Souvenirs de quarante ans/6

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IV


Quelques jours après l’arrivée aux Tuileries, l’appartement destiné à ma mère étant prêt, elle en prit possession ; il était au rez-de-chaussée donnant sur la cour, et j’occupai les entre-sol au-dessus.

M. le Dauphin fut établi au premier, près de l’appartement du Roi ; un petit escalier noir servait de communication de l’appartement de M. le Dauphin à celui de ma mère : la Reine et ma mère, seules, avaient une clef de cet escalier.

J’ai remarqué que dans les temps de révolution il y avait toujours des moments de calme après les grands orages, et c’est cela qui trompe ceux qui sont engagés dans ces crises. Si elles se développaient sans discontinuité, on se roidirait pour résister, et peut-être finirait-on par en triompher. Mais, comme le courant se ralentit quand il a emporté les premières digues, on se laisse aller à l’espoir que tout est fini, et, dans la crainte de troubler ce calme relatif dont on jouit délicieusement, on omet de prendre les précautions nécessaires. Ce fut un peu ce qui arriva. Dans les premiers temps du séjour de la famille royale à Paris, et après les journées des 5 et 6 octobre, et les troubles qui suivirent, et dans lesquels un boulanger nommé François fut pendu à un réverbère comme suspect d’être un aristocrate, il se fit un mouvement dans l’opinion. L’Assemblée proclama la loi martiale, et, craignant à son tour de succomber devant l’anarchie de la rue attaquant son pouvoir, elle résolut de donner au Roi un témoignage de sympathie et de respect. On la vit paraître spontanément au château des Tuileries, où elle n’était pas attendue, et où elle fut conduite par M. Fréteau, son président. Le Roi se montra très-sensible à cette démarche. En sortant de son appartement, l’Assemblée se rendit dans celui de la Reine. Le président lui adressa un discours où respiraient les sentiments de la vieille fidélité française, et qui se terminait par le vœu de voir dans ses bras le Dauphin, « cet illustre enfant, rejeton de tant de rois chéris de leurs peuples, héritier de Louis IX, de Henri IV et de celui dont les vertus étaient l’espoir de la France ». La Reine, profondément touchée de ces paroles, prit le Dauphin dans ses bras et le présenta à l’Assemblée, qui ne cessait de faire retentir les cris de Vive le Roi ! vive la Reine ! vive M. le Dauphin !

Je vous rappelle ces détails parce qu’ils expliquent ce sentiment d’une sécurité renaissante qu’on a souvent reproché à Louis XVI. Il se trompait sur la situation, a-t-on dit ; il serait plus exact de dire qu’on le trompait, par des manifestations du genre de celle dont je viens de parler ; plus exact encore d’assurer que tout le monde se trompait, car je suis convaincue que l’Assemblée ressentait, au moment où elle les exprimait, les sentiments qu’elle manifestait. Mais la Révolution était comme un de ces grands courants qui entraînent jusqu’aux barques qui essayent de jeter l’ancre. Tout marchait parce qu’elle marchait toujours.

On s’habitua donc au séjour des Tuileries. Insensiblement on se fit des occupations et on se traça un plan de vie. La mienne était assez douce. Des maîtres occupaient une partie de ma matinée ; tous les jours, avec ma mère, j’accompagnais M. le Dauphin à la promenade dans les Tuileries. Quelques gardes nationaux, sous les ordres d’un chef de bataillon, escortaient M. le Dauphin ; ils écartaient la foule qui se pressait sur son passage ; mais jamais nous n’eûmes à nous en plaindre : on n’entendait que des exclamations sur la beauté du jeune prince, et nous étions heureuses de l’intérêt qu’il inspirait.

Ma mère sentit combien de pareilles promenades seraient peu profitables à la santé d’un enfant, et, sur sa demande, le Roi fit arranger la pépinière du jardinier du palais, qui devint le jardin particulier de M. le Dauphin. Nous y passions trois heures tous les jours, et le jeune prince pouvait au moins prendre l’exercice nécessaire à son âge.

