Souvenirs du Baron Hüe/Chapitre XII

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Texte établi par André de MaricourtCalmann-Lévy (p. 274-286).


Chapitre XII


(Avril 1814-avril 1815.)


La Restauration. — Les Cent-Jours. — Hüe est chargé de transférer les diamants de la Couronne hors de France. — Péripéties de son voyage. — On veut l’arrêter à Beauvais. — Nouveaux incidents à Armentières, Tournai et Courtrai. — Lettre de M. de Blacas. — Hüe rejoint le Roi à Gand. — Il rentre en France après Waterloo. — On lui conserve la garde des diamants de la Couronne.

Il faudrait une autre plume que la mienne pour retracer l’allégresse du peuple et l’émotion de nos princes pendant les jours et les mois qui suivirent le retour en France du roi Louis le Désiré. Après avoir fait tomber les fers de la nation, le Roi donna à son peuple une charte et une paix. Sa bienfaisance trouva chaque jour l’occasion de s’exercer et il fut la Providence de son peuple. Attaché à sa personne en qualité de trésorier de sa cassette, je fus le distributeur de ses aumônes et de sa miséricorde dont j’eus, chaque jour, de nouvelles preuves. Je n’ai pas la prétention de retracer les événements de cette première période de sa restauration et, ayant eu à tâche de parler des malheurs de nos souverains plus que de leurs fortunes, je ne parlerai que des événements auxquels j’ai été mêlé. Je ne ferai donc que consigner ici le récit de la dernière infortune de nos rois et, n’ayant pas à rapporter les événements de 1814 qui sont gravés dans toutes les mémoires, je voudrais retracer seulement mes derniers souvenirs sur l’heure douloureuse à laquelle ils reprirent le chemin de l’exil.

Une dernière mission devait, en effet, me revenir quand, après une année de bonheur à peine, Sa Majesté dut gagner les frontières à la nouvelle du retour de Bonaparte.

Le 18 mars 1815, le Roi prévoyant son prochain départ, sans toutefois en faire part à son entourage, avait confié à M. de Vitrolles le soin de faire emballer les diamants de la couronne qu’il désirait emporter aux frontières. Tous les fonds dont il pouvait disposer avaient été dissimulés également dans des caissons d’artillerie[1].

Le lendemain, Sa Majesté me fit mander pour me faire connaître ce qu’Elle attendait de moi. Il fallait transporter le précieux bagage à Calais et, de là, le faire passer en Angleterre. Il était nécessaire d’agir avec la plus grande prudence. M. le comte de Blacas me remit les sauf-conduits et les passeports qui m’étaient nécessaires, un état des joyaux de la couronne dressé par M. de Gournay[2] et m’engagea à quitter les Tuileries vers minuit. Il me donna également une lettre de recommandation pour M. le comte de Cély, commandant de la place de Calais, dont la grande fidélité était connue du Roi.

Je devais partir à minuit, le 20 mars, mais quelques mouvements se faisant remarquer dans la troupe pour s’opposer à mon départ je ne pus sortir des Tuileries qu’à six heures du matin. Chacun des caissons qui composait le convoi portait en même temps deux gendarmes déguisés et fortement armés. Les intentions du Roi, qui me furent transmises par M. le comte de Blacas, portaient de me rendre à Calais et d’y attendre les ordres ultérieurs de Sa Majesté.

Je partis donc dans une chaise de poste avec des chevaux des écuries du Roi et me rendis à Saint-Denis sans éprouver beaucoup d’obstacles. Là, je pris des chevaux de poste et j’arrivai jusqu’à Beauvais après avoir essuyé des averses fines et glaciales sur un terrain détrempé[3]. Dans cette ville, je devais rencontrer des difficultés plus sérieuses. À peine étais-je arrivé à la poste aux chevaux qu’on vint m’annoncer une visite. C’était celle de M. Saal, officier d’origine bavaroise, chevalier de la Légion d’honneur et commandant la gendarmerie de cette ville.

