Souvenirs de quarante ans/7

La bibliothèque libre.

V


Le Roi, la Reine, ne sortaient pas de leur appartement : il n’y avait pour eux ni promenade ni exercice. Dans Paris on les regardait comme prisonniers ; on les plaignait. Les meneurs, ne voulant pas que cette opinion s’accréditât et craignant l’intérêt qui commençait à se porter sur Louis XVI et Marie-Antoinette, proposèrent au Roi, vers le mois d’août 1790, d’aller à Saint-Cloud passer le reste de l’été. Le Roi et la Reine acceptèrent cette ouverture avec empressement. Toute la famille royale quitta les Tuileries. M. le comte et madame la comtesse de Provence n’habitèrent point le château de Saint-Cloud ; ils avaient loué une maison près du pont, mais chaque jour ils venaient souper chez le Roi et y passer avec lui la soirée.

C’était un grand soulagement pour la famille royale et pour les personnes qui l’entouraient que de trouver la solitude et le repos loin des clameurs révolutionnaires qui les poursuivaient aux Tuileries, et d’être à l’abri des vociférations des crieurs, qui, dans les derniers temps de notre séjour, ne se contentaient pas de se tenir aux portes du jardin, mais le parcouraient dans tous les sens en annonçant toutes leurs méchantes nouvelles.

Rien n’était préparé à Saint-Cloud pour l’arrivée du Roi. Chacun provisoirement s’établit comme il put. Madame, depuis sa première communion, mangeait avec le Roi ; M. le Dauphin mangeait seul ; ma mère avait une table et recevait les personnes de service près de la famille royale.

Au bout de quelques jours, le Roi décida que les personnes du voyage seraient admises à sa table[1]. J’étais du voyage, mais j’étais bien jeune ; en outre, je n’étais pas présentée, puisque je n’étais pas mariée : je ne pouvais, d’après l’étiquette, être admise à la table du Roi, je me trouvai donc dans la nécessité de dîner seule.

Le Roi daigna s’apercevoir de mon absence, et, avec cette bonté qu’il montrait en toute occasion, il pensa à me tirer de ma solitude. C’était chose assez difficile, car à la cour l’étiquette faisait loi. Il en parla à la Reine, et il fut convenu entre elle et le Roi que l’on consulterait Mesdames[2]. Il y avait de graves objections ; chose pareille ne s’était pas encore faite ; on craignait de créer un précédent dont d’autres personnes à l’avenir pourraient se prévaloir… Mais le Roi leva toute objection en disant à ma mère : « Madame de Tourzel, de pareilles circonstances ne se rencontreront plus, je l’espère ; votre fille mérite bien une exception ; elle sera des nôtres, amenez-nous-la. »

Le lendemain, sous la conduite de ma mère, je me rendis dans le salon du Roi à l’heure du dîner. Quand le Roi parut, ma mère me mena à lui pour le remercier de sa bonté ; il me dit quelques mots obligeants, mais la Reine me combla de témoignages d’intérêt et de bienveillance.

À dîner, la place du Roi, celles de la Reine et de Madame Élisabeth étaient marquées ; ils appelaient près d’eux les personnes qu’il leur convenait de désigner. Madame était toujours à côté de la Reine, et il y avait une place vide entre elle et ma mère. Pour mon début je fus appelée près de la jeune princesse.

Quand M. le comte et madame la comtesse de Provence étaient présents, ils usaient aussi du droit de se donner pour voisin qui leur convenait.

Tous les jours, après dîner, ma mère allait chercher M. le Dauphin, qui se réunissait à sa famille. Le Roi, la Reine, Madame Élisabeth, jouaient au billard ; les autres personnes, dispersées dans le salon, causaient ou regardaient jouer. Cette partie durait environ une heure, après quoi on montait en calèche et l’on allait promener dans les environs. Le Roi n’était jamais de ces courses, sa promenade se bornait à l’intérieur des jardins.

De retour de la promenade, on se retirait chez soi ; et moi, rentrée dans mon intérieur, je reprenais mes occupations. À l’heure du souper, ma mère, retenue près de M. le Dauphin, ne montait que lorsque l’on était au moment de se mettre à table ; mais, le Roi et la Reine se rendant au salon avant le moment du souper pour y recevoir M. le comte et madame la comtesse de Provence, il n’eût point été convenable que j’arrivasse après leur entrée dans le salon ; ma mère me confiait alors ou à la princesse de Chimai, ou à la duchesse de Duras comme à des mentors, et j’ai toujours eu à me louer grandement de leurs bontés.

Au souper, comme au dîner, les princes appelaient près d’eux la personne qu’ils voulaient favoriser de cet honneur ; très-souvent le Roi me donnait cette marque de bonté : je ne me trouvais point embarrassée du tout près de lui ; sa douce bonté, sa simplicité, m’encourageaient.

Il n’en était pas de même quand M. le comte de Provence me faisait l’honneur de me mettre près de lui ; il avait tant d’esprit, qu’il m’ôtait le peu que je pouvais avoir ; ses belles phrases me réduisaient au silence ; je retrouvais là ma timidité tout entière.

