Souvenirs littéraires/05

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Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 481-514).
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CINQUIÈME PARTIE.


IX. — LES DEUILS.

Lorsque je revins à Paris, dans le courant du mois de mars 1845, je me réinstallai près de ma grand’mère dans notre logement de la place de la Madeleine ; les motifs qui m’en avaient éloigné n’existaient plus ; j’eusse été dépaysé dans le monde des plaisirs où j’avais vécu, lors de ma vingtième année ; mes anciens camarades m’avaient oublié, et je savais que je ne les rechercherais pas. J’eus, du reste, de quoi m’occuper après mon retour, car je rapportais une fièvre typhoïde qui me retint au lit pendant près de deux mois. Le traitement qui me fut infligé est celui dont il est question dans la cérémonie du Malade imaginaire : je n’en mourus pas, et c’est tout ce que j’en puis dire. J’étais à peine en convalescence que je vis Louis de Cormenin partir pour l’Espagne en compagnie d’Adolphe Blanqui. Celui-ci avait eu une idée d’économiste dont le comique ne m’échappa point. Il emmenait avec lui plusieurs jeunes gens et, pour inspirer quelque respect à la patrie de don Quichotte, il les avait affublés d’un costume qui avait des prétentions militaires : tunique boutonnée, képi, pantalon étroit, le tout en drap gros bleu avec des passepoils bleu de ciel ; au cou, un col en crinoline ; c’était peu pratique pour aller dans un pays chaud ; les malheureux voyageurs ressemblaient à des gabelous ou à de vieux collégiens. Adolphe Blanqui était fier de son invention, que ses compagnons ont plus d’une fois maudite sous le soleil de l’Andalousie. Gustave Flaubert aussi allait partir ; sa sœur Caroline venait de se marier ; on ne voulut pas faillir à la tradition, et l’on se dirigea vers l’Italie. C’était plutôt un voyage de famille qu’un voyage de noces. Le père Flaubert avait empilé dans sa grande chaise de poste sa femme, sa fille, son gendre, son fils, et fouette postillon, en Piémont et en Lombardie ! Gustave était resté à Paris pendant deux jours ; il était venu me voir, car je ne sortais pas encore. Le mariage de sa sœur lui déplaisait pour des motifs que l’avenir n’a que trop justifiés ; la perspective du voyage qu’il allait faire ne lui causait aucun plaisir ; il me disait : « Puisque nous ne devons point dépasser Milan, à quoi bon nous déranger ? n’est-ce pas un crime d’aller en Italie sans pousser jusqu’à Rome ? » On ne voyageait pas, on courait ; à peine arrivé, il fallait repartir ; le père Flaubert s’ennuyait, il regrettait ses malades, son hôpital ; la nourriture lui semblait pitoyable, les gîtes ne lui convenaient pas ; Gustave avait à peine le temps de voir et n’avait pas celui de regarder. Ses lettres de cette époque dénotent une irritation que contenait seule la vénération qu’il avait pour son père. Ce fut à Gênes, dans le palais Doria, devant un tableau de Teniers ou de Breughel d’Enfer, qu’il conçut l’idée de sa Tentation de saint Antoine. Je note le fait, et l’on verra qu’il eut plus tard de l’influence sur sa destinée, car c’est de la Tentation de saint Antoine qu’est sorti incidemment le roman de Madame Bovary, qui devait faire surgir sa célébrité.

J’allai passer une partie de l’été près de Flaubert, à Croisset, sur les bords de la Seine. Il avait un canot dont il maniait les avirons avec vigueur ; on ne l’y laissait jamais seul, et il finit par se dégoûter d’un plaisir qu’il était forcé de partager avec le domestique chargé de le surveiller. Il se renferma dès lors de plus en plus, et tout ce que je pouvais obtenir de lui, c’était d’aller nous asseoir sous un tulipier qui verdoyait à dix pas de la maison. Parfois cependant, nous nous établissions au bout du jardin, dans un petit pavillon qui domine le chemin de halage, et nous passions nos journées à bavarder et à faire des projets dont l’invraisemblance ne nous arrêtait guère. Pendant que je voyageais, Gustave avait écrit un roman : l’Éducation sentimentale, qui n’a de commun que le titre avec celui qu’il a publié en 1869. Là encore, comme dans Novembre, l’autobiographie dominait. Deux jeunes gens liés d’une étroite amitié prennent dans la vie des routes différentes ; l’un cherche l’amour et les jouissances qui en découlent, il développe ses fonctions sentimentales ; l’autre se confine dans la retraite, lit, médite, s’observe et développe ses fonctions intellectuelles ; dans cette seconde partie, Gustave résumait ses études et ses lectures. Dans ce livre, intéressant à bien des égards, on pouvait constater le défaut qui apparaît dans Salammbô ; deux sujets, deux actions se côtoient et ne se mêlent pas. Moins emporté de style et moins lyrique que Novembre, il n’en offrait pas moins des réminiscences d’Ahasvérus, des éclats de phrase intempestifs, des boursouflures et des recherches d’effet trop visibles ; mais, à côté de ces défauts inhérens à la jeunesse, quelle ampleur d’images et quelle observation profonde où déjà Madame Bovary se faisait pressentir ! Ce livre valut à Gustave une déconvenue qui lui fut douloureuse. Il avait avoué à son père qu’il écrivait et qu’il ne voulait être rien autre qu’un écrivain. Le père Flaubert avait fait une moue peu rassurante ; mais il se trouvait en présence d’un cas de force majeure ; dans l’état de santé de Gustave, comment l’obliger à continuer des études de droit qui lui étaient antipathiques ? Il dit à son fils : « Lis-moi ce que tu as fait. » Le père Flaubert s’installa dans un fauteuil, et Gustave commença la lecture. C’était après le déjeuner, il faisait chaud ; pour n’être pas troublé par les bruits de la route, nous avions fermé la fenêtre. Au bout d’une demi-heure, le père Flaubert dormait, la tête retombée sur la poitrine. Gustave eut un geste de dépit, échangea un regard avec moi et continua à lire ; puis, s’interrompant tout à coup : « Je crois que tu en as assez ? » Le père Flaubert se réveilla et se mit à rire. Ce qu’il nous dit, je me le rappelle : « Écrire est une distraction qui n’est pas mauvaise en soi, ça vaut mieux que d’aller au café ou de perdre son argent au jeu ; mais que faut-il pour écrire ? Une plume, de l’encre et du papier, rien de plus, n’importe qui, s’il est de loisir, peut faire un roman comme M. Hugo ou comme M. de Balzac. La littérature, la poésie, à quoi cela sert-il ? Nul ne l’a jamais su. » — Gustave s’écria : « Dis donc, docteur, peux-tu m’expliquer à quoi sert la rate ? Tu n’en sais rien, ni moi non plus, mais c’est indispensable au corps humain, comme la poésie est indispensable à l’âme humaine ! » Le père Flaubert leva les épaules et s’en alla sans répondre. On l’eût singulièrement surpris à ce moment et indigné, si on lui eût dit que son nom, dont il était si fier, ne resterait célèbre que parce que ce nom serait illustré par les romans de son fils. Que l’on se souvienne du cri d’Alfred de Vigny parlant de ses ancêtres :


C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi !



Le père Flaubert était humilié et ne le dissimula pas, il était perplexe comme devant un cas pathologique inconnu. Il ne comprenait que l’action. Fils d’un vétérinaire de Nogent-sur-Seine, il était devenu un chirurgien, — un chirurgien éminent, — et il ne pouvait admettre que son fils fût ce qu’il appelait un gratte-papier. « Le beau métier, disait-il, de se tremper les doigts dans l’encre ! si je n’avais manié qu’une plume, mes enfans n’auraient pas de quoi vivre aujourd’hui. » Je ne souillais mot, mais chaque parole me frappait comme un coup de lanière. Cet homme intelligent et de vie ardue, ce travailleur niait systématiquement les lettres et ne leur reconnaissait d’autre valeur que celle d’une distraction passagère ; ignorait-il donc que les plus grands hommes, les plus grandes actions resteraient inconnus, si les lettres ne les recueillaient et ne les livraient à l’histoire ! La famille de La Rochefoucauld est une des plus hautes de France ; elle a eu des ambassadeurs, des hommes d’état, des princes de l’église ; si elle n’avait produit l’auteur des Maximes, son nom serait-il resté populaire ?

Gustave était découragé, et c’est de ce moment qu’il prit l’idée que tout le monde « a la haine de la littérature ; » c’était son mot favori. Alfred Le Poitevin et moi, nous le remontions de notre mieux et nous lui faisions quelque bien en applaudissant son travail. Souvent il nous relisait des passages de l’Éducation sentimentale, comme pour nous prendre à témoin de l’injustice paternelle. Un jour, je l’interrompis pour lui dire : « Prends garde, ce que tu viens de lire se trouve presque textuellement dans le Wilhelm Meister, de Goethe. » Il releva la tête et riposta : « Cela prouve que le beau n’a qu’une forme. » Je ne répliquai rien, mais cette réponse me fut pénible, elle me révélait pour la première fois l’orgueil morbide, l’orgueil consécutif de sa névrose, dont Gustave devait tant souffrir. À force de vivre seul, de s’irriter contre le blâme de son père, il en était arrivé à se considérer [comme un méconnu et presque comme un persécuté ; sa maladie aidant, cette idée devint tenace, très douloureuse et l’entraîna parfois à des emportemens qu’il a regrettés.

Il ne devait pas tarder à porter des chagrins plus lourds. Au mois de janvier 1846, le père Flaubert fut atteint d’un abcès profond à la cuisse. Son fils Achille l’opéra. Il y eut résorption purulente. La mort fut très rapide. Ce fut un deuil général, et le jour où le vieux chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen fut porté au cimetière « monumental, » la ville chôma comme pour une calamité publique. Pendant que le père Flaubert quittait sa demeure pour toujours, un petit enfant y entrait ; la sœur de Gustave venait de donner naissance à une fille ; les vagissemens du nouveau-né purent se mêler aux lamentations de la famille désespérée. La mort était dans la maison, et elle ne devait en sortir qu’après avoir enlevé une victime de choix. Lors du décès de son père, Gustave était venu à Paris pour le règlement de quelques affaires qui exigeait sa présence. Il était accompagné d’un jeune médecin qui ne le quittait pas. Nous étions toujours ensemble, et je pus remarquer alors combien les oscillations du pendule vital étaient excessives en lui. Il passait de l’exaltation à l’affaissement avec rapidité et sans cause apparente. A cette époque, l’état intermédiaire, c’est-à-dire l’état normal, lui était presque inconnu. Pendant qu’il courait si vite que nous avions peine à le suivre, ou qu’il dormait si fort que nous avions peine à le réveiller, sa sœur, saisie d’une fièvre puerpérale, s’en allait lentement vers une autre existence. Flaubert l’ignorait, et nous lui cachions avec soin l’état de plus en plus grave de la malade. Enfin l’heure vint où il n’était pas possible de lui dissimuler la vérité ; il partit en hâte ; j’entends encore sonner dans mon cœur le sanglot qu’il laissa éclater en m’embrassant avant de monter en wagon.