« Ne vous inquiétez pas, me dit-il, mon cœur est attaché par les liens les plus fidèles à l’auguste dynastie des Bourbons. Le but respectable de votre haute mission m’est connu. Vous courez de grands dangers car vous devez suivre la route d’Abbeville qui est infesté de mauvais Sujets. Si vous n’êtes pas sous meilleure garde vous serez infailliblement dévalisé. Je vais donc faire placer sur votre passage le plus grand nombre possible de mes gendarmes, mais ayez soin de ne pas paraître les apercevoir. Les événements se dessinent de telle sorte que je ne puis pas sembler votre complice. C’est dans l’assurance de votre discrétion que je prête la main à ces projets. »

À la poste où j’étais descendu pour me réchauffer pendant qu’on relayait, je reçus la visite des autorités du lieu. Les municipaux voulaient à toute force visiter les caissons dans le soupçon, disaient-ils, qu’ils renfermaient des trésors.

Je leur résistai avec la même opiniâtreté, me bornant à dire que j’ignorais ce que contenaient les caissons que seulement je pensais que cela pouvait être des effets à l’usage du Roi. Ils insistèrent en me traitant d’agent du Roi emportant de l’argent à l’étranger. Je persistai de mon côté. Je fis monter les postillons sur leurs chevaux et les forçai à se mettre en marche, ce qu’ils firent, et me délivrèrent de ces importuns. J’ai su depuis, par M. le comte de Blacas, qui passa après moi, que les mêmes hommes avaient été trouver le maire, M. de Nully d’Hécourt[4], pour lui dire que je n’étais pas très éloigné et qu’ils allaient faire courir après moi et m’arrêter, que la présence d’esprit et la louable façon de penser de cet honnête royaliste avait tout sauvé en leur disant :

— Ne reconnaissez-vous donc pas ce voyageur ? C’est M. Hüe, qui a été enfermé au Temple avec le Roi. Il emporte avec lui la cendre de ses maîtres. Oserez-vous y porter une main sacrilège ?

Apaisés par ce discours, ils se retirèrent.

Arrivé à Abbeville, où je devais passer la nuit, je fus appelé à la préfecture, en m’annonçant que j’y coucherais. Je m’y rendis et fus introduit dans une pièce où, à mon grand étonnement, j’aperçus le Roi et plusieurs personnes de sa cour qui m’avaient suivi. Sa Majesté était calme. Elle m’adresse quelques paroles de bonté, me dit d’aller me reposer et de partir le lendemain de bon matin pour Calais où je n’arrivai qu’après avoir couru le risque de perdre deux barils remplis d’or, qu’il fallut remettre en état de continuer la route, après avoir ramassé les pièces qui s’étaient échappées et qui furent ramassées à une centaine près, ce qui retarde ma marche et me fit appréhender d’être atteint par les gens de Bonaparte.

Entré dans Calais, je remis la lettre du Roi a M. le comte de Cély, qui conféra avec le capitaine du port sur les moyens à prendre pour me faire passer en Angleterre.

Cet officier répondit qu’il s’y engageait, mais qu’il faudrait employer la force.

Je dis à M. de Cély que, dans ce cas, je courrais le risque presque certain de faire décidément tomber la place au pouvoir de Bonaparte et de perdre les objets qui m’étaient confiés, que dans cette crainte je croyais me décider à prendre la route de Lille où je pouvais penser que le roi devait être ; sur ces entrefaites un courrier qui avait été expédié de Londres par M. le duc de la Châtre, ambassadeur de France en Angleterre, à M. de Jaucourt, ministre des Affaires étrangères, ayant appris à Montreuil-sur-Mer l’arrivée de Bonaparte à Paris, rebroussa chemin et vint à Calais dans l’auberge, il demanda à me parler et me consulta sur l’usage qu’il devait faire des dépèches dont il était porteur.