Mais, quand la comtesse de Provence m’avait fait signe de me placer à côté d’elle, j’étais dans un vrai ravissement. Il est impossible d’être plus gai, plus aimable que cette princesse ; un grain de malice aiguisait ce charmant esprit, et le souper ne me paraissait jamais long. C’était surtout le dimanche qu’il était fort amusant de l’entendre : le public était admis à circuler autour de la table ; le plaisir de la comtesse de Provence était alors de deviner le caractère, les dispositions et la profession des individus qui passaient sous ses yeux ; cette espèce d’enquête divinatoire qu’elle faisait en interrogeant les physionomies la conduisait quelquefois aux résultats les plus plaisants et les plus inattendus, et il fallait que j’eusse beaucoup d’empire sur moi pour garder le sérieux convenable.

Entré au salon après le souper, le Roi faisait une poule au billard avec sa famille, et admettait à cette partie quelques-unes des personnes présentes.

Je suivais le jeu avec quelque intérêt.

Le Roi me dit un jour : « Pauline, savez-vous jouer au billard ? ─ Non, sire, répondisje. ─ Ah ! ah ! il faut que vous sachiez jouer au billard ; je me charge de votre éducation, et je vous donnerai des leçons. »

Effectivement le lendemain, après le dîner, et la partie de la famille finie, il me donna la première leçon, et tous les jours il eut l’extrême bonté de continuer ce qu’il avait commencé. C’est donc à lui que je dois de pouvoir vous battre aujourd’hui, mes chers amis.

Je profitai des leçons d’un si bon maître, et, au bout de peu de temps, je fus admise à la poule du soir : il m’arrivait quelquefois de tenir une des dernières. Une fois, restée seule avec M. le comte de Provence, après une lutte de quelques instants, il eut la grâce de jeter sa bille dans une blouse, et la poule m’appartint… J’eusse peut-être désiré que sa perte eût paru moins volontaire, mais la galanterie était grande, et mon embarras presque aussi grand.

Le temps du séjour à Saint-Cloud fut calme ; on y jouissait d’une espèce de liberté. La gaieté du lieu, la beauté des promenades, l’éloignement de Paris, cette fournaise où la Révolution fourbissait ses armes, nous rendaient une sorte de tranquillité. On ne voyait plus les événements qu’en perspective, au lieu de se trouver dans l’ardeur de la mêlée. J’y ai été relativement heureuse. Admise dans l’intérieur de la famille royale, j’y avais trouvé des jouissances de plus d’un genre. Les circonstances, en me rapprochant de Madame Royale, me firent connaître son excellent cœur et ses précieuses qualités ; et c’est de ce séjour à Saint-Cloud que je peux dater le commencement de cette amitié et de ces bontés dont elle m’a toujours donné depuis de si doux témoignages.

On revint à Paris à la fin du mois d’octobre 1790, et là on retrouva cette gêne, cette contrainte, ce voisinage d’une population malveillante et bruyante, ces inquiétudes que le séjour de Saint-Cloud paraissait avoir un peu allégées.

Je fis, à cette époque, une absence de quelques jours. Mes sœurs m’emmenèrent à Gèvres, chez le duc de Gèvres[3], où il m’arriva quelque chose qui nous intrigua beaucoup.

La poste m’apporta un jour une grande lettre avec enveloppe et timbre de Paris. À moi une si grande lettre !… Que pouvait-ce être ? Je l’ouvre et n’y trouve autre chose qu’une feuille imprimée, détachée du Mercure de France : nous lisons… c’était un logogriphe ; on cherche… on devine… Le mot était PAULINE. Sur ce mot les choses les plus aimables, des choses beaucoup trop flatteuses étaient adressées à cette Pauline dont le nom avait inspiré les vers du correspondant anonyme.

Mais de qui venait cet envoi ? Le deviner semblait impossible… lorsqu’un trait de lumière nous mit sur la voie : cette feuille du MERCURE était de papier vélin ; la famille royale seule recevait le Mercure imprimé sur ce papier. C’était donc un de ses membres qui avait bien voulu s’occuper de moi et me ménager cette surprise.

Je rapportai à Paris la feuille mystérieuse, je la montrai à ma mère, qui la montra à la Reine, et la Reine laissa voir par un sourire qu’elle était du secret, et nous sûmes que le Roi lui-même m’avait donné cette marque touchante de son bienveillant souvenir.

  1. Les règles de l’étiquette voulaient que les princes du sang fussent seuls admis à la table du Roi.
  2. Madame Adélaïde et Madame Victoire, tantes du Roi Louis XVI.
  3. Le duc de Gèvres, oncle de mademoiselle Pauline de Tourzel, avait épousé la dernière descendante de Duguesclin. Il périt pendant la Révolution. Plusieurs années après, sous l’Empire, madame la duchesse de Gèvres fut comprise dans un ordre d’exil prononcé par la police contre plusieurs salons du faubourg Saint-Germain ; ses biens avaient été confisqués. M. le comte de Béarn, son neveu par alliance, se chargea de demander à l’empereur la rentrée à Paris de la duchesse de Gèvres, comme dernière Duguesclin, et d’ailleurs parfaitement inoffensive. L’empereur non-seulement rappela la duchesse de Gèvres, mais il voulut la voir, et lui fit servir sur sa cassette particulière une pension de six mille francs.