Deux jours après, un soir, vers onze heures, je vis entrer un vieil oncle de Gustave, M. Parrain, qui me remit une lettre de Mme  Flaubert, par laquelle on me chargeait de faire partir immédiatement Raspail pour Rouen, parce que Caroline allait mourir et que lui seul, peut-être, saurait la sauver. Je n’en pouvais croire mes yeux : Raspail dans la maison du père Flaubert, dans le temple même de la médecine scientifique ; c’était mettre le diable dans un bénitier. Je n’avais pas à réfléchir, et je partis, en compagnie du père Parrain, à la recherche de Raspail, dont j’ignorais la demeure. J’interrogeai un pharmacien qui n’avait pas encore fermé boutique : — Rue des Francs-Bourgeois. Je sautai dans un fiacre, au cocher duquel je promis un bon pourboire ; rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, on me déclare que Raspail y est inconnu ; je me fais conduire rue des Francs-Bourgeois au Marais ; le portier m’apprend que Raspail ne possède dans la maison qu’un dispensaire où il donne des consultations et qu’il habite à Montrouge, mais qu’il n’ouvre jamais sa porte après huit heures du soir. Le père Parrain était consterné et se lamentait. La route nous parut longue jusqu’à Montrouge. Nous restions au milieu d’un grand chemin, toute porte close, toute lumière éteinte, pas un être vivant. J’avisai enfin, derrière une grille fermée, un boucher qui parait ses viandes pour la vente du matin. Il m’indiqua la demeure de Raspail, et le père Parrain, le fiacre et moi nous nous trouvâmes devant une maison de nourrisseur dont la porte charretière ne s’ouvrit pas facilement. J’y frappai pendant plus d’une demi-heure, et j’allais faire reculer la voiture en guise de bélier pour l’enfoncer, lorsqu’elle fut entre-bâillée par un portier effarouché qui n’osa répondre à mon interrogation : « M. Raspail ? » Je compris ce qui se passait dans la tête du pauvre homme, et je lui dis : « Je vous donne ma parole d’honneur que M. Raspail ne court aucun danger ; il s’agit d’une jeune femme qui est en péril de mort et pour laquelle je viens le chercher. » Le portier, un peu rassuré, m’expliqua que Raspail habitait, au fond de la cour, un pavillon situé dans un jardin clos de murs et qu’il me serait impossible d’arriver jusqu’à lui. J’entraînai le père Parrain, je l’appliquai contre la muraille de clôture, je lui mis le pied dans la main, puis sur l’épaule, et je parvins sur le chaperon. Nuit noire ; je regardai au-dessous de moi et je ne vis rien. À la grâce de Dieu ! Je sautai, j’en fus quitte pour un pantalon déchiré. Marchant à travers les arbres, j’arrivai à un petit pavillon à deux étages, précédé d’un perron de trois marches aboutissant à une porte vitrée. Je carillonnai sans modération. Au bout de quelques minutes, derrière les fenêtres du premier étage, je vis apparaître une lumière sur laquelle se détachait la rosette d’un madras semblable à des oreilles de lièvre ; deux autres oreilles rejoignirent les premières et s’agitaient avec inquiétude. Une croisée s’ouvrit par où une femme me demanda ce que je voulais. Après ma réponse, la fenêtre du perron s’éclaira et j’entendis qu’on l’ouvrait. Mon chapeau d’une main, ma lettre de l’autre, j’escaladai les trois marches d’un bond, et je fus reçu par un fusil à deux coups que Raspail m’appuyait sur la poitrine en criant : « Halte là ! » Je ne pus m’empêcher de rire, et je lui dis : « Lisez d’abord, vous tirerez ensuite ! » Il me tint enjoué pendant que la femme, — bonne, gouvernante ou cuisinière, — lui lisait la lettre de Mme’ Flaubert. Lorsqu’il l’eut entendue, il désarma son fusil, me prit dans ses bras et me dit : « Ah ! mon brave garçon, que vous êtes imprudent ! vous l’avez échappé belle ; je vous avais pris pour un exempt ! » Il me promit d’être à la gare de l’Ouest, au départ du premier train du matin. Il y était. Deux jours après, à son retour, j’allai le voir à son dispensaire. « Cette malheureuse jeune femme est perdue, me dit-il ; les médecins lui ont perforé l’estomac avec leur sulfate de quinine. J’ai connu son père, le docteur Flaubert ; c’était un homme d’un grand mérite, mais trop sceptique ; il n’a jamais voulu croire que Louis-Philippe cherche à me faire empoisonner. » Je ne répliquai rien, car les deux opinions me semblaient discutables ; mais je me hâte de dire que j’étais chargé de lui remettre 3,000 francs pour son déplacement et qu’il me fut impossible de les lui faire accepter.

Parmi les lettres de Gustave que j’ai conservées, il en est quatre qui se rapportent à cette époque et que je dois citer, car elles l’éclairent tout entier et montrent son âme. Elles datent des mois de mars et d’avril 1846[1]. Première lettre. — « Il (le mari de sa sœur) sort de ma chambre, où il sanglotait debout, au coin de ma cheminée ; ma mère est une statue qui pleure. Caroline parle, sourit, nous caresse, nous dit à tous des mots doux et affectueux ; elle perd la mémoire ; tout est confus dans sa tête ; elle ne savait pas si c’était moi ou Achille qui était parti pour Paris. Quelle grâce il y a dans les malades, et quels singuliers gestes ! Le petit enfant tette et crie. Achille ne dit rien et ne sait que dire. Quelle maison ! quel enfer ! Et moi ? j’ai des yeux secs comme du marbre. C’est étrange. Autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur, acres et dures ; elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y viennent. Il semble que le malheur est sur nous et qu’il ne s’en ira qu’après s’être gorgé de nous. Encore une fois je vais revoir les draps noirs et j’entendrai l’ignoble bruit des souliers ferrés des croque-morts qui descendent les escaliers. J’aime mieux n’avoir pas d’espoir et entrer au contraire par la pensée dans le chagrin qui va venir. — Marjolin arrive ce soir ; que fera-t-il ? Adieu ! j’ai eu hier un pressentiment que, quand je te reverrai, je ne serais pas gai. »

Deuxième lettre. — « Je n’ai pas voulu que tu vinsses ici ; j’ai redouté ta tendresse. J’avais assez de la vue de H. sans la tienne. Peut-être eusses-tu été encore moins calme que nous. Dans quelques jours je t’appellerai, et je compte sur toi. C’est hier, à onze heures, que nous l’avons enterrée, la pauvre fille. On lui a mis sa robe de noce, avec des bouquets de roses, d’immortelles et de violettes. J’ai passé toute la nuit à la garder. Elle était droite, couchée sur son lit, dans cette chambre où tu l’as entendue faire de la musique. Elle paraissait bien plus grande et bien plus belle que vivante, avec ce long voile blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds. Le matin, quand tout a été fait, je lui ai donné un dernier baiser dans son cercueil. Je me suis penché dessus, j’y ai entré la tête et j’ai senti le plomb me plier sous les mains. C’est moi qui l’ai fait mouler. J’ai vu les grosses pattes de ces rustres la manier et la recouvrir de plâtre. J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste, et je le mettrai dans ma chambre. — J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait. — Voilà tout ; — voilà tout ce qui reste de ceux que l’on a aimés ! Il a voulu venir avec nous. Arrivés là-haut, dans ce cimetière, derrière les murs duquel j’allais en promenade avec le collège, H. sur les bords de la fosse s’est agenouillé et lui a envoyé des baisers en pleurant. La fosse était trop étroite, le cercueil n’a pas pu y entrer. On l’a secoué tiré, tourné de toutes les façons ; on a pris un louchet, des leviers, et enfin un fossoyeur a marché dessus, — c’était la place de la tête, — pour le faire entrer. J’étais debout, à côté, mon chapeau à la main ; je l’ai jeté en criant. Je te dirai le reste de vive voix, car j’écrirais trop mal tout cela. J’étais sec comme la pierre d’une tombe, mais horriblement irrité. J’ai voulu te raconter ce qui précède, pensant que ça te ferait plaisir. Tu as assez d’intelligence et tu m’aimes assez pour comprendre ce mot plaisir qui ferait rire les bourgeois. — Nous voilà revenus à Croisset depuis dimanche. — Quel voyage ! seul avec ma mère et l’enfant qui criait! — La dernière fois que j’en étais parti, c’était avec toi, tu t’en souviens. Des quatre qui y habitaient, il en reste deux. Les arbres n’ont pas encore de feuilles, le vent souffle, la rivière est grosse; les appartemens sont froids et dégarnis. Ma mère va mieux qu’elle ne pourrait aller. Elle s’occupe de l’enfant de sa fille, la couche dans sa chambre, la berce, la soigne le plus qu’elle peut. Elle tâche de se refaire mère; y arrivera-t-elle ? La réaction n’est pas encore venue et je la crains fort. Je suis accablé, abruti; j’aurais bien besoin de reprendre ma vie calme, car j’étouffe d’ennui et d’agacement. Quand retrouverai-je ma pauvre vie d’art, tranquille et de méditation longue? Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine, quand je songe que voilà six ans que je veux me remettre au grec et que les circonstances sont telles que je n’en suis pas encore arrivé aux verbes. Adieu ! cher Maxime, je t’embrasse tendrement. »

Troisième lettre. « J’ai pris une feuille de grand papier avec l’intention de t’écrire une longue lettre; peut-être ne vais-je pas t’envoyer trois lignes; c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est toute jaune, le gazon est vert; les arbres ont à peine des feuilles ; elles commencent, c’est le printemps, l’époque de la joie et des amours. — « Mais il n’y a pas plus de printemps dans mon cœur que sur la grande route où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillons. » Te rappelles-tu où cela est? C’est de Novembre. J’avais dix-neuf ans quand j’ai écrit cela, il y a bientôt six ans. C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. Je ne me plains pas de cela, du reste. Mes derniers malheurs m’ont attristé, mais [ne m’ont pas étonné. Sans rien ôter à la sensation, je les ai analysés en artiste. Cette occupation a mélancoliquement récréé ma douleur. Si j’avais attendu de meilleures choses de la vie, je l’aurais maudite; c’est ce que je n’ai pas fait. Tu me regarderas peut-être comme un homme sans cœur, si je te disais que ce n’est pas l’état présent que je considère comme le plus pitoyable de tous. Dans le temps que je n’avais à me plaindre de rien, je me trouvais bien plus à plaindre. Après tout, cela tient peut-être à l’exercice. A force de s’élargir pour la souffrance, lame en arrive à des capacités prodigieuses; ce qui la comblait naguère à la faire crever, en couvre à peine le fond maintenant. J’ai au moins une consolation énorme, une base sur laquelle je m’appuie; c’est celle-ci : je ne vois plus ce qui peut m’arriver de fâcheux. Il y a la mort de ma mère que je prévois plus ou moins prochaine; mais avec moins d’égoïsme, je devrais l’appeler pour elle. Y a-t-il de l’humanité à secourir les désespérés? as-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur? On s’évanouit dans la volupté, jamais dans la peine; les larmes sont pour le cœur ce que l’eau est pour les poissons. Je suis résigné à tout, prêt à tout; j’ai serré mes voiles et j’attends le grain, le dos tourné au vent et la tête sur ma poitrine. On dit que les gens religieux endurent mieux que nous les maux d’ici-bas; mais l’homme convaincu de la grande harmonie, celui qui espère le néant de son corps, en même temps que son âme retournera dormir au sein du grand Tout pour animer peut-être le corps des panthères ou briller dans les étoiles, celui-là non plus n’est pas tourmenté. On a trop vanté le bonheur mystique. Cléopâtre est morte aussi sereine que saint François. Je crois que le dogme d’une vie future a été inventé par la peur de la mort ou l’envie de lui rattraper quelque chose. — C’est hier que l’on a baptisé ma nièce. L’enfant, les assistans, moi, le curé lui-même qui venait de dîner et était empourpré, ne comprenaient pas plus l’un que l’autre ce qu’ils faisaient. En contemplant tous ces symboles insignifians pour nous, je me faisais l’effet d’assister à quelque cérémonie d’une religion lointaine exhumée de la poussière. C’était bien simple et bien connu, et pourtant, je n’en revenais pas d’étonnement. Le prêtre marmottait au galop un latin qu’il n’entendait pas; nous autres, nous n’écoutions pas, l’enfant tenait sa petite tête nue sous l’eau qu’on lui versait, le cierge brillait et le bedeau répondait : Amen ! Ce qu’il y avait de plus intelligent à coup sûr, c’étaient les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui peut-être en avaient retenu quelque chose. — Je vais me mettre à travailler, enfin! enfin! J’ai envie, j’ai espoir de piocher démesurément et longtemps. Est-ce d’avoir touché du doigt la vanité de nous-mêmes, de nos plans, de notre bonheur, de la beauté, de la bonté, de tout; mais je me fais l’effet d’être borné et bien médiocre. Je deviens d’une difficulté artiste qui me désole; je finirai par ne plus écrire une ligne. Je crois que je pourrais faire de bonnes choses, mais je me demande toujours à quoi bon? C’est d’autant plus drôle que je ne me sens pas découragé ; je rentre, au contraire, plus que jamais dans l’idée pure, dans l’infini. J’y aspire; il m’attire; je deviens brahmane, ou plutôt je deviens un peu fou. Je doute fort que je compose rien cet été. Si c’était quelque chose, ce serait du théâtre; mon conte oriental est remis à l’année prochaine, peut-être à la suivante et peut-être à jamais. Si ma mère meurt, mon plan est fait : je vends tout, et je vais vivre à Rome, à Syracuse, à Naples. Me suis-tu? Mais fasse le ciel que je sois un peu tranquille ! Un peu de tranquillité, grand Dieu! un peu de repos; rien que cela, je ne demande pas de bonheur. Tu me parais heureux, c’est triste. La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux ; quand on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles froides que l’on avait jugées si chaudes. »

