Souvenirs politiques, Vol 1/Introduction

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Dussault & Proulx, Imprimeurs (1p. 11-45).


INTRODUCTION


LES LIBÉRAUX :


LEUR SITUATION IL Y A TRENTE ANS.

Ceux qui sont venus à la politique pendant ces dernières années, qui n’ont connu ni les difficultés que le parti libéral a rencontrées sur sa route, ni les combats qu’il a livrés, ceux qui ne connaissent pas les préjugés presqu’insurmontables auxquels il eut à se heurter, la puissance de ces préjugés, la résistance passionnée des hommes qui le combattaient, enchainés au passé par la conviction ou l’intérêt, les avanies et les condamnations qu’il eut à souffrir, ceux-là, trop loin des événements pour les avoir vus, trop près pour les juger, ne savent pas, ne sauront jamais peut-être, avec quel respect, avec quelle piété leur reconnaissance devrait se retourner vers ces vieux libéraux qui préparèrent le triomphe futur de leur parti.

Il fut un temps où c’était presque un crime de haute trahison, de s’appeler libéral : c’était, en tout cas, se vouer à l’impuissance, renoncer aux honneurs et aux avantages qui accompagnent le succès en politique : c’était enfin se condamner à une défaite inéluctable. Qu’il fallait alors de courage et de force de caractère pour persister dans ses opinions ! Dieu merci, il s’est rencontré des hommes qui n’ont pas reculé devant cette tâche ingrate ! Aussi les noms des Dorion, des Pournier, des Letellier de St-Just, des Plamondon, des Laflamme, des Laframboise, des Chs. Laberge, des Louis Fréchette, des LaRue, des Geoffrion, des L. B. Caron, des Henri Taschereau, des Bourgeois, des Laurier, des Mercier, des François Langelier, des David et de tant d’autres, devront-ils être inscrits en lettres d’or dans le Panthéon libéral. Ces hommes courageux avaient alors contre eux non seulement l’influence des gouvernements, mais aussi, celle du haut commerce, de la finance, et surtout celle si redoutable du clergé. Quand nous relisons les journaux de cette époque, quand nous voyons les dénonciations si violentes dont le parti libéral fut l’objet de la part du clergé, nous restons stupéfaits et nous nous demandons comment il a pu survivre à une guerre pareille. Quelques-uns des membres du clergé étaient évidemment sincères mais d’autres ne l’étaient pas, le plus grand nombre agissait par fanatisme et par partisannerie. Il a fallu vraiment à notre population une foi à toute épreuve pour avoir assisté, sans la perdre, au spectacle de tant d’injustices commises au nom d’une religion de paix, de charité et d’apaisement. On pratiquait partout l’ostracisme contre les libéraux : dans les campagnes, ceux qui appartenaient à ce parti fussent-ils les meilleurs citoyens, étaient exclus du banc-d’œuvre aussi bien que des honneurs municipaux. Ils étaient de véritables pestiférés qu’il fallait éloigner de toutes les charges publiques. Bref, c’était le régime de la Terreur Blanche. Et, à qui s’adresser pour obtenir justice ? Les évêques toléraient, quand ils ne les encourageaient pas ouvertement, les excès de langage de ces prêtres ; les juges qui tenaient leur nomination du parti au pouvoir mettaient une coupable complaisance à absoudre ceux qui s’en constituaient les apôtres. La presse conservatrice répandue dans tout le pays défendait tous ces abus.

