais, soit pour entretenir et distraire les importuns qui pourraient les arrêter pendant la route, dans un quartier où ils étaient si connus, soit pour contribuer à les défendre si on les attaquait. On ne fit aucune difficulté pour faire sortir ces dames. Nous descendîmes la rue du Roi-de-Sicile, nous traversâmes audacieusement l’église du Petit-Saint-Antoine, où se tenait l’assemblée. La nuit, heureusement, commençait à nous protéger ; on ne fit aucune attention à nous, et mesdames de Tourzel trouvèrent dans la rue Saint-Antoine leurs amis, qui les mirent en sûreté. »

J’aimerais à croire que M. de Lavalette ait contribué à sauver ma mère et moi ; mais jamais je n’avais entendu parler de lui ; les noms de M. du Tillet et de M. de Blève me sont complètement inconnus, et, si M. de Lavalette a contribué à notre délivrance, j’ignore de quelle manière.

Je sais bien, et l’on peut lire dans le Moniteur du temps, que Tallien, accusé à l’Assemblée d’être l’auteur des massacres des 2 et 3 septembre, s’en défendit et se fit un mérite d’avoir donné l’ordre de sauver mademoiselle Pauline de Tourzel. M. Hardy, peut-être, n’a-t-il agi que par les ordres de Tallien, mais je n’ai vu que M. Hardy, et lui seul a été mon libérateur.

Du reste, ce que dit M. de Lavalette de la facilité avec laquelle ma mère et moi nous sortîmes de la Force prouve qu’il n’a point été témoin de ce qui s’est passé dans cette circonstance. En lisant la lettre de ma mère et la mienne à ma sœur, madame de Sainte-Aldegonde, vous avez pu voir que cette évasion ne fut ni sans difficultés ni sans périls.

M. de Lavalette dit encore que nous trouvâmes dans la rue Saint-Antoine nos amis, qui nous mirent en sûreté... Nos amis... ils ne pouvaient être là dans ce terrible moment : ils étaient ou en prison, ou cachés, ou émigrés. Les amis qui nous sauvèrent furent ceux de qui nous attendions la mort quelques moments auparavant.

C’est à M. Hardy seul que je dois ma délivrance ; ma mère dut la sienne à M. Hardy et à ces huit hommes du peuple, un moment auparavant ouvriers de cette sanglante besogne, et qui, touchés de son courage, de sa franchise, devinrent ses protecteurs.

Notre famille ne fut point ingrate envers ceux à qui nous devions la vie : on fit beaucoup pour M. Hardy, et il y a peu d’années encore que ma mère donnait des secours à l’un des individus qui l’avaient ramenée chez elle.

En lisant ce passage de ma lettre à ma sœur dans lequel je rappelle de quelle manière était composée la voiture qui mena le Roi et sa famille au Temple, j’aurais dû vous faire remarquer que, des dix personnes qu’elle contenait, Madame la Dauphine, ma mère et moi, nous sommes les seules qui ayons échappé à une mort violente :

Le Roi !... La Reine !... Madame Élisabeth !... M. le Dauphin !... madame de Lamballe !... vous connaissez, hélas ! leur douloureuse destinée.

Quant à Manuel et Collonge, ces monstres périrent du supplice qui avait frappé tant d’innocents.

Mes souvenirs me ramènent malgré moi à ces trop courtes journées que nous passâmes au Temple auprès de nos princes prisonniers et malheureux. Avant de continuer mon récit, je veux vous donner quelques détails que ma mémoire me fournit et qui m’ont échappé quand je vous ai raconté cette époque de ma vie.

Le nombre des personnes qui avaient été enfermées au Temple avec le Roi était considérable. Outre la princesse de Lamballe, ma mère et moi, il y avait MM. Hue et Chamitty, appartenant au Roi ; madame Thibaut, à la Reine ; madame de Natam, femme de chambre de Madame Élisabeth ; madame de Saint-Brice, attachée au service du Dauphin ; madame Bazin, à celui de Madame Royale ; enfin, trois hommes au Roi, Target, Chrétien et Marchant.

Je vous ai dit que, au Temple, les journées entières se passaient chez la Reine, dans sa chambre, qui servait de salon de réunion ; mais la manière dont on y passait son temps peut vous intéresser : à neuf heures et demie nous allions déjeuner ; la pièce qui servait de salle à manger était assez éloignée de la chambre de la Reine ; nous partions, mais escortés de quelques officiers municipaux : ces officiers municipaux nous surveillaient pendant le repas, qui était court et silencieux ; seulement, si parmi ces hommes il y en avait un d’une figure honnête, la Reine, Madame Élisabeth, se hasardaient quelquefois à lui adresser une question ; si la réponse n’était pas brutale, si le son de la voix indiquait quelque intérêt, c’était un baume pour leur pauvre cœur.

En sortant de déjeuner, on descendait prendre l’air dans une enceinte très-restreinte, fermée de planches, et qu’on avait ménagée dans le jardin du Temple pour servir aux promenades des prisonniers. Toujours entourés, toujours surveillés, ils pouvaient, cependant, plus aisément que dans la chambre de la Reine, échanger quelques paroles. Les officiers municipaux se montraient très-farouches et affectaient de ne témoigner aucun respect au Roi.

Remontés dans l’appartement, nous nous rangions autour d’une table ronde, et chacun se mettait à l’ouvrage : on travaillait pour l’ordinaire à cette robe que m’avait destinée Madame Élisabeth, et l’on mettait à cet ouvrage un intérêt dont le souvenir me touche encore sensiblement.