Quatrième lettre. — « L’ennui n’a pas de cause; vouloir en raisonner et le combattre par des raisons, c’est ne pas le comprendre. Il fut un temps où je regorgeais d’élémens de bonheur et où j’étais véritablement très à plaindre ; les deuils les plus tristes ne sont pas ceux que l’on porte sur son chapeau. Je sais ce que c’est que le vide; mais qui sait? La grandeur y est peut-être, l’avenir y germe. Prends garde seulement à la rêverie ; c’est un vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est la sirène des âmes ; elle chante, elle appelle, on y va, et l’on n’en revient plus. J’ai grande envie ou plutôt grand besoin de te voir. J’ai mille choses à te dire, et de tristes ! Il me semble que je suis maintenant dans un état inaltérable ; c’est une illusion, sans doute, mais je n’ai plus que celle-là, si c’en est une. Quand je pense à tout ce qui peut survenir, je ne vois pas ce qui pourrait me changer, j’entends le fonds, la vie, le train ordinaire des jours, et puis je commence à prendre une habitude du travail dont je remercie le ciel. Je lis ou j’écris régulièrement de huit à dix heures par jour, et si l’on me dérange, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la terrasse; le canot n’est seulement pas à flot. J’ai soif de longues études et d’âpres travaux. La vie interne, que j’ai toujours rêvée, commence enfin à surgir. Dans tout cela, la poésie y perdra peut-être, je veux dire l’inspiration, la passion, le mouvement instinctif. J’ai peur de me dessécher à force de science, et pourtant, d’un autre côté, je suis si ignorant que j’en rougis vis-à-vis de moi-même. Il est singulier, comme, depuis la mort de mon père et de ma sœur, j’ai perdu tout amour d’illustration. Les momens où je pense aux succès futurs de ma vie d’artiste sont les momens exceptionnels. Je doute bien souvent si jamais je ferai imprimer une ligne. Sais-tu que ce serait une belle idée que celle du gaillard qui, jusqu’à cinquante ans, n’aurait rien publié et qui d’un seul coup ferait paraître, un beau jour, ses œuvres complètes et s’en tiendrait là? Hélas ! je rêve aussi, je rêve, comme toi, de grands voyages, et je me demande si, dans dix ans, dans quinze ans, ce ne serait pas plus sage que de rester à Paris à faire l’homme de lettres, à faire le pied de grue devant le comité des Français, à saluer messieurs les critiques, à me disputer avec mes éditeurs et à payer des gens pour écrire ma biographie parmi les grands hommes contemporains. Un artiste qui serait vraiment artiste et pour lui seul, sans préoccupation de rien, cela serait beau, il jouirait peut-être démesurément. Il est probable que le plaisir qu’on peut avoir à se promener dans une forêt vierge ou à chasser le tigre est gâté par l’idée qu’on doit en faire une description bien arrangée pour plaire à la plus grande masse de bourgeois possible. Je vis seul, très seul, de plus en plus seul. Mes parens sont morts ; mes amis me quittent ou changent : « Celui, dit Çakia Mouni, qui a compris que la douleur vient de l’attachement, se retire dans la solitude comme le rhinocéros. » Oui, comme tu le dis, la campagne est belle, les arbres sont verts, les lilas sont en fleurs ; mais de cela, comme du reste, je ne jouis que par ma fenêtre. Tu ne saurais croire comme je t’aime ; de plus en plus l’attachement que j’ai pour toi augmente. Je me cramponne à ce qui me reste, comme Claude Frollo suspendu au-dessus de l’abîme. Tu me parles de scénario ; envoie-moi celui que tu veux me montrer ; Alfred Le Poitevin s’occupe de tout autre chose, c’est un bien drôle d’être. — J’ai relu l’Histoire romaine de Michelet ; non ! l’antiquité me donne le vertige. J’ai vécu à Rome, c’est certain, du temps de César ou de Néron. As-tu pensé quelquefois à un soir de triomphe, quand les légions rentraient, que les parfums brûlaient autour du char du triomphateur et que les rois captifs marchaient derrière ? — Et le cirque ! — C’est là qu’il faut vivre ; vois-tu, on n’a d’air que là, et on a de l’air poétique, à pleine poitrine, comme sur une haute montagne, si bien que le cœur vous en bat ! Ah ! quelque jour, je m’en donnerai une saoulée avec la Sicile et la Grèce. En attendant, j’ai des clous aux jambes et je garde le lit. »

Comme on le voit par ses lettres, Flaubert n’était pas heureux ; indépendamment des infortunes qui venaient de le frapper, il y avait en lui une sorte de fond troublé où il se noyait ; il aspirait à tout et ne saisissait rien, parce que ses aspirations confuses ne lui montraient aucun but défini. Son irritation était d’autant plus vive que, par amour filial, il ne la laissait pas soupçonner à sa mère, qui succombait sous le double fardeau que la mort avait jeté sur elle. Il en voulait à Alfred Le Poitevin qui, à ce moment et pour obéir à sa famille, tentait quelques démarches afin d’être nommé substitut dans le ressort de Rouen. Cela lui semblait une trahison, et il en souffrait. Il fut du reste ainsi pendant toute sa vie ; il s’indigna contre ceux de ses amis qui ne marchèrent pas dans son ombre et qui ne lui servaient pas d’écho. À cette époque, il me disait sérieusement : « Il n’y a que toi et moi qui comprenions la grandeur de la littérature. » Et plus d’une fois ses lettres étaient précédées par ces mots : Solus ad solum : le seul au seul ; orgueil sans conséquence de l’extrême jeunesse qui avait, du moins, pour résultat de nous exciter au travail et de nous tenir en garde contre des débuts trop précoces. Il était naturel que Le Poitevin cherchât à se créer une situation, mais Flaubert en parlait avec amertume. De mon côté, je regardais avec calme Louis de Cormenin, qui terminait son droit et ne pensait plus à ces fameux romans historiques que nous avions projeté de faire ensemble lorsque nous avions dix-huit ans.

Sans qu’il en convînt ou sans qu’il le reconnût, Flaubert souffrait de sa solitude, qui était excessive. Entre sa mère, farouche de désespoir, et sa nièce, encore réduite à la vie végétative, il n’y avait nulle expansion possible pour ce rêveur. Il vivait sur sa propre substance et la dévorait. Le hasard vint à son secours et lui envoya un aide sur lequel il pût désormais s’appuyer avec une confiance que rien n’altéra. Au mois de mai, j’avais été m’établir à Croisset, j’étais arrivé un samedi dans la matinée. Gustave me dit : « J’ai retrouvé un ancien camarade de collège qui fait des vers ; il donne des répétitions de latin à Rouen ; il est occupé toute la semaine, mais il vient ici le samedi soir et repart le lundi matin. Tu le verras aujourd’hui; il s’appelle Louis Bouilhet; c’est un ancien interne de mon père; il a quitté le bistouri pour la plume et ne veut faire que des lettres. » Puis il me lut différentes poésies pleines de talent, quoique l’on y sentît des réminiscences d’Hugo et même de Barthélémy ; mais quel est le jeune homme qui, du premier coup, ait fait en art acte d’originalité !

Vers l’heure du dîner, Bouilhet arriva; il avait vingt-quatre ans à peine et il était charmant, malgré sa timidité, qui enveloppait une forte conscience de soi-même. Il luttait alors, il lutta toujours contre certaines difficultés matérielles qui rétrécissaient sa vie et lui prenaient le meilleur de son temps. Son père, qui avait été chirurgien militaire pendant la campagne de Russie, était mort; sa mère et ses deux sœurs, toutes trois confites en dévotion, vivaient à Cany, où il était né; il leur avait abandonné un petit avoir d’une trentaine de mille francs, qui constituait toute sa fortune et qu’il devait à un legs de son parrain. Il était donc pauvre. Il avait commencé ses études de médecine sous la direction du père Flaubert, mais la poésie l’emportait à ce point qu’il nous raconta souvent avoir cherché des rimes pendant qu’il faisait la ligature des artères d’un amputé. La physiologie n’était point pour le retenir, il s’en dégoûta, courut le cachet, et prépara au baccalauréat des candidats récalcitrans. Le métier était fastidieux, quoique rémunérateur et surtout facile pour Bouilhet, qui a été l’humaniste le plus distingué que j’aie rencontré. Nul poète grec, nul poète latin qui ne lui fût familier; il en faisait sa lecture habituelle, et savait n’être point pédant. C’était un romantique : hors de Victor Hugo, point de salut; il discutait Lamartine, admettait Théophile Gautier et, tout en admirant Alfred de Musset, ne lui pardonnait pas les cris de douleur qu’il a poussés. Il s’en irritait et ne se tint pas de le dire :

Je déteste surtout le barde à l’œil humide,
Qui regarde une étoile en murmurant un nom,
Et pour qui la nature immense serait vide,
S’il ne portait en cror.pe ou Ninette ou Ninon !


Pour Bouilhet comme pour Flaubert, la poésie, bien plus, la littérature entière, devait être objective, et toute œuvre était condamnable dont l’auteur se laissait deviner ; ils posaient en premier principe de l’art l’impersonnalité ; rien n’importe que la forme, le reste est fadaise bonne à duper les imbéciles. L’un et l’autre ont été fidèles à cette doctrine et ont ainsi prouvé que leur conception esthétique était supérieure au soin de leurs intérêts. Bouilhet, qui rougissait sous un regard et n’était point à son aise dans un salon, Bouilhet était très absolu dans ses opinions et les soutenait avec énergie. Il était spirituel, maniait l’ironie d’une façon redoutable et eût été poète comique si l’éducation première, l’engoûment romantique et une certaine visée à la grandeur ne l’eussent entraîné vers la poésie lyrique. Le lieu-commun lui faisait horreur, et il le pourchassait impitoyablement ; toute œuvre littéraire qui avait une tendance humanitaire, religieuse, philosophique l’indignait; l’idée d’un théâtre « moralisateur » le faisait éclater de rire, et la poésie «. patriotique » le révoltait. Lorsqu’il parlait de Béranger, il avait une façon de lever en même temps les épaules, les yeux et les bras, en laissant retomber sa tête, qui était une merveille de pantomime et qui dépeignait, à ne s’y pouvoir méprendre le découragement, l’indignation et le mépris. Sa haine contre « le chantre de Lisette» était d’autant plus amusante qu’elle était sincère. Il ne lui pardonnait ni sa basse philosophie, ni ses faciles railleries contre les prêtres, ni son Dieu bon vivant et bon enfant, ni son chauvinisme, ni les qualités inférieures qui l’ont rendu cher à la foule, ni l’insuffisance de sa forme. « Il a mis les articles du Constitutionnel en bouts-rimés, disait-il; il n’y a pas de quoi être fier. » Un jour qu’il venait d’analyser, — de disséquer, — je ne sais quelle chanson voltairienne et libérale, il s’écria : « Il n’est pas difficile d’en faire autant. » Alfred Le Poitevin, lui dit : « Je t’en défie. » Bouilhet disparut et revint une demi-heure après avec une chanson intitulée : le Bonnet de coton, qui est un excellent pastiche, et dont voici le premier couplet :

Il est un choix de bonnets sur la terre,
Bonnets carrés sont au temple des lois;
La bonnet grec va bien au front d’un père
Et la couronne est le bonnet des rois;
Bonnet pointu sied au fou comme au prêtre,

Mais le bonnet qu’aurait choisi Caton,
C’est à coup sûr, n’en doutez pas, mon maître,
Le bonnet de coton (bis) .


Il excellait aux parodies et il avait fait en mon honneur une imitation de l’Ode sur la prise de Namur si parfaitement ennuyeuse qu’il nous fut impossible d’en écouter la lecture jusqu’au bout.