Dans l’opinion où j’étais que le Roi était à Lille, je l’engageai à aller les porter à Sa Majesté ; en même temps je le chargeai d’une lettre par laquelle j’informais M. le comte de Blacas de ma position à Calais. M. le comte de Cély écrivit aussi au Roi et me montra sa lettre par laquelle il approuvait beaucoup la résolution que j’avais prise de me rendre à Lille. Aussi dès le lendemain, je partis de grand matin sans éprouver aucun obstacle de la part des habitants de Calais puisque je restais sur le continent. La dernière des postes qui conduisent de cette ville à celle de Lille est de quatre lieues, je n’étais pas à moitié chemin qu’un individu, qui était en chaise et que je ne reconnus pour être de la maison du Roi que lorsqu’il eut fait arrêter ma voiture, me remit une lettre écrite à la hâte par M. le comte de Blacas par laquelle il m’ordonnait de la part du Roi de me rendre en diligence à Tournai ou à Mons et me laissait carte blanche sur les moyens pécuniaires à employer pour sauver mes équipages.

Pour me conformer à cet ordre, lorsque je fus arrivé à la station où les chevaux rafraîchissent avant Lille, je dis aux gendarmes dont je n’avais eu qu’à me louer, que mes affaires m’appelaient momentanément à Tournai où je préférais me rendre et les invitai à me suivre ; mais, comme ils étaient déjà instruits de l’entrée de Bonaparte à Paris, ils me donnèrent des raisons de refus auxquelles il me fut impossible de ne pas me rendre. Le maréchal des logis de l’escorte me dit que quand ils étaient venus aux Tuileries ils ignoraient l’objet de leur mission, que préférant retourner en ce moment à Paris ils seraient arrêtés, chemin faisant, parce qu’ils n’avaient pas de feuilles de route. Je lui répondis sans hésiter que je connaissais beaucoup le commandant de la place de Lille, quoique de fait j’ignorasse jusqu’à son nom, que j’allais lui écrire et qu’il lui porterait la lettre par laquelle je le prierais de leur donner les papiers nécessaires pour qu’ils ne fussent pas inquiétés. J’ai quelquefois affecté cette assurance et m’en suis bien trouvé. Ce fut à cette même poste, avant Lille, que j’éprouvai un très grand embarras par le refus que me firent d’abord les postillons de me conduire à Tournai contre mon premier dessein. Je parvins cependant à les y déterminer à la faveur d’un léger sacrifice d’argent. Les lanciers étaient dans la même auberge que moi ; l’un d’eux, au nom de ses camarades, me proposa de me servir d’escorte ; je ne balançai pas à accepter leur offre dans la crainte qu’un refus de ma part ne les blessât et ne compromît la sûreté des effets dont j’étais chargé, je fis venir du vin et, pour leur tenir compagnie, je bus plus de rasades qu’il ne m’était jamais arrivé de ma vie. Ils me prévinrent cependant qu’ils ne pouvaient m’accompagner que jusqu’au poste le plus prochain de l’armée anglaise dont une partie était sur la frontière. Je donnai aux gendarmes une gratification, que le Roi me dit depuis avoir été trop mesquine. Me voilà enfin en route sous une pluie battante et une nuit des plus obscures ; surcroît de difficulté : il fallait pour tourner la place de Lille et n’être aperçu par aucune des sentinelles en faction sur les remparts, passer à travers des terres labourées qui étaient tellement mouillées qu’un de mes trois caissons s’embourba. Cet accident m’arrêta plus d’une heure et me causa les plus vives inquiétudes. Cependant, quoique avec beaucoup de peines et de fatigues, nous parvînmes à dégager ce caisson, je me remis en route et vers les six heures du matin je pus me présenter aux avant-postes anglais ; la, je remerciai les lanciers qui m’avaient escorté et je les priai d’accepter quelques pièces d’or pour boire à la santé du Roi, ce qu’ils me promirent de faire de bien bon cœur. Arrivé à Tournai je n’éprouvai aucune difficulté, M. le comte de Blacas m’ayant remis avant mon départ tous les passeports et sauf-conduits dont je pouvais avoir besoin. Descendu dans une auberge j’y appris que M. le duc d’Orléans y’était arrivé la nuit. Lorsque le Prince fut éveillé, je le priai de m’instruire sur la route que je devais tenir pour me rendre auprès du Roi ; Il me dit, sans néanmoins m’affirmer rien de bien positif, que je pouvais me diriger sur Ostende. Je fis donc réparer mes caissons qui étaient dans le plus mauvais état et, à peine à Tournai, je partis dès le lendemain matin pour recommencer une nouvelle marche. Quand je fus à Courtrai pour prendre des chevaux, le maître de postes me dit que je ne pouvais en avoir que fort tard, ce qui me détermine à aller à la municipalité montrer les ordres dont j’étais porteur et qui me prescrivaient de me donner tant en France qu’en pays étranger, les chevaux dont j’aurais besoin sans y mettre de délai. Monsieur le maire me reçut fort obligeamment et m’invita à retourner à mon auberge en m’assurant qu’il allait mettre des chevaux en réquisition et que sous deux heures je serais en état de partir.