Que d’hommes de talent, que de bons citoyens ont ainsi été éloignés de l’arène politique par ce fanatisme stupide ! « Tocqueville, écrit M. Gabriel Hanotaux, a dépeint, d’après des indices déjà frappants dans la démocratie américaine ce terrible abus du pouvoir des majorités. Il montre le citoyen indépendant écarté des emplois publics, la fidélité et le mérite suspects, l’envie, la haine, les partis pris écartant les meilleurs. Il faut penser comme pense la majorité sous peine d’être éloigné de tout… L’honnête homme cède ; il plie ; il rentre dans le silence… Le maître ne dit plus comme l’ancien despote : « Vous penserez comme moi ou vous mourrez, » il dit : « Vous êtes libre de ne point penser ainsi que moi ; mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges dans la cité mais ils vous deviendront inutiles ; et si vous briguez le suffrage de vos concitoyens, ils ne vous l’accorderont point, et si vous le leur demandez, ils feindront encore de vous le refuser. »

Le clergé tenait le parti libéral tout entier responsable des idées exagérées de quelques-uns de ces membres, et les conservateurs ne manquèrent point d’exploiter ce sentiment à outrance.

Après la rupture entre Papineau et Lafontaine en 1849, il s’opéra un démembrement dans le parti libéral. Papineau fut suivi par un groupe de jeunes gens de talent comme les deux Dorion, Charles Laberge, Papin, Doutre, Laflamme, qui professaient des idées plus ou moins avancées. Ils fondèrent un parti démocratique ayant pour organe L’Avenir, un journal radical rédigé par Éric Dorion qui est resté célèbre sous le nom de L’Enfant Terrible ; c’est aussi à ce moment que surgit l’Institut Canadien de Montréal qui entra en lutte avec Mgr Pourget et qui encourut sa condamnation.

« Les Dorion, Doutre et Laflamme, dit M. DeCelles dans Lafontaine et son Temps, disciples de Papineau, tenant de lui ses idées libérales dont l’oppression des anciens jours avait favorisé l’éclosion, étaient bien préparés à recevoir dans leurs voiles le vent du radicalisme que la révolution de 1848 soufflait par le monde. Le renversement du trône de Louis Philippe et l’avènement de la république eurent une grande répercussion au Canada et comme contre coups la fondation du parti libéral démocrate. Toute une légion de jeunes Canadiens à l’âme ardente se jettent tête baissée, à leur suite dans le mouvement. Le parti libéral se divise en deux factions dont l’une, la plus considérable suit Lafontaine et l’autre Papineau et plus tard Aimé Dorion. Le programme de la nouvelle organisation qui s’élabore au Club national démocratique, porte dans la genèse de ses idées l’empreinte de l’inspiration révolutionnaire française. »

Leur jeunesse était l’excuse de ces hommes dont le plus vieux avait vingt-deux ans !

Ce qui fit la faiblesse de Dorion, ce fut son alliance avec George Brown dont le cri de guerre fut pendant quelque temps : À bas le papisme et sus à l’influence française.

Malgré les rassurantes professions de foi des modérés, le parti libéral ne put trouver grâce devant le clergé qui était inféodé au parti conservateur.

Et, singulier retour des choses humaines ! Cartier s’associa à son tour à ce même Brown pour établir la Confédération, et les évêques publièrent en 1867 des mandements recommandant aux fidèles d’accueillir favorablement la nouvelle constitution.

En 1872, un certain nombre de libéraux modérés, MM. Joly, Fournier, F. Langelier, Letellier, C. A. P. Pelletier, Henri Taschereau, Hector Fabre, etc., etc., se réunirent à Québec et formulèrent un programme qui aurait pu être acceptable au clergé si celui-ci avait été favorablement disposé. M. Mercier envoya au comité une lettre dans laquelle il cherchait à rassurer le clergé :

« Donnons-lui, disait-il, des gages de notre attachement et faisons-lui comprendre que nous tenons à son amitié. Le clergé nous observe avec une attention pleine de réserve, mais non dépourvue de bienveillance. Faisons disparaître cette réserve qui indique de la crainte et augmentons cette bienveillance qui nous garantit le succès, par une conduite digne et sage. Rassurons le clergé en lui donnant un gage, non équivoque de la sincérité qui nous anime et prouvons-lui que les mots sacrés de religion et de patrie se confondent dans notre pensée et que nous ne sommes pas plus insensibles aux intérêts de l’une qu’à l’avenir de l’autre.

