Aller au contenu

Souvenirs de quarante ans/2

La bibliothèque libre.


Dans les premières années du gouvernement de Juillet, des circonstances m’avaient éloigné de ma paroisse ; j’étais tranquillement retiré au séminaire, lorsque je reçus de mon évêque la proposition de me rendre comme chapelain dans un château habité par une noble famille qui venait d’y fixer son séjour. J’hésitai… Accoutumé à la vie simple et modeste de curé de campagne, je craignais de ne pas me trouver à ma place parmi des personnes de haut rang, qui avaient longtemps vécu à la cour.

Les détails qu’on me donna sur la famille dans le sein de laquelle on m’appelait me rassurèrent. On me parla de sa simplicité, de sa bonhomie, de la tendre affection qui unissait tous ses membres. J’acceptai donc, et je n’eus pas à me repentir de ma détermination, car ce que je trouvai était au-dessus de ce qu’on m’avait promis.

Le fils était absent ; on attendait son retour avec une vive impatience ; il arriva enfin, à la grande joie de son père, de sa mère et de ses enfants, car, tout jeune qu’il fût, il était père de famille.

Que de choses il avait à dire ! à combien de questions il eut à répondre !

Il avait fait la guerre en Turquie ; il avait fait un long séjour en Russie ; il avait échappé au choléra-morbus, à bien d’autres dangers…

Les soirées que l’on passait au coin du feu étaient consacrées aux récits de toute espèce que l’on exigeait de lui : l’intérêt en était grand, car il avait beaucoup vu, et l’attention d’autant plus vive qu’il avait pour auditoire sa famille.

Sa mère, qui l’écoutait comme une mère écoute ce qui lui apprend les joies, les bonheurs, les périls, les émotions de son fils, lui dit un jour : « Je vous demande, mon ami, de mettre par écrit tout ce que vous nous avez raconté : j’aimerai à le relire quelquefois, et ce sera pour vos enfants une intéressante histoire.

— J’y consens, ma mère, répondit aussitôt le jeune homme, mais à une condition :

« Vous dont la vie a été si troublée, qui vous êtes trouvée mêlée à de si grands événements, qui avez vu de si près le naufrage de la monarchie et les scènes les plus terribles de la Révolution, qui avez couru tant de dangers, éprouvé tant de vicissitudes, comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais raconté ce qui aurait tant d’intérêt pour moi ? Que sais-je de ce qui vous est arrivé ?… quelques circonstances que mon père m’a apprises… Eh bien, ma mère, j’écrirai mes voyages et mes souvenirs si vous voulez bien me raconter tout, absolument tout ce que vous avez vu, tout ce que vous avez éprouvé, et si mon père veut bien nous initier aussi aux épreuves de sa vie, qui, je le sais, a été, comme la vôtre, battue par bien des orages. »

Le premier mouvement de la mère de famille fut de refuser. Ces événements étaient déjà si loin ! Comment se les rappeler avec exactitude dans tous leurs détails ? Pourquoi, en outre, raviver des souvenirs dont quelques-uns étaient si douloureux pour elle ? Enfin elle n’avait pas encore essayé de rassembler ses notes, et elle se tirerait peut-être bien mal de cette épreuve.

On entoura madame de B…, on lui promit de lui donner le temps de se recueillir : on attendrait, s’il le fallait, quinze jours ; elle pourrait relire ses correspondances ; d’ailleurs il y avait des événements qui devaient avoir laissé dans son esprit une trace ineffaçable. Son fils, auquel elle ne savait rien refuser, insista si vivement, en lui faisant presqu’un devoir de ne pas laisser tomber dans l’oubli des faits si intéressants pour sa famille, et en la suppliant de la faire assister aux premières années d’une vie mêlée à de si grands événements, qu’elle finit par se rendre.

« Vous voulez tout savoir, dit-elle, eh bien ! vous saurez tout. J’accepte les quinze jours que vous me donnez pour reporter ma pensée en arrière et mettre en ordre mes souvenirs. Dans quinze jours je commencerai, et je commencerai par le commencement. »

Toute la famille attendit le jour marqué avec une impatience que je partageais. Quand il fut arrivé, on réclama l’exécution de la promesse de la comtesse de B… Elle commença ses récits, qui remplirent plusieurs soirées.

Ce que j’entendis était si nouveau pour moi, cette narration fidèle et pleine de vie, faite par un témoin oculaire, excitait si vivement mon intérêt, que tous les soirs, en rentrant dans ma chambre, encore sous l’impression que j’avais ressentie, j’écrivais ce que j’avais entendu. Jamais aucun de mes sermons n’était aussi facilement entré dans ma mémoire. Aussi je puis dire que le manuscrit qui va suivre a été véritablement écrit sous la dictée. Je vois encore la grande salle du château de… le jour où commencèrent ces récits, avec toute cette réunion groupée autour du fauteuil de la vénérable mère de famille, les yeux attachés sur ses yeux ; je sens se renouveler en moi les émotions que j’éprouvai alors ; j’assiste aux impressions de cette famille si tendre et si unie, qu’une mère, une aïeule, introduisait dans les premières années de sa vie ; je vois ce fils, si dévoué à sa mère, s’alarmer au seul souvenir des périls qu’elle a courus. J’ai laissé au récit la forme directe, c’est la forme sous laquelle je l’ai entendu, et sous laquelle ma mémoire l’a fidèlement rendu.

Il me serait tout à fait impossible de lui en donner une autre. Je ne raconte pas, je ne suis qu’un écho fidèle, et c’est là mon seul mérite.