Mais, pendant ce temps-là, que faisait le Roi ?... Il avait pris son fils sur ses genoux, et, sur une table près de nous, il lui donnait des notions de géographie ; c’était la Reine qui lui enseignait l’histoire et Madame Élisabeth le calcul. Louis XVI avait oublié qu’il était roi, il se souvenait doublement qu’il était père.

Il eût été à désirer que la nation tout entière pût assister à ces leçons ; elle fût restée à la fois étonnée et émue de tout ce que ce bon Roi trouvait à dire de sensé, de cordial, de tendre, à la vue de la carte de France déployée devant lui et de la chronologie de ses prédécesseurs. Tout dans ses paroles dénotait l’amour qu’il portait à ses sujets et combien son cœur paternel désirait leur bonheur. Que de grandes, que d’utiles leçons on eût pu graver dans son cœur en écoutant ce roi captif instruisant cet enfant né pour le trône et condamné à partager la captivité de ses parents !

Ce Roi et son fils, cette Reine et sa fille, Madame Élisabeth, les personnes dévouées qui les entouraient de leur respect et de leur amour, cet ensemble, ce tableau si touchant, trouva un jour un cœur sensible : un officier municipal ne put, à cette vue, cacher son attendrissement. Peut-être lui en fit-on un crime ; ce qu’il y a de sûr, c’est que, pour éviter les séductions que pouvait exercer la vertu, on décida que, toutes les heures, le surveillant serait changé.

Dans la journée, le Roi, qui heureusement avait trouvé au Temple une bibliothèque, donnait quelque temps à la lecture dans un cabinet attenant à la chambre, et, pendant son absence, Madame lisait à haute voix ; la Reine faisait de la tapisserie.

Les distractions, comme vous le pensez bien, n’étaient pas nombreuses ; j’en imaginai une pour M. le Dauphin. J’avais, par hard, un toton ; j’appris au jeune prince à le faire tourner, et cet innocent plaisir prit une sorte d’importance par le parti qu’en sut tirer le génie inventif des princesses. On établit, comme pour amuser M. le Dauphin, des espèces de joutes, en convenant que celui qui ferait tourner le toton plus longtemps que les autres aurait gagné la partie. Cela donnait l’occasion aux joueurs de s’approcher de la table et de se pencher pour jeter le toton près des personnes assises, de manière à pouvoir échanger avec elles quelques paroles à voix basse, ce qui n’eût pas été possible sans ce prétexte, car, lorsqu’on parlait bas, le municipal vous rappelait que vous ne deviez parler que tout haut.

L’histoire de ce toton n’est pas finie ; je le laissai lorsque nous fûmes enlevées du Temple, et il fut de plus en plus employé à mesure que les rigueurs augmentèrent contre la famille royale : elle lui dut la possibilité de se faire de tristes confidences, et la Reine en garda un tel souvenir, que, au moment où on la sépara de sa famille pour la conduire à la Conciergerie, elle le remit à Madame en lui recommandant de me le rendre si jamais elle me revoyait.

C’est au Temple, quand, après la mort de Robespierre et notre sortie de prison, il nous fut permis d’y porter quelques consolations à Madame, qu’elle me remit ce legs de sa malheureuse mère ; c’est une relique, je la conserve, elle me rappelle bien des souvenirs[1].

Je ne cherche point, vous le voyez, mes enfants, à mettre dans ces souvenirs un ordre et une suite qu’ils ne comportent pas. Je dis les choses comme elles me viennent, retournant en arrière quand mes idées m’y entraînent. C’est ainsi que je viens de vous ramener au Temple, après vous avoir dit comment nous en étions sorties. J’ai maintenant quelques détails à ajouter à ce que je vous ai dit sur les événements qui suivirent ma sortie de la Force.

En entrant dans la maison où il demeurait, M. Hardy, j’ai oublié de vous le dire, me conduisit d’abord chez une dame qui, apparemment, était prévenue de mon arrivée. Elle vint à moi de la manière la plus obligeante, me fit offre de secours et de services. En vérité, je ne savais où j’en étais. Cette femme était belle : son visage, plein de calme, respirait la bonté et la douceur. J’avais l’imagination encore frappée par l’aspect hideux des égorgeurs auxquels je venais d’échapper. Leurs figures atroces étaient toujours devant moi. Ce contraste me troublait. Je croyais rêver. Il me fallut quelques moments pour me remettre ; et combien me parurent douces ces prévenances, ces marques d’intérêt, après tant d’horreurs dont je venais d’être témoin : je revoyais une femme, une femme compatissante !

Je croyais que c’était près d’elle que j’allais retrouver le calme dont j’avais si grand besoin ; mais je ne fis qu’une apparition chez elle. L’appartement de M. Hardy était sur le même palier que celui de cette femme dont la bienveillance me laissa une impression qui ne s’est jamais effacée. Il me conduisit dans son appartement, comme je vous l’ai dit, et c’est de là que je partis pour chercher, à travers bien des dangers, cette voiture qui devait me conduire dans un asile sûr.

Cette personne à qui je dus ces premiers moments de consolation était madame Carnot, belle-sœur de celui qui fut directeur. Ce fut elle qui prêta le chapeau, le voile et le mantelet dont je me couvris lors de ma sortie de chez M. Hardy.

Plus tard, ma mère et moi voulûmes lui aller témoigner notre reconnaissance. M. Hardy nous dit qu’elle n’habitait plus Paris, qu’elle était retirée à la campagne. Toutes nos recherches furent inutiles, et je ne revis jamais cette personne à qui mon cœur était si reconnaissant de son généreux accueil et du bien qu’elle m’avait fait.

  1. Ce toton est encore aujourd’hui en la possession de M. le comte de Béarn.