Ce jardin était à l’extrémité de la terrasse du bord de l’eau, et de plain-pied avec le quai. Plus tard, sous l’Empire, il a été comblé quand cette terrasse a été prolongée jusqu’à la place Louis XV.

Au bout de quelque temps, comme le calme paraissait renaître, hélas ! ce n’était qu’un bien court entr’acte au milieu des tempêtes, la Reine, désirant donner quelques distractions à ses enfants, dit à ma mère qu’elle viendrait chez elle prendre du thé de temps en temps ; elle l’engagea à inviter quelques personnes qui eussent des enfants de l’âge de Madame Royale.

Ces réunions étaient faites pour plaire à celle-ci, et pour mettre dans sa vie, qui devait être si triste, quelques lueurs de gaieté. On jouait à de petits jeux : tous les appartements de ma mère, dont les portes battantes étaient ouvertes, présentaient un vaste champ à l’activité de Madame Royale, et les parties de cache-cache qui avaient lieu alors laissèrent dans son esprit de longs souvenirs que j’ai retrouvés plus tard dans la mémoire de Madame la Dauphine.

Pendant que la Reine, ma mère et les personnes invitées étaient dans le salon, j’étais instituée la surveillante de la jeune princesse et de ses jeux.

Mais les joies innocentes de Madame firent place bientôt à une occupation sérieuse : il s’agissait de l’acte le plus important de la vie. Elle venait d’atteindre sa douzième année, il fut décidé qu’on lui ferait faire sa première communion.

Cette solennité eut lieu le 8 avril 1790, à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le matin de ce jour, la Reine conduisit la jeune princesse dans la chambre du Roi, et lui dit : « Ma fille, jetez-vous aux pieds de votre père, et demandez-lui sa bénédiction. » Madame se prosterna. Le Roi la bénit et la releva.

Je répète avec un pieux respect les paroles qu’il lui adressa : « C’est du fond de mon cœur, ma fille, que je vous bénis, en demandant au ciel qu’il vous fasse la grâce de bien apprécier la grande action que vous allez faire ; votre cœur est innocent aux yeux de Dieu ; vos vœux doivent lui être agréables ; offrez-les-lui pour votre mère et pour moi ; demandez-lui qu’il m’accorde les grâces nécessaires pour faire le bonheur de ceux sur lesquels il m’a donné l’empire et que je dois considérer comme mes enfants ; demandez-lui qu’il daigne conserver dans le royaume la pureté de la religion, et souvenez-vous bien, ma fille, que cette sainte religion est la source du bonheur et notre soutien dans les adversités de la vie. Ne croyez pas que vous en soyez à l’abri ; vous êtes bien jeune, mais vous avez déjà vu votre père affligé plus d’une fois.

« Vous ne savez pas, ma fille, à quoi la Providence vous destine, si vous resterez dans ce royaume ou si vous irez en habiter un autre : dans quelque lieu où la main de Dieu vous pose, souvenez-vous que vous devez édifier par vos exemples, faire le bien toutes les fois que vous en trouverez l’occasion ; mais surtout, mon enfant, soulagez les malheureux de tout votre pouvoir : Dieu ne vous a fait naître dans le rang où nous sommes que pour travailler à leur bonheur et les consoler dans les peines.

« Allez aux autels où vous êtes attendue, et conjurez le Dieu de miséricorde de ne vous laisser oublier jamais les avis d’un père tendre. »

Il était d’usage que les Filles de France reçussent une parure en diamants le jour de leur première communion ; Louis XVI, qui avait résolu d’abolir cet usage dispendieux, en avertit Madame Royale par ce peu de mots : « Je vous sais trop raisonnable, ma fille, pour croire qu’au moment où vous devez être entièrement occupée du soin d’orner votre cœur et d’en faire un sanctuaire digne de la divinité, vous attachiez un grand prix à des parures artificielles. D’ailleurs, mon enfant, la misère publique est extrême, les pauvres abondent, et assurément vous aimez mieux vous passer de pierreries que de savoir qu’ils se passent de pain. »