A l’heure où je le rencontrais à Croisset et où il venait d’entrer dans la gravitation de Flaubert pour n’en jamais sortir, il composait beaucoup de pièces de vers exquises et qui ont été presque toutes publiées dans son volume : Festons et Astragales, dont le titre, intentionnellement choisi par lui, prouve qu’il n’a voulu faire que de l’ornementation. Que de fois j’ai vu Flaubert, vêtu de son peignoir blanc, agiter les bras au-dessus de sa tête, se camper au milieu de son cabinet et crier :

Savez-vous pas, loin de la froide terre,
Là-haut, là-haut dans les plis du ciel bleu,
Un astre d’or, un monde solitaire,
Roulant en paix sous le souffle de Dieu?
Oh ! je voudrais une planète blonde.
Des cieux nouveaux, d’étranges régions.
Où l’on entend, ainsi qu’un vent sur l’onde,
Glisser, la nuit, sous la voûte profonde,
Le char brillant des constellations !


Dès que Bouilhet avait fait une nouvelle pièce de vers, il nous l’apportait ; Flaubert la hurlait, et nous l’admirions. Nous étions sincères, mais nous vivions tellement les uns près des autres, les uns pour les autres, que le monde extérieur nous échappait. A force de nous confiner dans notre solitude, d’échanger des idées semblables, d’être soustraits à toute critique, nous en arrivions à perdre la proportion des choses et à nous reconnaître un talent que nous étions loin d’avoir. Gustave nous répétait : « Il faudra débuter par un coup de tonnerre! » Soit; mais où était la foudre?

Tout notre temps n’était cependant pas employé à nous casser l’encensoir sur le visage, et parfois nous partions en tournées archéologiques aux environs de Rouen. Nous passions quelques jours à visiter Saint-George-de-Boscherville, Saint-Vandrille, Jumièges et certains paysages qui sont très beaux dans les environs de la Bouille. C’est dans une de ces excursions que Flaubert, en regardant les vitraux de l’église de Caudebec, conçut l’idée de son conte de Saint-Julien l’Hospitalier, de même qu’au milieu des ruines de Jumièges, il annonça l’intention d’écrire l’histoire des énervés; ce ne fut qu’un projet, mais qui lui tint au cœur, car il m’en par la pendant l’année qui précéda sa mort. A Croisset, les journées n’étaient pas seulement réservées à la causerie, et nous travaillions. Une belle émulation nous avait saisis, et nous nous étions remis au grec et au latin. Les dictionnaires aidant, nous avions traduit la Lysistrata d’Aristophane et le Rudens de Plaute. C’était une distraction, pour Flaubert du moins, car, à ce moment-là, il s’était adonné à une besogne dont je n’ai jamais compris l’utilité. Il étudiait, plume en main, le théâtre français du XVIIIe siècle, c’est-à-dire les tragédies de Voltaire et de Marmontel. Que cherchait-il dans ce fatras ? quel bénéfice intellectuel pouvait-il en tirer ? quelle souplesse de style pouvait-il y acquérir ? Il ne me l’a pas clairement expliqué et je ne l’ai pas deviné. Flaubert a toujours rêvé de faire du théâtre, pour lequel il n’avait aucune aptitude. A-t-il voulu prendre ses modèles dans cet art décadent, à l’aide duquel les philosophes du siècle dernier ont attaqué la prépotence religieuse ? je ne puis le croire, et dans ce travail, je vois plutôt une de ces fantaisies étranges dont son esprit n’était pas exempt. Le résultat de cette étude ne fut pas celui que nous avions imaginé. Dans les tragédies les plus sombres, Flaubert ne voyait que le burlesque ; la phraséologie prétentieuse et violente des Scythes ou de Denys le Tyran le mettait en joie ; il déclara, — il décréta, — que nous allions faire une tragédie selon les règles, avec les trois unités, et où les choses ne seraient jamais appelées par leur nom. L’épigraphe, empruntée à l’Art poétique de Boileau, était :

D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus hideux objet fait un objet aimable.


Ce fut Gustave qui trouva le sujet : Jenner, ou la Découverte de la vaccine. La scène se passe dans le palais de Gonnor, prince des Angles ; le théâtre représente un péristyle orné de la dépouille des Calédoniens vaincus. Un carabin, élève de Jenner et jaloux de son maître, est le personnage philosophique de la pièce. Matérialiste et athée, nourri des doctrines de d’Holbach, d’Helvétius et de Lamettrie, il prévoit la révolution française et prédit l’avènement de Louis-Philippe. Les autres héros, calqués sur ceux des tragédies de Marmontel, étaient d’une divertissante bouffonnerie. La petite vérole, personnifiée dans un monstre, apparaît en songe à la jeune princesse, fille du vertueux Gonnor. Nous nous étions engoués de cette drôlerie. Bouilhet venait tous les soirs, et souvent nous passions la nuit au travail. Flaubert tenait la plume et écrivait. Il a cru de bonne foi qu’il avait fait une partie des vers dont se compose le premier acte, qui seul a été mené à bonne fin ; il s’est trompé. Il n’a jamais su ni pu faire un vers ; la métrique lui échappait, et la rime lui était inconnue. Lorsqu’il récitait des vers Alexandrins, il leur donnait volontiers onze ou treize pieds, rarement douze. Bouilhet disait : « Il y a une malédiction sur lui ; c’est un poète lyrique qui ne peut pas faire un vers. » Dans notre tragédie, les vers bien frappés, comiques, ayant une apparence classique indiscutable, sont de Bouilhet. L’expression propre n’est jamais employée, car elle est contraire aux canons ; on ne parle que par métaphores ! et quelles métaphores ! Un garde est saisi tout à coup par le mal inconnu que Jenner, « fils aimé d’Esculape, » parviendra à guérir ; il se tord de douleur, car


Les flammes de l’Etna, les neiges d’Hyrcanie
Se disputent ses sens !


Une suivante lui offre un verre d’eau sucrée avec un peu de fleur d’oranger :


Le suc délicieux exprimé du roseau
Qui fond en un instant dans le cristal de l’eau,
Et qu’on mêle au parfum du fruit des Hespérides,
Peut-il porter le baume à vos lèvres arides ?


Le remède est inefficace ; le garde souffre toujours ; on lui propose alors d’aller chercher l’instrument dont Molière a poursuivi M. de Pourceaugnac et qui, sur les lèvres de la jeune Calédonienne, devient :


Le tube tortueux d’où jaillit la santé !


Nous étions jeunes, nous excitant mutuellement, et, sous prétexte que tout peut se dire en beau langage, nous en arrivâmes à pousser si violemment le comique qu’il tomba dans la grossièreté et que notre parodie devint une farce que Caragheuz seul aurait osé jouer. C’était là un défaut qu’il n’était pas toujours facile d’éviter avec Flaubert, qui trouvait, comme Béranger, qu’en fait de mots, « les plus gros sont les meilleurs. » Ce fut un passe-temps qui ne dura guère ; nous fûmes les premiers à nous en fatiguer, et nous retournâmes vers les choses sérieuses qui nous sollicitaient. Lorsqu’on automne je revins à Croisset, il n’était plus question d’appeler le bonnet grec « le commode ornement dont la Grèce est la mère ; » chacun de nous avait taillé ses plumes et se préparait au travail. Bon feu dans l’âtre ; à côté de la table ronde où Flaubert travaillait, une petite table pour moi ; dans le jour, on écrivait ; le soir, après dîner, on causait, et lorsque Bouilhet venait, le soir se prolongeait souvent jusqu’à trois ou quatre heures du matin ; aussi la cloche du déjeuner avait parfois quelque peine à nous tirer du lit. Flaubert s’était mis à écrire la Tentation de saint Antoine ; à toutes nos questions, il avait répondu : « Vous verrez cela plus tard, » et il avait déclaré qu’il ne nous en lirait pas une ligne avant que tout fût terminé. C’était nous rejeter à long terme, car il estimait qu’il lui faudrait trois années pour parfaire son œuvre. Il avait plongé aux origines même ; il lisait les pères de l’église, compulsait la collection des actes des conciles par les pères Labbé et Cossart, étudiait la scolastique et s’égarait dans des lectures excessives qu’il eût trouvées résumées dans le Dictionnaire des hérésies et dans la Légende dorée de Jacques de Voragine. Voyant les livres empilés sur sa table et répandus sur les meubles, Bouilhet lui dit : « Prends garde ! tu vas faire de saint Antoine un savant, et ce n’était qu’un naïf. » De son côté, Bouilhet était préoccupé; nous nous en apercevions à ses silences et aux fréquentes prises de tabac dont il se bourrait le nez. Il préparait les élémens d’un poème romain, qui devait être Melœnis; il en avait déjà déterminé les divisions, les épisodes principaux; il hésitait encore sur la coupe de la strophe qu’il voulait adopter ; malheureusement il se décida pour la stance de six vers à rimes triplées, qui est la stance de Namounan ce qui le fit plus tard accuser d’avoir imité Alfred de Musset, qu’il n’imita jamais par l’excellente raison que la source d’où découlait leur poésie n’était pas la même. Je lui avais apporté le de Gladiatoribus de Juste Lipse; nous l’avions lu à haute voix, et Flaubert s’était désespéré de ne pouvoir donner des combats de gladiateurs dans le jardin de Croisset, comme quelques années auparavant Roger de Beauvoir s’était désespéré de ne pouvoir donner des tournois dans le jardin de Tivoli. Flaubert a toujours rêvé l’impossible, et c’est pourquoi l’existence sociale lui a paru d’une insupportable médiocrité. Il eut cela de commun avec Théophile Gautier, dont plus tard il devait être l’ami.

Lorsque vint la fin de l’automne, je quittai Gustave, mais avant de nous séparer, nous avions formé un projet dont l’exécution devait être soumise à Mme Flaubert. En attendant les grands voyages que j’étais décidé à entreprendre, nous avions pensé que nous pourrions employer trois ou quatre mois à parcourir une des provinces de France, et nous étions tombés d’accord pour visiter la Bretagne, pays resté un peu en dehors de la civilisation par ses mœurs et par son langage. Il fallait obtenir l’assentiment de Mme Flaubert, assez jalouse de son fils, et inquiète dès qu’elle ne l’avait plus sous les yeux. Je me chargeai de la négociation, qui fut moins difficile que nous ne l’avions redouté. Mme Flaubert me dit : « Je comprends que ce pauvre garçon étouffe ici et qu’il a besoin de liberté ; au mois de mai prochain, il partira, si toutefois il n’a pas changé d’idée et si sa santé le lui permet. » Donc il fut décidé que le 1er mai 1847, nous nous mettrions en route et que Mme Flaubert, voyageant dans sa chaise de poste avec sa petite-fille et le père Parrain, viendrait nous voir dans quelques grandes villes où les auberges sont habitables. Ce fut une victoire ; Flaubert poussait des cris : « Ensemble, seuls et indépendans, enfin! » Nous ne voulions pas nous jeter en Bretagne sans rien savoir du pays et, comme disait Flaubert, nous préparâmes le voyage. Gustave se réserva la partie historique et trouva à la bibliothèque de Rouen tous les documens dont il eut besoin. Je m’étais attribué ce qui concernait la géographie, l’ethnologie, les mœurs et l’archéologie. Dans nos lettres, nous ne parlions plus que de Bretagne. Je lui disais : « Étudie bien la guerre de succession entre Jean de Montfort et Charles de Blois. » Il me répondait : « Soigne tes menhirs et tes cromlechs. »