« Notre clergé est national par ses glorieuses traditions comme par ses aspirations patriotiques ; du jour où il aura acquis la conviction que nous travaillons sincèrement à la prospérité du pays, et que notre cause est celle de la religion et de la patrie, il nous tendra une main amie et appuiera de son immense influence les grands intérêts que nous cherchons à faire triompher. »

M. Mercier se faisait illusion : ces déclarations pourtant si satisfaisantes pour tout esprit impartial ne l’empêchèrent point de continuer sa guerre au parti libéral.

Et s’il faut prouver ce que j’ai dit plus haut, à savoir que le parti libéral en tant que parti n’aurait pas dû être tenu responsable des doctrines condamnables de quelques jeunes libéraux, je n’ai qu’à citer ce que Mgr l’Archevêque Taschereau lui-même écrivait à Rome en 1882, en réponse à un mémoire de Mgr Laflèche :

« Les jeunes gens qui en 1845 fondèrent les journaux impies que cite le Mémoire, formaient plutôt une association anti-religieuse qu’un parti politique. Tout naturellement ils se jetèrent dans ce qu’on appelle opposition dans le régime constitutionnel, et comme ils avaient de l’audace, de l’activité et du talent pour suppléer à leur petit nombre, ils réussirent à dominer dans ce parti politique jusqu’au moment où un certain nombre de gens bien intentionnés résolurent de secouer leur joug et de donner à l’opposition une direction plus saine.

« Voilà ce que le Mémoire appelle évolution du parti libéral. Voilà une douzaine d’années qu’elle a été commencée. Pendant cinq années entières le parti libéral a été au pouvoir dans le gouvernement fédéral et pendant un an et demi dans notre province. À part le fameux discours Huntingdon, désavoué par le ministère, et quelques autres discours ou articles inspirés par le fanatisme protestant à l’occasion du programme dit catholique de 1871, on ne voit pas que les catholiques aient eu à se plaindre de ce parti. L’Hon. M. MacKenzie qui en était le chef, a solennellement déclaré que son parti voulait respecter les droits de tous sans distinction d’origine et de religion et sa déclaration connue à Rome y a donné satisfaction.

« Le Mémoire en veut beaucoup à l’hon. M. Jetté, aujourd’hui juge, de cette évolution qui a produit un bien immense en donnant à ce parti politique une direction nouvelle et en le soustrayant peu à peu à l’empire de ceux qui l’avaient fait paraître si hostile à la religion. Il était impossible d’anéantir ce parti ; la seule ressource était de le convertir par une évolution. Comme un général habile il a dû amener peu à peu les chefs et les partisans à des sentiments meilleurs, et quoiqu’il n’ait pas converti tous les individus, il a néanmoins remporté une victoire dont il faut lui savoir bon gré. Le Mémoire lui-même, sans trop s’en apercevoir, en constate les bons effets en disant que cette évolution fit un grand nombre de dupes même dans les rangs du clergé, qui était resté jusque là uni contre ce parti, à cause de son esprit anti-catholique. L’auteur du Mémoire se croit seul infaillible et ne manque jamais l’occasion d’accuser la bonne foi ou la prudence de quiconque ne pense pas comme lui. »

On rapporte que peu de temps avant sa mort, Mgr Laflèche aurait dit à un prêtre qui se tenait près de lui : « J’ai bien hâte d’être rendu de l’autre côté pour savoir si c’est Taschereau ou moi qui avait raison. »

Les contestations d’élections des comtés de Chambly, Berthier et de Charlevoix révélèrent un état de choses intolérable et qui montra bien l’hostilité du clergé envers les libéraux. Il fut établi sous serment dans le cours de ces procès que l’influence indue la plus violente avait été exercée par un grand nombre de curés, influence qui, si elle eut persisté, aurait rendu illusoire le régime parlementaire. Ainsi par exemple, M. Lussier, curé de Boucherville ayant hésité à lire la lettre collective des évêques qui proclamait la suprématie de l’Église dans les affaires civiles, de crainte de provoquer des dissensions parmi ses paroissiens, fut contraint de le faire, sur un ordre péremptoire de Mgr Bourget. Le Dr Fortier, candidat dans le comté de Chambly s’étant prononcé comme libéral modéré, provoqua la sortie suivante du même évêque Bourget :

