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Souvenirs de quarante ans/5

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III


Le moment arrivait où le dévouement devait être mis à l’épreuve.

Les bruits alarmants répandus depuis quelques jours ne nous avaient pas trompés. Les agitateurs préparaient une journée à Paris. La cherté du pain favorisait leurs manœuvres. Comme, tout en disputant au Roi jusqu’à l’ombre de la puissance, on faisait remonter jusqu’à lui la responsabilité de toute chose, on l’accusait aussi du renchérissement du blé. Il y a des circonstances où tout, jusqu’aux précautions qu’on prend contre le danger, l’augmente.

On exploita le banquet que les gardes du corps avaient donné aux officiers du régiment de Flandre. Les convives avaient seulement juré de défendre le Roi et la famille royale, on prétendit qu’ils avaient juré d’attaquer le peuple et l’assemblée, ce qui était une affreuse calomnie et une infâme machination.

Le 5 octobre, les inquiétudes se réalisent vers les dix heures du matin. On avait appris que la garde nationale soldée et non soldée partait de Paris avec du canon pour se rendre à Versailles, et que la multitude habituée à paraître dans les journées révolutionnaires la suivait. Il y avait eu dans le ministère quelque velléité d’arrêter ce mouvement inconstitutionnel, en faisant occuper militairement les ponts de Sèvres et de Saint-Cloud. Mais ce plan fut abandonné, sur l’observation de M. Necker que ce serait se précipiter dans la guerre civile. Le Roi reculait toujours devant ce mot. On ne fit donc rien et on attendit. Dès le matin le château était encombré de gentilshommes qui venaient offrir leur épée au Roi. On m’a assuré qu’ils étaient au nombre de près de sept cents ; mais ils n’avaient que leur épée et ils étaient en habit de cour. De quart d’heure en quart d’heure on annonçait l’approche des bandes parisiennes, et tout était dans la plus grande confusion dans la grande galerie et dans les autres salons. Ce ne fut que sur les six heures du soir que les premiers flots commencèrent à arriver, et M. de Lafayette n’entra à Versailles, avec la garde nationale, qu’à six heures du soir. Un billet écrit par lui à Auteuil annonçait à M. de Saint-Priest qu’il saurait maintenir l’ordre et défendre le Roi.

Je ne vous redirai pas ici les détails que vous trouverez partout ; je me borne à vous raconter ce que j’ai vu.

Ma mère me fit coucher dans son appartement : vers cinq heures du matin j’entendis les portes s’ouvrir vivement. La Reine parut. Elle était à peine habillée et avait l’air très-effrayé. Elle prit Madame, l’emmena, et demanda à ma mère de monter, sans perte de temps, monseigneur le Dauphin chez le Roi.

Malgré son agitation, la Reine remarqua mon trouble ; bonne comme toujours, elle me fit un geste de la main : « N’ayez pas peur, Pauline, restez tranquille », me dit-elle.

Je restai. Mais je ne pouvais me rendre compte du bruit qu’on faisait dans le château : c’était le retentissement de pas lointains, des portes ouvertes et fermées avec fracas, des clameurs. Mon inquiétude et mes anxiétés se prolongèrent pendant plusieurs heures, au bout desquelles j’appris les horreurs de cette nuit : le château forcé, les gardes du corps massacrés, les dangers qu’avait courus la Reine et ceux qui la menaçaient encore. Il avait fallu que trois gardes fidèles, MM. Miomandre, de Varicour et des Huttes, se fissent tuer à leur poste pour donner à la Reine le temps de descendre de son lit et de gagner à peine vêtue la chambre du Roi.

Vers dix heures du matin, ma mère vint m’apprendre que le Roi permettait que je le suivisse dans l’appartement où toute la famille royale était rassemblée.

En passant près des fenêtres, je vis avec horreur la cour de marbre remplie de figures atroces ; c’était une cohue d’hommes et de femmes armés de fourches, de faux, de piques, et vociférant les plus horribles injures et les menaces les plus effrayantes, entremêlées des cris : Que le Roi paraisse ! que le Roi paraisse ! le Roi ! le Roi !

On représenta au Roi qu’il était nécessaire qu’il se montrât ; il s’avança sur le balcon.

Les cris Vive le Roi !… le Roi à Paris ! le Roi à Paris ! se firent entendre de tous côtés. Cette clameur grandissait de moment en moment, et l’on n’entendit plus que ces mots : À Paris ! à Paris !

Le Roi se retira, et de nouveaux cris s’élevèrent : La Reine ! la Reine !

Cette exigence de la foule causa un grand effroi à ceux qui étaient auprès de la Reine, et plusieurs personnes la supplièrent de ne point se montrer… Elle savait à quel point on avait enflammé contre elle les haines populaires ; qui pouvait dire pourquoi on l’appelait sur le balcon ? Les hommes qui avaient assassiné les gardes du corps pendant la nuit ne reculeraient pas devant un plus grand crime. Rien n’obligeait la Reine à courir au-devant d’un danger certain.