X. — EN BRETAGNE.

Flaubert m’avait chargé de surveiller l’exécution du buste de sa sœur, qu’il avait confié à Pradier, et j’allais souvent à l’abbatiale dans l’atelier où le maître travaillait. Pradier avait alors cinquante-quatre ans ; il était dans la force de l’âge et dans l’ampleur de son talent. On l’aimait, on le respectait, car nul plus que lui ne fut laborieux et n’adora son art d’un tel amour. Il était d’accès facile, très gai, malgré les préoccupations pénibles qui le poignaient souvent, accueillait les hommes jeunes et m’admit dans son intimité. C’était un Genevois, et il se faisait appeler James, quoique son vrai nom fût Jean-Jacques. Malgré une certaine afféterie, la grâce de ses œuvres n’était pas sans vigueur; il aimait la femme, il l’étudiait sans cesse, assouplissait le marbre pour mieux la reproduire et recherchait les effets de mollesse provocante, qu’il rencontrait surtout chez les juives, qu’il préférait aux modèles d’autre race. C’était un païen que l’on aurait cru élevé par Clodion et par Prudhon. A force de sacrifier à l’élégance, il lui arriva de tomber dans la mièvrerie; il donnait à ses statues des épidémies frémissans que voilait la chaste blancheur du marbre. Il excellait aux Nyssia, aux Chloris, aux Pandore, et il me semble qu’il eût été quelque peu empêché de faire Minerve ou Junon. Sous ses doigts, la statuaire devenait un art sensuel ; ses déesses étaient d’aimables mortelles souriant de volupté et ses Victoires même étaient langoureuses. Auguste Préault, qui ne l’aimait guère, disait : « Tous les matins, Pradier part pour Athènes, mais il s’arrête en route et ne parvient jamais à dépasser la rue Notre-Dame-de-Lorette. » Le mot est dur, mais ne manque pas de vérité. Je crois que Pradier eût été un artiste hors ligne s’il avait développé sa culture intellectuelle ; le temps lui manqua sans doute et peut-être bien aussi le goût de s’instruire. Il comprit surtout le côté extérieur de l’art; la partie interne qui en constitue la véritable grandeur lui échappa. Comme les hommes, les statues ont une âme; il l’ignora toujours. Psyché ne le visita pas, et il ne s’en inquiétait guère. Je fus très frappé de cela un jour que, dans son atelier, on causait d’une statue de Marceau, que Préault venait de terminer, qui était exposée devant le Louvre, au bout du pont des Arts, et dont on discutait la valeur. Pradier dit : « Préault n’y entend rien ; il ne sait pas ce que c’était que Marceau. Marceau était un hussard; un hussard, c’est une veste ajustée et une culotte à soutaches qui accuse les formes. » Je me récriai et je parlai d’un Marceau symbolisant la jeune république, représentant la France altière, ivre d’espoir et faisant face à l’Europe. Pradier leva les épaules et reprit : « Tout ça, c’est des bêtises, comme disent les modèles ; des bottes à la Souwarow dégageant le mollet, un genou bien dessiné, des hanches modelées, le cou nu, la lèvre épaisse et l’œil en coulisse, voilà Marceau. Toutes les femmes s’arrêteront à le regarder ; ça leur donnera des idées « farces » et vous aurez un succès. » Ce fut là le tort de Pradier ; il confondit trop l’artisan et l’artiste. Son originalité reste contestable parce qu’il demanda exclusivement à la main un travail auquel le cerveau aurait dû participer. Je ne me souviens pas de l’avoir vu lire. Du reste, il travaillait sans cesse; à quelque heure que je l’aie surpris, jamais je ne l’ai trouvé inoccupé.

il avait de lui une haute opinion, et rien n’est plus naturel, car cette opinion était justifiée par son talent et par sa réputation; mais je ne serais pas surpris qu’il eût cru à son génie universel et que, mentalement, il se fût comparé à Léonard de Vinci et à Michel-Ange. A cet égard, il ne faisait pas de confidences, mais l’aspect même de son atelier dévoilait sa pensée. Un orgue, un piano, une guitare, voire même une lyre construite d’après ses dessins, prouvaient que la musique ne lui était pas inconnue, et j’affirmerais qu’il avait essayé de composer des romances, une symphonie et une sorte de marche funèbre qu’il appelait Orphée'au tombeau d’Eurydice. Aux murailles, à côté des couronnes obtenues par ses élèves, étaient accrochées quelques peintures peu modelées, rappelant de loin la facture de Carlo Maratta, et entre autres une Sainte Famille, qu’il avait faite, disait-il, eu ses momens perdus. Les albums qui traînaient sur les tables ne contenaient pas que des croquis; on y lisait des vers dont les rimes boiteuses, les hiatus, les césures déplacées indiquaient plus de bon vouloir que de science. Je me souviens d’une de ces pièces de vers, dédiée à la reine Marie-Amélie, et qui ne rappelait en rien les sonnets que Michel-Ange adressait à la Colonna. C’étaient là pour Pradier des passe-temps et aussi des déceptions. Il sentait qu’il était inférieur dans ces arts latéraux, où il n’aurait pas dû s’égarer, et il revenait à la statuaire, à l’art dans lequel il était passé maître. Le soir, au coin du feu, dans son appartement du quai Voltaire, il taillait des coraux ou des pierres dures et en faisait des camées, qui ne sont pas au-dessous de ceux de Picler et de Cappa.

Parfois la lassitude le prenait ; être toujours dans l’atelier, toujours monter et descendre l’escabeau, toujours pétrir la terre glaise, toujours manier l’ébauchoir, c’est fatigant à la longue, et ce grand artiste, surmené par un labeur sans trêve, essayant de reconstituer pour ses enfans une fortune que d’autres mains que les siennes avaient dissipée, était pris du besoin de voir un peu de verdure et de regarder couler l’eau. Il faisait mettre des provisions dans un panier, il emmenait avec lui les personnes qui se trouvaient dans son atelier, — modèles, élèves ou praticiens, qu’importe? — il allait à une gare de chemin de fer, sautait dans un wagon, s’arrêtait à Saint-Cloud, à Sceaux, à Ville-d’Avray, dînait sur l’herbe, chantait des chansons italiennes, racontait des historiettes qui traînaient dans tous les ana, et rentrait, le soir, exténué, mais heureux de son escapade, comme un collégien en école buissonnière. Il était très connu dans Paris, où son costume le désignait. Il ressemblait à Nicolas Poussin, le savait, et avait adopté un vêtement de fantaisie qui rappelait ceux d’autrefois; un chapeau de forme tyrolienne, à larges bords et dont le bourdalou était maintenu par une boucle en acier bruni, ombrageait sa tête intelligente; sa chevelure blonde mêlée d’argent, longue et bouclée, tombait sur une veste de velours noir, à la boutonnière de laquelle rayonnait une rosette où la Légion d’honneur côtoyait la Couronne de chêne; un petit manteau court, doublé de soie bleue, à peine suspendu à l’épaule, découvrait la poitrine ornée d’un jabot blanc et le cou musculeux sortant presque nu d’un col très abaissé. Ainsi déguisé, il allait d’un pas solide, clignant de l’œil aux femmes, échangeant une plaisanterie avec les gamins qui se retournaient pour le voir, et ayant dans son attitude quelque chose de gracieux et de puissant dont les plus indifférons étaient frappés. Aux courses du printemps de 1849, j’avais été avec lui au champ de Mars, où les chevaux couraient alors. Nous sortions du pesage et nous nous promenions sur la piste devant la tribune présidentielle où Louis-Napoléon Bonaparte était assis avec ses officiers d’ordonnance. Pradier, auquel il n’avait encore fait aucune commande et qui en était irrité, passa devant lui, drapé dans son manteau et le chapeau sur le coin de l’oreille. Le président remarqua ce costume, s’informa, prit sa lorgnette et regarda Pradier. Celui-ci s’en aperçut, se campa devant la tribune, et cria: « Il les connaissait, les hommes comme moi, ton oncle! » Je fus pris d’un fou rire, et ce fut moi que Pradier trouva inconvenant.

Je l’aimais beaucoup et j’admirais la sûreté de cette main qui semblait ne pouvoir se tromper. Il travaillait seul, nul élève ne l’aidait ; les figures sortaient de terre comme par enchantement pendant qu’il causait, que l’on faisait du bruit autour de lui, que les modèles se disputaient, que les praticiens frappaient le marbre, que les visiteurs entraient et sortaient et qu’il paraissait s’occuper de tout, excepté de son œuvre. La blouse blanche au dos, le bonnet de papier sur la tête, il se plaisait à ce vacarme, comme s’il y eût puisé une activité plus forte. Il me dit une fois : « Quand je suis seul, je ne puis rien faire. » En cela, il ressemblait à Horace Vernet, qui, pour travailler, avait besoin d’être entouré d’agitation. Pradier devait mourir relativement jeune. Mûri par l’expérience, sentant que la réflexion avait grandi son talent, s’irritant de toujours s’entendre appeler le sculpteur des femmes, il allait essayer de modifier sa manière et rêvait de composer un groupe de héros, lorsque la mort le saisit à l’improviste. Le 4 juin 1852, alors qu’il venait de dépasser soixante ans, il avait été déjeuner à Bougival chez Eugène Forcade. Après le repas, il sortit ; la journée était belle, le soleil donnait une fête de lumière à la nature. Pradier, en compagnie d’une jeune femme, alla chercher l’ombre des grands arbres. Presque aussitôt, la jeune femme accourut en poussant des cris de terreur ; on s’élança vers elle, on la suivit. Pradier, étendu sur l’herbe, avait perdu connaissance. Quelques minutes après, il était mort ; une congestion cérébrale l’avait foudroyé. Lorsque deux jours plus tard, à la porte du Père-Lachaise, on descendit son cercueil, ses élèves le prirent sur leurs épaules et le portèrent jusqu’à sa demeure suprême. Nous étions nombreux, et tous nous étions attristés, car chacun sentait que la France venait de perdre un des artistes qui l’ont le mieux honorée. L’œuvre que cet infatigable travailleur a laissée est énorme ; il a sculpté le poème delà femme ; il n’a aimé que la beauté, et s’il ne l’a pas toujours rendue avec l’ampleur que lui ont donnée les Grecs du bon temps, on peut du moins affirmer qu’il en a fixé le charme et cristallisé la grâce.

Son activité et sa puissance de travail étaient telles qu’il lui fallait trois ateliers pour contenir ses œuvres ; il mettait la main à tout en même temps ; aux Victoires qui décorent les pendentifs de l’Arc de triomphe ; aux cariatides qui sont au tombeau de Napoléon Ier ; aux statues du duc de Penthièvre et de Mlle de Montpensier, destinées à la chapelle de Dreux ; aux quatre statues qui ornent la fontaine monumentale de Nîmes ; à une Pietà, en vilain marbre grisâtre des Pyrénées et dont la composition était défectueuse, car il avait l’âme trop païenne pour comprendre l’art chrétien. À la même heure, il faisait le buste d’Auber, un chef-d’œuvre, celui de Salvandy, celui de Leverrier et celui de la sœur de Flaubert, qui est sans contredit une de ses œuvres les plus délicates. C’est à l’abbatiale qu’il avait établi son quartier-général, au rez-de-chaussée, dans deux ateliers contigus, où j’ai passé bien des heures et où j’ai vu défiler les plus beaux modèles que Paris possédait alors. Le babil et le laisser-aller, pour ne pas dire plus, de ces fillettes n’étaient point du goût d’un important personnage qui s’asseyait gravement, ne bougeait non plus qu’un terme, semblait s’efforcer de rendre plus maussade encore l’expression de son visage et qui posait pour son buste. C’était Leverrier, « l’homme à la planète, » comme on l’appelait familièrement, qui apportait dans cet atelier plein de bruit et d’imprévu une morgue dont on se moquait un peu. Pradier n’avait pas toujours la plaisanterie légère; une planète de plus ou de moins ne lui semblait pas un fait bien intéressant, et il prenait un air bonhomme, dont nul n’était dupe, pour dire à Leverrier : « Votre planète, à quoi ça peut-il servir? Est-ce vrai que ça empêchera les pommes de terre d’être malades? » Leverrier bondissait, et Pradier reprenait : « Ne remuez donc pas, vous changez la pose. » Leverrier rentrait dans son immobilité et se contenait avec peine, car il avait un orgueil sans pareil.