« Notre Saint-Père le Pape, et après lui tous les archevêques et évêques de cette province, ont déclaré que le libéralisme catholique devait être abhorré comme la peste : aucun catholique n’a le droit de se dire un libéral modéré, et partant, ce libéral modéré ne peut pas être élu pour représenter des catholiques. »

Dans le mois de novembre 1876, l’hon. Rodolphe Laflamme entra dans le gouvernement MacKenzie en qualité de Ministre de la Justice : il lui fallut se taire réélire dans le comté de Jacques-Cartier. Le clergé lui fit une guerre à outrance. Le dimanche qui précéda la votation, le curé de l’Isle Bizard dit à ses paroissiens que s’ils n’écoutaient pas la parole de Dieu dont il était l’interprète, ils seraient damnés. Il pria ses paroissiens de se rappeler qu’il y avait eu dans le cours de la semaine deux morts subites dans la paroisse et il leur demanda si ces gens-là étaient bien préparés pour le jugement. « Vous aussi, ajouta-t-il vous pouvez aussi mourir subitement, et, allez-vous vous préparer à rencontrer Dieu votre Souverain Juge en votant pour les ennemis de l’Église ? »

Le procès en invalidation de l’élection de Berthier révéla les mêmes abus. Il fut prouvé que cinq des curés s’étaient servi de la chaire et du confessionnal pour influencer les électeurs contre le candidat libéral. Ils dénoncèrent ce parti comme dangereux, anti-catholique, condamné par l’Église ; ils prêchèrent aux électeurs que voter pour le candidat libéral, c’était mettre leur salut en danger et s’exposer au refus des sacrements. Un témoin jura qu’un curé avait déclaré du haut de la chaire que de treize ou quatorze cents communiants, cinq ou six cents seulement étaient dignes d’approcher de la Sainte Table. « Si le chef de la famille, ajouta-t-il, a voté pour les libéraux, la femme et les enfants sont comme le chef indignes d’y venir. » Un autre témoin déclara qu’on lui avait refusé de faire ses Pâques parce qu’il avait voté libéral. Un troisième électeur jura que son curé lui avait dit : « Si tu veux aller en enfer, tu as une belle chance. Vas voter du côté des libéraux. »

Ceux-ci furent dénoncés comme les enfants du démon. Dans l’un de ses sermons un curé affirma « que le parti libéral était le parti dont les couleurs ressemblaient au feu de l’enfer. »

Au sujet de cette élection Mgr Taschereau dans ses Remarques sur le Mémoire de l’évêque des Trois-Rivières sur les difficultés religieuses en Canada (1882), dit à la page 38:

… « Deux des curés de Berthier ont présenté une requête aux évêques assemblés à Québec pour leur demander protection et direction ; or le 14 mai 1880, les évêques, y compris Mgr Laflèche, après mûre délibération, ont fait écrire à ces messieurs : « Nous regrettons profondément de voir par la correspondance échangée entre vous (M. Champeau) personnellement et Mgr de Montréal, que vous n’avez pas observé exactement la direction donnée par nos conciles et par les circulaires épiscopales. » … De plus voici comment Mgr de Sherbrooke appréciait la conduite de ces curés dans une lettre à l’archevêque : « Les curés de Berthier ont désobéi publiquement et scandaleusement aux ordonnances des Conciles et des Évêques. »