À ce mot de danger, la Reine leva la tête et dit avec fermeté : « Je paraîtrai !… » Puis, saisissant ses enfants par la main, elle se présenta sur le balcon entre M. le Dauphin et Madame Royale.

« La Reine seule ! » s’écria une voix ; et bientôt toutes les voix reprirent : « La Reine seule ! »

La Reine, par un mouvement plus prompt que la pensée, repoussa ses enfants en arrière et demeura seule sur le balcon, en face de la multitude.

Ce courage imposa à la haine elle-même.

On n’entendit plus que ces cris : « Paris ! Paris ! » et la Reine se retira après avoir échappé, je crois, à un grand péril.

Un morne silence régnait dans l’appartement, on paraissait être dans l’attente de ce qui allait arriver… Il y eut beaucoup d’allées et venues, et nous apprîmes enfin que la famille royale partait pour Paris.

Il est vraisemblable que le but de cette journée avait été d’arracher au Roi cette concession. La populace de Versailles n’était ni assez nombreuse ni assez audacieuse pour dominer la force militaire que le Roi pouvait lui opposer. Les meneurs des journées des 5 et 6 octobre calculaient sans doute qu’une fois à Paris, où l’Assemblée le suivrait naturellement, Louis XVI ne pourrait plus résister à l’Assemblée, ni l’Assemblée à la Révolution, qui conduirait tout.

À deux heures, le Roi monta en voiture, ayant avec lui la Reine, M. le Dauphin, Madame Royale, Madame Élisabeth et ma mère.

Dans une seconde voiture montèrent la princesse de Chimai, dame d’honneur, la duchesse de Duras et madame la marquise de la Roche-Aimon, dames du palais, et moi.

Plusieurs autres voitures suivaient.

Il y en avait une où se trouvaient Mesdames de France, avec la duchesse de Narbonne-Lara, madame de Chastellux, madame et mademoiselle de Donissan, qui fut plus tard madame de Lescure puis madame de la Rochejacquelein. Mais Mesdames de France purent s’arrêter à Bellevue.

Les voitures, qui marchaient au pas, étaient entourées d’une multitude de brigands dont les cris affreux glaçaient d’effroi. Des canons précédaient le cortège : des hommes habillés en femmes étaient à cheval sur ces canons, et les têtes des malheureux gardes du corps massacrés, portées au bout des piques, servaient de bannières à cette horde de sauvages ; plusieurs fois on vint à la portière du Roi présenter à ses regards ces têtes sanglantes de ses malheureux serviteurs.

Ce triste cortège marchait dans une confusion inexprimable et si lentement, qu’on mit six heures à faire les quatre lieues qui séparent Versailles de Paris. À chaque instant on entendait tirer des coups de fusil, et la tête du Roi et celle de la Reine ne cessèrent pas d’être en danger pendant tout le trajet. Plusieurs coups de feu furent tirés dans la direction de leur carrosse. Il y eut quelques personnes de tuées.

Au moment du départ, la plus grande partie des habitants de Versailles, aux fenêtres de leurs maisons, applaudissaient à ce spectacle horrible, sans penser qu’ils applaudissaient à leur propre ruine.

Dans la voiture où j’étais, on garda pendant la route un profond silence : je tenais les yeux baissés pour éviter de voir ce qui se passait autour de nous. Cette marche cruelle ne fut suspendue qu’à la barrière de Paris, où M. Bailly, alors maire, vint présenter au Roi les clefs de la ville, en lui disant : « Sire, je remets à Votre Majesté les clefs de sa bonne ville de Paris. »

Le Roi répondit : « C’est toujours avec plaisir et confiance que je me vois au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris. » Bailly, répétant ces paroles à ceux qui ne les avaient pas entendues, pour qu’elles circulassent dans la foule, oublia le mot de confiance. Répétez « avec confiance », dit la Reine. Hélas ! comment cette confiance devait-elle être justifiée ?

On arriva aux Tuileries à huit heures du soir, après six heures d’un cruel supplice.

Rien n’était préparé pour l’arrivée de la famille royale. Au milieu de cette immense confusion, des ordres n’avaient pu être que tardivement donnés. Nous trouvâmes les appartements sens dessus dessous, pleins d’ouvriers, et des échelles dressées de tous les côtés.

Le château des Tuileries était resté inhabité presque sans interruption depuis 1665. Les meubles les plus nécessaires y manquaient ; ceux qu’on y trouvait étaient délabrés ; les tapisseries étaient vieilles et fanées. Les appartements étaient mal éclairés au moment où nous y entrâmes. Tout y respirait un sentiment de tristesse en harmonie avec les impressions que nous y apportions après cette douloureuse journée.

La garde nationale s’était emparée des postes intérieurs et extérieurs du château.

On ne savait pas encore où serait logé M. le Dauphin, et, provisoirement, il fut établi dans une chambre du pavillon de Flore, au second ; ma mère resta près de lui, et moi je couchai sur un canapé dans un salon à côté.