L’animation ordinaire de l’atelier devenait de la fièvre lorsque le moment de l’exposition approchait, et qu’il fallait se hâter d’envoyer les œuvres d’art au Louvre. Pradier gourmandait ses praticiens qui ne se hâtaient pas assez, et parfois se mettait lui-même à la besogne. C’était admirable à voir. Les yeux abrités derrière d’énormes lunettes à verres simples, destinées à le garantir des éclats jaillissans du marbre, il maniait la masse, le ciseau, la râpe avec une dextérité et une rapidité inconcevables. Bourdon, un de ses praticiens, disait : «Il enlève le marbre par copeaux! « Cela semblait vrai, tant sous cette main expérimentée le marbre prenait presque instantanément un autre aspect. Souvent, je l’ai vu, les chariots étant déjà à la porte, modifier un pli de draperies, un mouvement de cheveux en deux coups de masse si fortement appliqués que l’on eût pu croire que la statue allait en être brisée. Comme Puget, il pouvait dire : « Le marbre tremble devant moi ! » Cet homme si sûr de lui, aimé de tous, car il avait une extrême mansuétude, célèbre, et le premier en son art, redoutait les expositions et avait peur de la critique. Il tournait autour de ses statues et recueillait ce qu’en disait la foule. Cette année-là, 1847, il fut mécontent, malgré les applaudissemens que lui valut le buste d’Auber, car le public se porta de préférence vers une statue qu’il n’avait pas faite : c’était la Femme piquée par un serpent de Clésinger. Pradier maugréait, critiquait la statue et ne s’apercevait guère qu’il eût pu s’appliquer les reproches qu’il adressait à son jeune rival, lorsqu’il disait : « Ce n’est pas difficile de produire de l’effet en montrant tout ce que l’on devrait cacher. »

À cette époque, l’ouverture de ce « Salon » était une fête pour les artistes. L’invasion des mœurs anglo-saxonnes n’avait point encore importé les tourniquets où l’on perçoit un droit d’entrée. Les expositions étaient gratuites et réellement publiques, excepté le samedi, jour réservé aux personnes munies de billets de faveur délivrés par la direction des beaux-arts.. Ces billets se distribuaient à profusion ; mais comme le samedi était « le beau jour, » le jour des élégantes, il y avait foule, et l’on s’étouffait dans les galeries du Louvre, malgré les gardiens qui criaient : « Circulez, messieurs, circulez ! » Car c’était au Louvre, dans le musée même, que les expositions annuelles avaient lieu alors ; on construisait une galerie de bois sur la façade de la grande galerie ; on couvrait les Véronèse, les Titien, les Ghirlandajo, les Rembrandt avec les tableaux tout battant neuf de Biard, d’Alaux, de Latil, de Chautard ; dans les salles du rez-de-chaussée, — une cave, — on réunissait les œuvres de la sculpture, et nul ne pensait à se plaindre. Le dernier « Salon » qui encombra le Louvre fut celui de 1848 ; la révolution avait supprimé le jury ; tout envoi fut admis ; jamais pareil succès d’hilarité ne fut vu. Cet excellent usage n’a pu s’établir ; on est revenu au principe de sélection, ce qui est au moins singulier dans un pays démocratique, où chacun devrait avoir droit à faire acte d’initiative et où les expositions, ayant cessé d’être gratuites, ne restent pas à la charge de l’état. Le droit d’appel au public est un droit commun qui appartient aux artistes de génie, comme aux artisans grotesques ; en telle occurrence, il n’y a qu’un juge : celui qui paie.

En ce temps-là, l’Institut, représenté par l’Académie des beaux-arts, était seul admis à prononcer sur les œuvres envoyées aux expositions. C’était un jury sévère et qui, imbu de doctrines respectables, mais exclusives, se montra souvent injuste. Des hommes devenus illustres, — Cabat, Th. Rousseau, Corot, Dupré, Eugène Delacroix et bien d’autres, — ont eu à pâtir d’une rigueur que rien ne justifiait et dont la célébrité les a vengés. On ne savait jamais qui serait reçu ou refusé et l’émotion était vive chez les artistes. Le Salon ouvrait réglementairement le 1er  avril, à midi. Dès onze heures du matin, la cour du Musée se remplissait ; on ne voyait que des mines inquiètes, de longs cheveux, des chapeaux pointus ; les artistes des mêmes ateliers se groupaient ; on échangeait des poignées de main, des cris, des quolibets ; parfois un chœur éclatait, on chantait : « Le ver à soie se fait dans la marmite, j’en garderai toujours le souvenir. » Je m’arrête, et il n’est que temps. — Louis de Cormenin et moi, nous ne manquions jamais l’ouverture du Salon qui avait alors, — du moins, je me le figure, — plus d’importance qu’aujourd’hui. Il est difficile de se représenter le Carrousel et les abords du Palais du Louvre tels qu’ils étaient à cette époque, avec les marchands de chiens, les marchands de bric-à-brac, les dentistes en plein vent, les joueurs de gobelets qui obstruaient la place non pavée, faite de crotte ou de poussière, selon la pluie ou le soleil. La rue du Doyenné, la rue des Orties qui longeait la grande galerie, la rue Saint-Thomas-du-Louvre, la rue Froidmanteau, que les nouveaux pavillons du ministère des finances ont remplacées, rétrécissaient la place où s’entassait la foule des curieux. L’entrée principale donnait accès à un vaste péristyle où tombait la première marche du grand escalier construit par Fontaine et Percier qui n’existe plus. La réunion du Louvre aux Tuileries a tellement modifié cet emplacement qu’il n’est plus reconnaissable. Vers midi moins un quart, on commençait à se masser en rangs profonds devant la porte close ; il y avait des poussées formidables et qui portaient un autre nom. Parfois un cri jeune et vibrant, un cri de rapin révolté, retentissait ; « l’Institut à la lanterne! » On riait, et quelque vieux « classique » fourvoyé au milieu de nos bandes, disait : « Où allons-nous, mon Dieu! où allons-nous? » Au premier coup de l’horloge sonnant midi, la porte s’ouvrait à deux battans, et le gros suisse vêtu de rouge, en culottes courtes, le tricorne au front et la hallebarde au poing, apparaissait sur le seuil. C’était une clameur : «Vive le père Hénaut! » On se précipitait. L’escalier était franchi; chaque artiste parcourait le livret pour voir si son nom y était inscrit et l’on pénétrait dans le salon carré.

L’exposition de 1847 fut intéressante. Pendant que les « bourgeois » s’extasiaient devant la Judith d’Horace Vernet, les romantiques, — il y en avait encore, — les révolutionnaires, — il y en a toujours, — criaient de joie devant les Romains de la décadence de Couture, devant la Fantasia marocaine, devant la Barque des naufragés d’Eugène Delacroix. — Là, près des tableaux de Delacroix, qui étaient loin d’être acceptés par le public, on se groupait, on se traitait de perruques et de barbares, on huait, on battait des mains, et l’on discutait à coups de poing. Dans la grande galerie, au second ou troisième rang, un tableau était accroché, que l’on semblait avoir placé si haut et si mal pour le soustraire aux regards : c’était le Combat de coqs de Gérôme, qui débutait. La foule le découvrit et s’arrêta. Théophile Gautier survint, devant qui l’on s’écarta. Il contempla le tableau, puis, se tournant vers Gérard de Nerval auquel il donnait le bras, il dit : « Voilà un maître. » Gautier ne s’était pas trompé, une nouvelle école venait de naître; le chef des pompéistes s’était révélé. Pour la première fois, Isabey, renonçant aux tableaux de marine dont il semblait partager la spécialité avec Gudin et Eugène Le Poitievin, abordait la peinture de genre par une toile d’un éclat extraordinaire ; sa Cérémonie dans une église de Delft (XVIe siècle) prouvait qu’il était un coloriste de premier ordre. Diaz, encore peu connu, dénonçait de fines qualités de luminariste dans son Dessous de forêt. Les rapins allaient, venaient, couraient de Diaz à Isabey, d’Isabey à Delacroix, de Delacroix à Couture, de Couture à Gérôme et criaient: « David est mort, vive la couleur ! » Au milieu de la foule circulait péniblement un homme d’un certain âge, portant sur son dos un avorton chétif qui n’avait pas de bras, et dont les pieds très petits étaient plutôt gantés que chaussés. — Lorsqu’on l’abordait, il tendait le pied droit qu’on lui serrait; c’était sa façon de donner une poignée de mains. Cet être incomplet était un peintre, « Ducornet né sans bras, » dont les tableaux peints avec le pied n’étaient pas beaucoup plus mauvais que bien des tableaux peints avec la main. Je me rappelle un très bon portrait de femme qui avait obtenu les honneurs du Salon carré et dont l’auteur, que je connaissais, devait bientôt mourir. C’était un jeune homme maladif, rêveur, sujet à de mornes tristesses, et qui s’appelait de Tierceville ; la vie l’ennuyait, et malgré son talent, il n’en espérait rien de bon; il trouva plus simple de s’en aller et se pendit. Je le rencontrai, le jour de l’ouverture du Salon de 1847, et nous restâmes longtemps à regarder un Gaulois d’Adrien Guignet qu’il admirait beaucoup, et qui, en effet, était une belle toile de chevalet. Dans la galerie de bois, en face d’une porte, j’avisai un tableau de dimension moyenne, très sombre, très confus, dont l’obscurité même m’attira . Nulle lumière, des tons opaques et heurtés, tous de teinte neutre, variant entre le bistre et le violet; un dessin d’une lourdeur excessive, laissant baver les contours et ne procédant que par indications. A force de regarder et d’essayer de déchiffrer cette énigme, où les couleurs n’étaient pas plus explicites que la ligne, je finis par distinguer un tronc d’arbre où pendait un enfant attaché par les pieds et que deux hommes semblaient soulever. Cela représentait Œdipe enfant, et c’était le début de François Millet. Jamais je ne me suis rappelé ce tableau informe sans être saisi de respect pour l’artiste qui, d’un tel point de départ, est arrivé à ces paysages nacrés où l’air, la lumière, la vie, circulent à flots, et qui si souvent a rendu la nature avec une précision sans égale. Il n’est jamais parvenu à se débarrasser d’une certaine pesanteur native, mais il a tellement vécu dans la clarté des atmosphères qu’il en avait surpris le secret ; il n’a pas été un peintre de paysage, il a été le peintre des champs, et, pour acquérir son talent, il lui a fallu dépenser une somme d’efforts dont on reste stupéfait. Sa vie n’a été qu’une longue lutte contre la misère, et c’est à peine si le prix qu’il obtenait de ses tableaux lui assurait le pain bis quotidien. Sa mort, à ce qu’il paraît, a éclairé les « connaisseurs. » Dernièrement (mars 1881) un de ses paysages a été payé 160,000 francs (je dis cent soixante mille) en vente publique; c’est le triple de ce qu’il a gagné pendant son existence[2].

Ce fut aussi au Salon de 1847 que, pour la première fois, je remarquai des tableaux d’Eugène Fromentin : une Mosquée arabe ; une Vue de la Chiffah; une Vue près de La Rochelle. Je n’y devinai point le futur maître des élégances orientales. La touche était sans transparence et pleine de timidité. Néanmoins, çà et là une finesse précieuse et une sincérité d’aspect qui me rappela les paysages que j’avais parcourus. Lentement, l’artiste qui a peint ces petits tableaux s’est fait lui-même, menant de front son développement intellectuel et son développement artiste, nerveux, mécontent de son œuvre, la recommençant, l’améliorant, visant très haut et entrant enfin, après bien des labeurs, dans la possession de ce talent où l’on retrouve le peintre et l’écrivain de race. Je l’ai connu, je l’ai apprécié, j’aurai à en parler plus tard ; aujourd’hui, je note simplement l’heure de son début, qui, je crois, date de 1847. — Pour quelques noms qui vibrent encore dans la mémoire des hommes, que de noms nous frappaient alors qui sont restés inconnus et ne sortiront jamais de l’ombre où ils sont ensevelis. Ces noms, il est inutile, il serait cruel de les prononcer, car ils n’éveillent plus aucun écho et les œuvres qu’ils ont signées ont été grossir l’amoncellement des inutilités où l’art n’a rien à apprendre, l’histoire rien à retenir, la postérité rien à regarder.

