Souvenirs de quarante ans/3

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I


C’est pour vous, mes enfants, que j’ai rassemblé ces souvenirs qui, plus d’une fois, ont rouvert dans mon cœur de cruelles blessures. Je crois, en effet, comme mon fils l’a pensé, qu’il est bon que dans chaque famille on prenne soin de redire à ceux qui vous suivent les événements auxquels on a pris part, ou même qu’on a vus d’assez près pour en parler avec l’autorité de témoin oculaire.

C’est au moyen de ces souvenirs que les traditions se continuent dans les familles. On aime à conserver dans des galeries les portraits de ses aïeux ; il semble plus naturel encore d’aimer à connaître leurs tristesses et leurs joies, leurs émotions, leurs épreuves, en un mot leur vie ; et pour ceux qui se rapprochent du terme de leur existence, c’est une consolation que de penser qu’ils laisseront après eux comme une vivante image d’eux-mêmes, qui les rendra présents à l’esprit de leurs petits-enfants.

Il ne fallait rien moins que ces considérations, mon cher fils, pour me décider à revenir sur un passé qui me rappelle de bien pénibles émotions, car, après être née au milieu des splendeurs de l’ancienne société française, je me suis trouvée mêlée, pendant les premiers jours de ma jeunesse, aux catastrophes qui en ont marqué la fin.

J’étais le cinquième enfant et la quatrième fille de la marquise de Tourzel, qui fut pour moi la meilleure des mères. Tendrement élevée par elle, entourée de sœurs chéries, il ne m’est resté des jours riants de mon heureuse enfance qu’un seul souvenir douloureux, celui de la perte cruelle d’un père pour qui nous avions la plus juste et la plus profonde affection.

Au mois de novembre 1786, mon père, le marquis de Tourzel, chassant avec le Roi Louis XVI à Fontainebleau, fut emporté par son cheval dans la forêt ; il se heurta la tête contre des branches d’arbre qui le blessèrent mortellement. Après huit jours de souffrances, pendant lesquels il endura les traitements les plus douloureux, assisté, soutenu par ma malheureuse mère, il mourut dans la cabane d’un garde où il avait d’abord été transporté ; son état était si grave, que les médecins avaient interdit tout déplacement.

Le Roi, dans cette occasion, laissa voir toute la bonté de son cœur. Il veilla lui-même à ce que tous les soins nécessaires fussent donnés à mon père. Pendant sa maladie, il ne cessa d’exprimer les plus vives inquiétudes, et, après sa mort, il témoigna les plus douloureux regrets : il sentait qu’il perdait en lui un sujet fidèle, un ami dévoué. Mais nous, nous perdions le plus tendre des pères, et tant d’années écoulées depuis ce malheur n’ont pu diminuer nos regrets.

Je ne vous dirai rien sur l’ancienne société française, j’étais trop jeune pour avoir des idées faites sur un régime qui finissait. Tout ce que je sais sur cette époque je le tiens de ma mère. C’est à elle que j’entendis parler des pieuses filles de Louis XV, les princesses Adélaïde et Sophie, qui, dans une cour frivole et légère, donnèrent l’exemple des vertus qu’on ne trouve ordinairement que dans le cloître, et surtout de Madame Louise de France, qui mourut, en 1787, aux Carmélites de Saint-Denis. Louis XVI, Marie-Antoinette et Madame Élisabeth avaient un véritable culte pour leur sainte tante. Ils allaient souvent la visiter et se recueillir auprès d’elle. C’est à ses prières que le Roi et la Reine croyaient devoir la naissance du premier Dauphin, et le Roi, en allant annoncer cet événement à la vénérable carmélite, exprima cette pensée en lui disant : « Ma tante, je viens vous faire hommage d’un événement qui fait aujourd’hui la joie de mon peuple et la mienne, car je l’attribue à vos prières. » Quand Madame Royale eut quatre ans, la Reine se plut à la conduire voir sa tante, et au retour de chaque visite on avait quelque trait touchant ou intéressant à raconter. Ainsi une fois, c’était en 1782, la Reine avait conduit la jeune princesse au monastère, et, comme elle était à la veille d’être inoculée, on ne lui avait fait servir qu’une très-légère collation. Madame Royale, qui avait encore faim, ne fit aucune observation, et se contenta de ramasser jusqu’aux moindres miettes de pain. L’une des religieuses fit alors l’observation que la soumission et la sobriété de la jeune princesse semblaient annoncer chez elle quelque vocation pour la vie des Carmélites, et elle demanda à la Reine si, la chose étant, elle en ressentirait quelque déplaisir. « Loin de là, répondit celle-ci, j’en serais au contraire très-flattée. » Marie-Antoinette, ayant désiré que toutes les religieuses vissent sa fille, demanda à celle-ci, quand toute la communauté fut réunie, si elle n’avait rien à leur dire : « Mesdames, répondit la petite princesse, qui n’avait alors que quatre ans, priez pour moi à la messe. » Son bon ange lui disait-il dès lors combien elle aurait besoin du secours de Dieu pour traverser tant d’infortunes, cachées encore dans les ténèbres de l’avenir ?

Je consigne ici ce souvenir, parce qu’il se rapporte à une princesse à la destinée de laquelle la mienne fut mêlée et pour laquelle je devais éprouver une affection qui ne finira qu’avec ma vie. Mais, encore une fois, mes observations personnelles ne remontent pas aussi haut ; mes jugements, mes impressions ne datent que des premières années de la Révolution.

Je me souviens encore du mouvement qui agita tous les esprits au moment où les états généraux de 1789 s’ouvrirent ; un nouveau sujet de conversation, la politique, avait remplacé tous les autres ; les sociétés se divisèrent par nuance d’opinion ; et ceux qui ne pensaient pas de même cessèrent de se voir. Au fond les conversations étaient devenues des discussions, presque des disputes qui préludaient à des luttes plus sérieuses, et chaque salon devenait un camp. Les esprits étaient si animés, qu’il n’était pas possible qu’on n’en vînt pas bientôt à des chocs. C’est ainsi que se succédèrent le serment du Jeu de Paume, la séance royale du 23 juin, la réunion et la confusion des trois ordres dans une assemblée unique, les premiers troubles de Paris, le siège de la prison de l’Abbaye, fait par plusieurs milliers d’hommes qui voulaient délivrer onze gardes françaises détenus à cette prison militaire pour délit d’insubordination. Bientôt après, le Roi voulut congédier Necker, dont la politique, toujours disposée aux concessions, lui paraissait compromettre l’autorité royale. MM. de Montmorency, de la Luzerne et de Saint-Priest reçurent en même temps leur démission. Ce fut le signal de la journée du 14 juillet, qui se termina par la prise de la Bastille.

Je me rappelle parfaitement un incident particulier de cette journée, qui est une des dates de la Révolution.

Les gardes françaises, travaillés de longue main, vous le savez, firent défection dans cette journée et même aidèrent à prendre la Bastille.

Charles de Sainte-Aldegonde, pour lequel ma mère avait beaucoup d’amitié, et qui était officier dans ce corps, avait fait des efforts inutiles pour retenir sa compagnie ; au désespoir de n’y avoir pu réussir, il vint chez ma mère, et, dans son trouble, s’armant des pistolets qu’il portait, il allait se brûler la cervelle en notre présence : une impulsion dont je ne pus me rendre compte, une bonne pensée qui me venait de Dieu, me précipitèrent sur lui ; je lui arrachai ses armes, et, sans trop savoir pourquoi, je courus les cacher dans ma chambre : j’eus certainement le bonheur de lui sauver la vie.