C’est surtout dans le comté de Charlevoix où l’influence cléricale se manifesta de la façon la plus outrageante. À la suite du fameux scandale du Pacifique qui avait porté le parti libéral au pouvoir, Sir Hector Langevin avait été défait. Il était encore en dehors de la Chambre lorsque M. Tarte, qui était directeur du Canadien, entreprit de le ressusciter à la vie publique. L’élection de M. P.-A. Tremblay venait d’être invalidée et le siège du comté de Charlevoix était vacant. C’était en 1875, M. Tarte était à cette époque un ultramontain intransigeant, un pourfendeur de libéraux. On aurait pu dire de lui ce que M. Hanotaux a écrit de Louis Veuillot dans son Histoire de France Contemporaine : « Il distribuait l’eau bénite comme du vitriol et maniait le crucifix comme un gourdin. » Il fit contre M. Tremblay et le parti libéral une campagne des plus violentes et des plus acrimonieuses. M. Tremblay n’était pas homme à s’en effrayer : journaliste lui-même, d’une activité infatigable, catholique sincère, libéral ardent, aimant la lutte, il se jeta courageusement dans la mêlée.

Les curés du comté prirent une part ouverte à l’élection en faveur de Sir Hector Langevin. Ils firent entendre du haut de la chaire les dénonciations les plus formidables contre les libéraux qu’ils accompagnèrent de menaces des feux de l’enfer pour ceux qui voteraient en faveur de M. Tremblay. L’un d’entre eux dénonça les catholiques libéraux comme « des loups enragés qui venaient jeter le trouble dans le troupeau et qui proclamaient que le Pape, les évêques et le clergé n’avaient rien à voir dans la politique. Défiez-vous de leurs enseignements pervers ! Ils veulent séquestrer les prêtres dans l’église et la sacristie, afin de mieux accomplir leur œuvre anti-chrétienne qui consiste à diviser le troupeau de Jésus-Christ. » Puis il ajoutait : « Mes frères, ouvrez les yeux sur l’abîme de maux dans lequel les partisans du Libéralisme Catholique voudraient vous jeter. » Il engageait ses paroissiens à ne pas se laisser fasciner par les paroles trompeuses du serpent du Libéralisme Catholique ; il savait de quelle façon le serpent avait réussi à s’introduire dans le paradis terrestre. De même le Libéralisme Catholique cherche à pénétrer dans le paradis de l’Église pour conduire ses enfants à leur perte. Soyez fermes, mes frères ; nos évêques nous disent qu’il n’est plus permis, en conscience, d’être libéral catholique. Prenez garde de goûter jamais au fruit du Libéralisme Catholique.

Dans un Mémoire adressé en 1882 au Cardinal Siméoni, Mgr Tascliereau, à la page 11, disait ce qui suit :

« Le 18 mai 1876 le Cardinal Franchi écrit à l’Archevêque : « de différents côtés il arrive à cette S. C. de la Propagande des représentations sur ce qui se passe aujourd’hui dans cette province relativement à l’intervention du clergé dans les élections politiques. La gravité des faits qui se succèdent et les conséquences funestes que l’excitation des esprits fera nécessairement rejaillir sur l’Église du Canada, réclame tout naturellement son attention et exige qu’on apporte un prompt et efficace remède. » Évidemment il s’agissait de l’élection de Charlevoix tenue en janvier de cette année-là, et dans laquelle le clergé de ce comté, à peu d’exceptions près, avait pris une part active. »

Mgr Laflèche lui-même écrivit à l’Archevêque à propos des curés de Charlevoix : « Ils ont été trop loin mais ils n’ont pas commis un acte criminel ou exercé une influence indue. »

À la page 33, l’archevêque ajoute : … « 3° qu’il est vrai de dire que la trop grande ingérence du clergé dans les élections, c’est-à-dire de quelques-uns de ses membres dont la cause, à raison des circonstances, est nécessairement identifiée avec celle du clergé tout entier, a soulevé des tempêtes que le S. Office déplore et veut empêcher pour l’avenir. »

Comme il se trouvait quelques rares prêtres qui réprouvaient ces excès de langage et qui soutenaient que l’on pouvait être libéral sans encourir la damnation éternelle, on mettait les électeurs en garde contre les dires de ces prêtres. « Défiez-vous, disait-on de ces faux prophètes qui cherchent à répandre la désunion entre vous et vos pasteurs légitimes. Ne prêtez pas l’oreille à leurs mensonges et à leurs calomnies. Obéissez au Vicaire de Jésus-Christ qui condamne le Libéralisme Catholique. »