Durant l’intervalle, je liai conversation avec un Français qui habitait Courtrai depuis de longues années, il me parla du Roi d’une manière qui me satisfit et me dit même que dans ce moment il donnait l’hospitalité à un émigré, je l’invitai à dîner avec moi, ce qu’il voulut bien accepter, m’ayant demandé où j’allais, je lui répondis que c’était à Ostende où l’on m’avait dit que le Roi était. « Vous êtes mal informé, me dit ce particulier, les rapports que nous avons ici établissent que Sa Majesté est à Gand et qu’elle loge chez M. le prince de Broglie, évêque de cette ville. » Cette annonce m’ayant été donnée comme positive, je changeai de route et pris celle de Gand ; arrivé dans cette ville, pendant la nuit, je ne trouvai qu’avec peine un logement dans une auberge, j’y demandai des nouvelles du Roi, en me répondit qu’il n’était point venu, que l’évêque était absent. J’appris alors, par un jeune homme qui se trouvait là, que le Roi était à Ostende comme on me l’avait dit d’abord, que même, lui, jeune homme, en était parti la veille et qu’il allait à l’instant prendre la voiture publique pour y retourner auprès de sa famille. J’écrivis à la hâte à M. le comte de Blacas et priai ce jeune monsieur de lui remettre ma lettre aussitôt qu’il serait rendu à Ostende. Moi-même, je me mis bientôt en route pour cette ville, où j’arrivai peu d’heures après que ma lettre y eut été reçue. Comme M. le comte de Blacas était alors en mission, elle avait été remise à M. le duc de Duras, qui la communiqua à Sa Majesté et calma la crainte qu’elle avait que je n’eusse été arrêté. Sa Majesté était dans une vive impatience quand elle me reçut et quand j’eus enfin la satisfaction de l’aborder, elle me fit conter les détails de ma mission et me témoigna sa vive reconnaissance.

Ce ne fut que quelques jours après mon arrivée à Ostende que Sa Majesté partit pour Gand, où j’eus l’honneur de la suivre et de rester auprès d’elle jusqu’au moment où l’armée de Bonaparte, ayant fait une incursion dans la Belgique, je reçus nouvel ordre de partir pour Anvers avec mes bagages et injonction de passer en Angleterre si l’armée française, faisant de plus grand progrès, venait à s’approcher d’Anvers ; mais, la bataille de Waterloo ayant eu lieu, je revins à Gand d’où, peu après, le Roi se mit en marche sur Paris, où j’entrai quelques heures avant Sa Majesté[5].

  1. Cette somme se montait à 7 434 050 francs (Archives de la famille Hüe). Cf., pour le récit des événements des Cent-Jours, les intéressants Souvenirs du vicomte de Reiset.
  2. Le chevalier Radulph de Gournay, trésorier-général du garde-meuble de la Cour, chevalier de Saint-Louis.
  3. On sait qu’une température exceptionnellement mauvaise, que des pluies diluviennes et incessantes, signalèrent le printemps et causèrent de grands dommages dans les troupes de Louis XVIII et des Anglais comme dans celles de Napoléon.
  4. Le maire de Beauvais a laissé d’estimables souvenirs dans cette ville. Une rue y porte encore son nom.
  5. Par une faveur spéciale, Louis XVIII, lors de son retour en France, détacha de la charge de trésorier du garde-meuble la surveillance des diamants de la Couronne, dont il laissa le soin à François Hüe jusqu’en 1817. (Cf. Appendice.)