Tout en parcourant le salon, en me délectant aux œuvres où je trouvais trace de maîtrise, je recherchais les tableaux qui représentaient des points de vue pris en Bretagne, car le projet que Flaubert et moi nous avions formé allait recevoir son exécution. Nous n’attendions plus que la fin du mois d’avril. Le costume léger, la forte chaussure, les chapeaux blancs envoyés d’Avignon, les bâtons de maquignon expédiés de Caen, le sac en veau maria à bretelles rembourrées, les bourses à tabac venues de Hongrie, les pipes tyroliennes en bois sculpté, tout était prêt : nos notes étaient réunies, l’itinéraire était tracé sur les cartes départementales. Le cœur nous battait, et nous comptions les jours. Il ne s’agissait point de monter en wagon, de grimper dans des diligences et de traverser la Bretagne au pas de course, — non pas; nous devions voyager à pied, le sac au dos, le pantalon dans la guêtre et le bâton à la main : compagnons du tour de Bretagne, histoire et paysage. A Paris, nous prenions le chemin de fer qui nous déposait à Blois ; à Honfleur, nous nous embarquions à bord d’un bateau à vapeur, qui nous ramenait à Rouen ; entre ces deux étapes, quatre mois de marche; nous entrions en Bretagne par l’Anjou, nous en sortions par la Normandie. Ce fut notre programme, et nous l’avons suivi.

Le 1er mai 1847, pendant que Paris se préparait à fêter la Saint-Philippe pour la dernière fois, nous traversâmes la ville à peine éveillée, afin d’aller à pied, en tenue déroute, de la place de la Madeleine à la gare d’Orléans. Nous marchions lestement le long des quais, soulevant le sac d’un petit coup d’épaule, frappant les pavés de notre bâton, allègres et, comme avait dit Flaubert, « seuls, indépendans, ensemble! » Nous étions heureux; Gustave semblait avoir rejeté tous les soucis derrière lui ; pour ma part, ceux que j’avais étaient si légers qu’ils s’envolaient d’eux-mêmes sur la brise du matin que nous aspirions à pleine poitrine, comme si nous avions rompu des chaînes et conquis la liberté. Cette sensation était très forte et persista. A quoi échappions-nous donc? à des usages reçus, à des conventions de société, à des tendresses maternelles, un peu exigeantes peut-être et qui tremblaient pour nous. Nous envisagions avec bonheur l’idée d’aller côte à côte pendant quatre mois au hasard des routes, au hasard des gîtes, à travers la nature; il nous semblait que nous nous évadions de la vie civilisée et que nous rentrions dans la vie sauvage, sorte de Robinsons perdus au milieu d’un pays habité; nous étions disposés atout admirer, les ruines où fleurissent les ravenelles, les cathédrales obscurcies par leurs vitraux, les rochers couverts de goémons et les landes dont les ajoncs ont fait un tapis d’or. Nous emportions une somme d’enthousiasme qui ne fut pas épuisée, et Dieu sait cependant que nous n’en étions pas avares.

Le début du voyage fut troublé; dès le quatrième jour, pendant que nous étions à Tours, Flaubert subit une crise nerveuse. Je fis appeler le docteur Bretonneau, qui était alors une des sommités de la France médicale. Il accourut. Déjà âgé, ayant en lui quelque chose de l’homme de campagne transplanté à la ville, il m’impressionna par son intelligence et par ce regard profond du vieux praticien, qui semble scruter l’âme en même temps que le corps. Avec la sincérité d’un vrai savant, il avouait son ignorance et disait : « Notre science n’est qu’une suite de desiderata et nous en sommes encore à nous demander ce que c’est que la migraine. » Il ordonna le sulfate de quinine, mais dans des proportions telles que je fus effrayé et me permis quelques objections. Le docteur Bretonneau m’écouta avec patience et me répondit : « Le sulfate de quinine n’est bon à rien s’il ne produit dans l’organisme l’effet d’un coup de canon. » Je n’ai point oublié cette parole; trois ans plus tard, je me la suis rappelée dans les montagnes du Liban, et je m’en suis bien trouvé. Cette crise fut la seule qui attrista notre voyage, que nous reprîmes gaîment aussitôt que Flaubert fut reposé. Les premiers jours furent un peu durs, et les trente livres que nous portions sur les épaules nous paraissaient lourdes, surtout vers la fin des étapes. Peu à peu nous nous y accoutumâmes si bien, que nous étions amollis lorsque le sac ne pesait pas à notre dos et ne nous tenait plus en équilibre. — Où n’avons-nous pas couché? A la prison centrale de Fontevrault, au couvent de la Trappe de la Meilleraye, dans les bons hôtels de Nantes, de Rennes, de Saint-Malo; dans des auberges de rouliers, dans des cabarets comme à Penmarck, dans une écurie comme à Plougoff, dans un poste de douaniers comme à Plouvan. Tout était bien, tout était au mieux, et pas une fois nous ne nous sommes plaints de cette bonne misère des voyageurs, qui n’est, en somme, qu’un des incidens du voyage. Nous partions au soleil levant; nous faisions la plus forte partie de l’étape avant le déjeuner que nous trouvions où nous pouvions ; une seconde marche nous conduisait jusqu’au gîte; nous prenions les notes de la journée; nous dînions avec un appétit formidable et nous dormions de ce sommeil «frère de la mort, » qui ne garde le souvenir d’aucun rêve. Vingt-cinq ans, de bonnes jambes, une santé solide, de l’argent en poche, l’envie de voir, nul besoin vaniteux, l’enivrement du mouvement, de la jeunesse et de la nature, c’est plus qu’il n’en faut pour jouir de la vie, et nous ne nous en faisions faute.

Je ne sais ce qu’est devenue la Bretagne depuis que l’on a jeté dessus un réseau de chemins de fer et qu’on l’a reliée à Paris par l’achat des produits d’alimentation; en 1847, ce n’était qu’un pays juxtaposé. Le département de la Loire-Inférieure confinant à l’Anjou, celui d’Ille-et-Vilaine se rattachant à la Normandie, étaient de riches contrées où la langue d’oïl était comprise, mais dès que l’on avait pénétré dans la Bretagne bretonnante, dans le Morbihan, dans le Finistère, dans les Côtes-du-Nord, on se sentait dans une région primitive, dans la noble terre d’Armorique, comme disait le petit père Frin, mon professeur de huitième. Sauf la grande route stratégique, on ne trouvait guère que des chemins creux, surplombés par des haies où les ronces et les clématites s’entrelaçaient autour des houx; des landes, des landes où les ajoncs et les bruyères croissaient en liberté; pour langage, le celtique; pour monument d’histoire, le dolmen et la pierre branlante; maigre bétail, culture enfantine, bourgades délabrées, insouciance, superstition, misère : la Gallia comata du temps de Jules César. C’était à la fois étrange et lointain ; nous nous y plaisions. Les villes ne nous retenaient pas, nous en sortions au plus vite pour reprendre notre route à travers les espaces où les clochers des chapelles isolées se dressent comme des cippes funéraires. C’était triste, âpre, abandonné, maladroit, mais robuste, et d’une jeunesse que les autres pays de France n’avaient plus. Grâce aux notes dont le répertoire inscrit sur un calepin était toujours dans une de nos poches, nous savions la veille ce que nous aurions à visiter le lendemain. Nous repassions ainsi notre histoire de Bretagne sur les lieux mêmes, et quand nous entrions dans une église ou dans un château ruiné, nous allions droit à la statue, au bénitier, à la pierre tumulaire, au vestige archéologique, qu’il était séant de regarder. On ne savait guère ce que nous étions; ingénieurs, géomètres, inspecteurs du cadastre? A tout bout de champ, les gendarmes et les douaniers nous demandaient nos passeports ; promptement ils regardaient la qualification : rentier ; cela ne leur apprenait rien. Un brigadier de la douane nous fit subir un interrogatoire et visita nos sacs. Il était un peu décontenancé; d’un air câlin, il nous dit à mi-voix : « Tout de même, dites-moi qui vous êtes. » Flaubert se pencha vers lui et lui répondit à l’oreille : « Mission secrète. » C’était près de Sarzeau; nous descendions vers le Morbihan, — la petite mer, — lorsque le brigadier tout essoufflé nous rejoignit : « Dites au roi de ne pas venir par ici, nous dit-il; le pays n’est pas sûr, il y a encore des chouans ! » A Daoulas, les commères du village s’attroupèrent autour de nous et nous contraignirent à « déballer, » c’est-à-dire à étaler les marchandises que nous colportions dans nos sacs ; elles crurent que nous voulions nous moquer d’elles, et nous eûmes quelque peine à nous tirer de leurs griffes. — Aux approches de Grozon, un gendarme bienveillant, après avoir lu nos passeports, nous dit : « Je sais ce que vous faites; j’ai déjà vu un monsieur qui voyageait comme vous avec le sac sur le dos et un grand parapluie ; il tirait en portrait les grottes de Morgatt; j’ai voulu savoir quel était son métier; je lui ai demandé ses papiers et j’ai vu qu’il était « pénitre passagète. » — Non, gendarme, nous n’étions pas peintres paysagistes, nous étions deux « amoureux de la muse, » ainsi que disait Flaubert, et si vous nous aviez suivis, vous auriez entendu les vers que nous écrivions en marchant.

L’imagination ne nous manquait pas, et partout les projets littéraires nous venaient en tête. A Tiffauges, en parcourant les ruines du château, nous voulions faire un roman a corsé » sur le maréchal Gilles de Retz; à Quiberon, nous rêvions d’écrire une histoire des guerres de la Vendée ; à Sucinio, où naquit Arthur de Bretagne, nous étions résolus à raconter l’histoire de la guerre de cent ans ; à Saint-Malo, nous devions écrire l’histoire des corsaires, et à Rennes, l’histoire des oppositions parlementaires qui précédèrent la révolution de 1789, La besogne n’eût pas chômé; un projet chassait l’autre; ils se sont si bien chassés que nul n’a subsisté. Le lieu nous saisissait, et nous ramenait si bien à la réalité que parfois nous en étions dupes. Entre Ploërmel et Josselin, au Chêne de la mi-voie, Flaubert cria : « Beaumanoir, bois ton sang ! » et me donna un coup de bâton dont j’eus le bras engourdi. Je l’engageai à frapper moins fort, et il me répondit : « Tu n’es qu’un bourgeois! tu ne comprends pas la grandeur du combat des trente; moi, je trouve ça énorme! » Près du Mont Saint-Michel, sur l’îlot de Tombelaine, où s’était fortifié Montgomery poursuivi par Catherine de Médicis, il voulut représenter le tournoi dans lequel Henri II perdit la vie; comme le rôle du roi m’eût été réservé, je refusai avec obstination. Flaubert me dit : « Ah! comme l’on voit que tu n’aimes pas l’histoire! » Étions-nous fous? Il se peut bien.

Tout en cheminant, Flaubert faisait des connaissances, et il en était si heureux que je n’avais pas la force de me fâcher. A Guérande, où nous étions pendant la foire, nous entrâmes dans une baraque pour y voir un « jeune phénomène » que l’on annonçait à grands renforts de grosse caisse. Le <.<. jeune phénomène » était un malheureux mouton qui avait cinq pattes et la queue en trompette. L’homme qui l’exploitait, paysan renaré, vêtu d’une blouse bleue, parlait avec un fort accent picard. Flaubert feignit d’admirer le jeune phénomène, se le fit expliquer, s’extasia sur a les jeux incompréhensibles de la nature, » déclara qu’il n’avait jamais rien vu de plus curieux, promit au cornac de la bestiole qu’il ferait une grande fortune, l’engagea à écrire au roi Louis-Philippe et enfin le pria à dîner avec nous pour le faire causer. L’homme ne se le fit pas répéter, vint dîner, causa fort peu, but beaucoup et se grisa abominablement. Au dessert, Flaubert et lui se tutoyaient. Flaubert s’était engoué de ce mouton ; au long des routes, il me disait : « Penses-tu au jeune phénomène ? » Il ne m’appelait plus que le jeune phénomène, s’arrêtait en chemin, grimpait sur un talus et me démontrait aux arbres, aux buissons, car les curieux sont rares entre Piriac et Mesquer. k Brest, il retrouva le jeune phénomène, dont le propriétaire vint encore se griser à notre table ; hélas ! il devait le rencontrer une dernière fois à Paris au mois de juillet 1848 et en abuser contre moi par une plaisanterie que je raconterai.

Il n’était pas toujours ainsi, jouant les Tinteniac et s’éprenant de brebis à cinq pattes ; mais lorsque ces folies le saisissaient, il était terrible, j’ose dire insupportable, car rien ne pouvait le calmer; il fallait que sa manie du moment s’usât d’elle-même, et parfois elle y mettait plus de temps que je n’aurais voulu. Cela, du reste, ne touchait en rien à notre bonne humeur, qui traversa notre voyage sans être ralentie. En revanche, nous eûmes des jouissances littéraires qui nous remuèrent le cœur. Je ne puis sans émotion me rappeler notre visite au château de Combourg et notre trouble lorsque nous posâmes le pied sur le perron qui mène à la vieille demeure de Chateaubriand. Instinctivement nous avions mis le chapeau à la main comme dans un lieu sacré. Lorsque nous entrâmes dans la petite chambre où il a grandi, où il a tant rêvé, où il a lutté contre cet amour redoutable qu’il ose à peine indiquer dans ses Mémoires, Flaubert avait les yeux humides et posa la main sur la table, comme s’il eût voulu saisir quelque chose de ce grand esprit. Déjà, le mois précédent, assis à la pointe du raz « que nul n’a passé sans peur ou malheur, » à côté de la baie des Trépassés, en face de l’île de Sein, l’île des druidesses, nous avions lu l’épisode de Velléda; ici, à Combourg, dans le berceau même, près de ces bois où il avait erré avec Lucile, en vue du château que l’âge menaçait, derrière le village rassemblé au pied des tours, nous allâmes nous asseoir au bord de l’étang qu’il a chanté :

Te souviens-tu du lac tranquille
Qu’effleurait l’hirondelle agile ?


et nous lûmes René. Nous avions pris gîte dans la seule auberge du pays, nous couchions dans la même chambre ; vers le milieu de la nuit, je fus réveillé par une voix éclatante. La fenêtre était ouverte d’où l’on découvrait le manoir éclairé par la lune, et Flaubert debout s’écriait : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève ; alors tu déploieras tes ailes vers ces régions inconnues que ton cœur demande ! » C’est une phrase de René. « Dormons » dis-je à Flaubert ; il me répondit : « Causons ! » Le soleil était déjà au-dessus des arbres, que nous parlions encore de Chateaubriand. Les hommes de ma génération ont eu pour lui un culte que les jeunes gens d’aujourd’hui ne peuvent comprendre, ni se figurer. Nous eûmes moins d’enthousiasme à Vitré, et après une visite aux Rochers de Mme de Sévigné, nous allâmes passer deux jours, au milieu d’une forêt de hêtres, dans une hutte de sabotier, comme don Quichotte chez les bûcherons. La comparaison est plus juste qu’elle n’en a l’air : nous nous battions volontiers contre les moulins à vent, et la littérature nous était une Dulcinée tyrannique.

Avons-nous écrit le récit de ce voyage qui, dans ses petites proportions, a traversé la nature, l’archéologie, l’histoire? Oui; nous l’avons divisé en douze chapitres que nous nous sommes partagés. Gustave a écrit les chapitres impairs, j’ai écrit les chapitres pairs ; il a commencé, j’ai fini. Cela représente un très fort volume in-octavo. Il en a été fait deux copies au net, reliées toutes deux et formant deux beaux manuscrits ; l’un appartenait à Flaubert, l’autre m’appartient. Parfois nous avons eu l’idée de le publier sous le titre même, quoiqu’un peu trop prétentieux, que Flaubert avait choisi et m’avait fait accepter ; Par les champs et par les grèves. — Nous avons toujours reculé devant la nécessité des remaniemens. Sous prétexte d’avoir de l’humour et qu’il ne faut rien ménager, nous avions ménagé si peu de choses que nous en étions arrivés à ne rien ménager du tout. Nous avons vidé là notre sac à sornettes qui était amplement garni. Le livre est agressif, touche à tout, procède par digressions, parle du droit de visite à propos de Notre-Dame d’Auray, de la chambre des pairs à propos du combat des Trente, s’attaque aux hommes et aux œuvres, réduit l’idéal humain à un idéal littéraire, mêle le lyrisme à la satire, sinon à l’invective et est fait pour rester ce qu’il est : un manuscrit à deux exemplaires. Je dirai cependant qu’il y a dans ce fatras juvénile des pages de Flaubert qui sont excellentes et de sa meilleure main; que cela seul mérite que ce volume soit sauvegardé et que toute précaution devrait être prise à cet égard. Il serait bon, je crois, que l’exemplaire de Flaubert fût remis à une bibliothèque publique, à la bibliothèque de Rouen, par exemple; comme mon exemplaire sera déposé, lorsque mon temps sera accompli, au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale.

Au début de notre voyage, nous nous arrêtions dans quelque ville munie d’une bonne auberge ; nous prenions une semaine de repos pendant laquelle nous écrivions chacun le chapitre que nous nous étions réservé ; puis il nous sembla que nous perdions notre temps dès que nous n’étions plus en route, et il fut décidé que nous terminerions notre travail, au logis, après le retour. J’ai retrouvé une lettre de Gustave, — fin mai 1848, — par laquelle il m’accuse réception du dernier chapitre que je venais de lui expédier à Croisset. Un passage indique l’impression que nous avons gardée de cette tournée faite sur les landes de Bretagne et sur les côtes de l’Océan : « J’ai reçu ton chapitre, il est meilleur que le précédent; il faudrait peu de chose pour le rendre bon; ce serait quelques ciels à retrancher; il y a trop de couleurs semblables, trop de petits détails, voilà tout. Ah! cher Max, j’ai été bien attendri, va, en lisant une certaine page de regrets, et en y resongeant à ce pauvre bon petit voyage de Bretagne. Oui, il est peu probable que nous en refassions un pareil ; ça ne se renouvelle pas une seconde fois. Il y aurait même peut-être de la bêtise à l’essayer. Ah! comme il m’en est venu tantôt une volée de souvenirs dans la tête ! de la poussière, des tournans de route, des montées de côtes au soleil et encore, comme il y a un an, des songeries à deux au bord des fossés! Et dire que lorsque tu iras boire l’eau du Nil, je ne serai pas avec toi! » Flaubert avait raison ; jamais, dans notre vie commune, nous n’avons eu rien de pareil à ce voyage en Bretagne si bien préparé, si lestement accompli ; jamais nous n’avons été dans une communion plus parfaite; jamais nous n’avons été l’un pour l’autre un écho plus fidèle. Nous ne nous ménagions pas les éloges, j’en conviens, et lorsque nous parlions de nos œuvres futures, aucun doute ne paraissait nous agiter. Faut-il en être surpris? Nous n’avions encore rien publié, nulle déception ne nous avait atteints, et ce n’est pas l’expérience que l’on possède à vingt-cinq ans qui peut éclairer sur l’insuffisance personnelle. Nous étions en droit de croire à notre talent et d’envisager notre avenir littéraire avec sérénité. J’ai su depuis, pour ma part, ce qu’il en fallait rabattre, et j’ai appris que dans les lettres comme dans l’armée, on n’arrive souvent qu’à l’ancienneté. Flaubert me disait, un jour, avec tristesse : « Autrefois, lorsque nous étions jeunes, nous parlions toujours au futur; maintenant que nous avançons en âge, nous ne parlons plus qu’au conditionnel passé. » L’observation était judicieuse ; eh bien! notre voyage de Bretagne a été fait au futur, et c’est pour cela qu’il nous est resté cher. Que de fois Gustave m’a dit : « C’est ce que nous avons eu de meilleur! » Aussi dans ces dernières années, seuls, au coin du feu, nous rappelant les épisodes de notre existence commune, revenant sur les choses écoulées, c’est ce voyage que nous évoquions de préférence, lorsque nous nous chantions le refrain de ceux qui vieillissent : T’en souviens-tu ?

Vers la fin d’octobre, je retournai à Croisset, où Bouilhet nous lut les vers qu’il avait faits pendant notre absence, entre autres une pièce : les Rois du monde, qui est fort belle. Je trouvai Flaubert inquiet. Alfred Le Poitevin, qui s’était marié, souffrait d’oppressions violentes, ne sortait plus guère, et n’était pas venu le voir depuis longtemps. Nous résolûmes d’aller lui faire une visite. Il habitait, à La Neuville-Chant-d’Oisel, près de Rouen, une propriété qui appartenait à son beau-père, M. de Maupassant. Je fus effrayé du changement que je constatai en lui; le front s’était dégarni; les mains, à la fois maigres et molles, semblaient n’avoir plus de force; la pâleur du visage était grise et profonde, la respiration soulevait la poitrine avec peine. Dès que nous fûmes arrivés, il me prit à part, et me demanda de lui rendre une ode qu’il avait composée, dont il m’avait donné une copie et à laquelle, disait-il, il voulait faire quelques changemens. Cette ode, qui était extrêmement remarquable et qui avait été inspirée par une fantaisie aristophanesque de Flaubert, rappelait une ode célèbre de Piron. Le Poitevin ne se souciait pas de laisser ce souvenir après lui. Je compris, et la lui renvoyai peu de jours après. Il semblait ne garder aucune illusion sur son état; il disait: « Je me hâte de travailler, j’ai commencé un roman que je voudrais finir. » Il nous en lut des fragmens écrits d’un style nerveux, un peu sec, mais solide. Qu’était-ce? Je ne me le rappelle plus nettement; l’histoire d’un désespéré, si je ne me trompe, que l’existence fatigue, qui ne sait qu’en faire, qui meurt ou qui se tue. J’ai retenu cette phrase : « Vous me demandez : Pourquoi mourir ? je vous répondrai : Pourquoi vivre ? » La lecture le fatigua : « J’ai le vent trop court, » disait-il en souriant. Il nous parla de Germain des Hogues, un jeune poète de ses amis qui était mort après avoir publié un volume de vers intitulé : Caprices. Comme s’il eût fait un retour sur lui-même, il nous en citait une strophe, de sa voix grêle et caressante, une strophe où Sapho dit :


Marchons ! la nuit est belle et Phœbé sans nuage
         Épanche ses chastes rayons,
Marchons gais au trépas ; que, dignes des sept sages,
         Coulent nos dernières chansons !


Il se leva tout à coup : « Allons nous promener, dit-il, on étouffe ici. » La saison était déjà froide, les arbres jaunis laissaient tomber leurs feuilles ; nous marchions dans une allée où des bouleaux frissonnaient sous la bise. Le Poitevin était à peine vêtu ; une veste en étoffe légère découvrait sa poitrine, que voilait une chemise de batiste ; il se raidissait contre la souffrance et tenait la main sur son cœur, comme s’il eût voulu le calmer. Tout en allant à petits pas, il répétait : « Marchons gais au trépas ! » Son beau-père nous rejoignit et se mit à parler de politique. La campagne réformiste était engagée, Odilon-Barrot, Duvergier de Hauranne, Crémieux se transportaient de ville en ville, groupaient les mécontens autour de la table d’un banquet peu coûteux et répétaient des discours qui avaient déjà servi. M. de Maupassant s’inquiétait et disait : « Cela entretient une agitation dangereuse dans le pays. » Flaubert et moi, nous éclations de rire à l’idée que cette promenade oratoire pouvait être périlleuse. Jamais je n’oublierai ce que répliqua Le Poitevin : les mourans ont-ils donc des visions ? Textuellement il dit : « Ne riez pas ; si vous avez des fonds publics, vendez, réalisez, gardez, et vous doublerez votre fortune. La nouvelle majorité parlementaire est une majorité factice ; dès que l’on s’appuiera dessus, elle se brisera. Louis-Philippe est perdu. À sa place, j’achèterais un chalet en Suisse, et j’enverrais Guizot y préparer les logemens. » Notre rire fut si franc que Le Poitevin s’y associa. Puis, comme épuisé, il s’appuya contre un arbre et me montrant du doigt son cœur, dont les pulsations n’étaient que trop visibles, il me dit : « Regarde ce révolté, comme il se débat ! il sera le plus fort et m’étouffera bientôt. Dès que tu seras à Paris, envoie-moi les œuvres de Spinosa ; je voudrais les relire. »


Maxime du Camp.
  1. Gustave Flaubert ne datait jamais ses lettres ; il indiquait le jour et l’heure : vendredi, 2 heures du matin, mais omettait toujours le quantième et le millésime.
  2. A la vente Frédéric Hartmann, le 7 mai 1881, huit tableaux de Millet ont été payés 423,700 francs.