Un autre curé avertissait ses paroissiens que voter pour un libéral, c’était prendre le chemin de l’enfer. Plus tard, ayant à rendre compte à son évêque de ce sermon, il admit avoir dit qu’il avait donné instruction à ses paroissiens « de voter suivant leur conscience, après s’être éclairés auprès de leurs supérieurs. N’oubliez pas, avait-il ajouté, que les évêques de la province, vous assurent que le libéralisme est semblable au serpent qui s’introduisit dans le paradis terrestre afin d’assurer la perte du genre humain : » Il avait dit aussi à ses ouailles : « L’Église ne condamne que ce qui est mauvais et comme elle a condamné le libéralisme, c’est donc un mal que d’être libéral, et, partant, vous ne devez pas donner vos suffrages à un libéral. »

Un autre curé déclarait que quiconque voterait pour un libéral s’engageait au service de l’enfer.

Le plus violent de tous, fut le curé de la Baie St-Paul. C’était un véritable Marat en soutane. Je l’ai moi-même entendu dire du haut de la chaire, en faisant allusion aux Rouges, que le ciel était bleu et que l’enfer était rouge. Dans une autre circonstance, il disait en parlant des libéraux : « Ils vont en faire tant, qu’ils se démasqueront et se montreront tels qu’ils sont, de façon à ne plus laisser de doute sur leur objet. Il y en a parmi eux qui ont le cœur si noir, que, si une persécution religieuse survenait maintenant, ils seraient les premiers à tenir la corde ou le couteau destiné à nous porter le coup fatal. En blamant et en critiquant comme on le fait la parole de Dieu et de ses ministres, en présence de leurs enfants, certains parents assument une terrible responsabilité devant Dieu. Quand ils seront morts et réduits en cendres, ils auront laissé des enfants qui seront prêts à tremper leurs mains dans le sang des prêtres, si jamais une persécution religieuse venait à éclater. »

Sur la plainte de M. P.-A. Tremblay, Mgr Taschereau demanda au curé de la Baie-St-Paul, M. Sirois, de mettre par écrit le langage dont il s’était servi. Il leur avait dit : « Sur votre lit de mort vous éprouverez d’amers regrets d’avoir contribué à l’élection de personnes qui veulent séparer l’Église d’avec l’État… Notre jeune pays est agité par de mauvaises doctrines et des principes qui conduisent toujours une nation à la ruine. Voyez comment la révolution fut préparée en France… Au train que vont les choses au Canada, il est à craindre que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets… »

« Ces paroles, disait l’Archevêque dans ses Remarques au Mémoire (p. 45), écrites par le curé lui-même à l’Archevêque qui lui avait demandé son sermon, peuvent-elles être considérées comme un simple conseil dans la bouche d’un curé, qui s’était ouvertement prononcé contre le candidat libéral ? Le jour de l’élection il fut reconduit en triomphe à son presbytère et félicita publiquement ses partisans de la victoire remportée par la religion. Un tel langage dans la bouche d’un tel curé, pourra-t-il jamais être considéré comme un simple conseil ? Pouvait-on violer plus ouvertement le ultra non procedant parochi du quatrième concile ? »

Et, Mgr Taschereau ajoutait encore (p. 46) : « Il est évident qu’après une telle conduite de la part des curés qui avaient affreusement abusé de la chair et du confessional, il n’était guère possible aux évêques de demander la modification de la loi électorale sans promettre d’empêcher ces abus criants ; et alors ces prélats se seraient trouvés dans un curieux dilemme, car on pouvait leur répondre : Si vous voulez et pouvez punir ces abus, à quoi bon soulever cette question brûlante pour obtenir aux curés une liberté que vous voulez leur ôter ? Si vous ne pouvez pas les empêcher, laissez donc la loi suivre son cours. »

« Les évêques, continuait Mgr. Taschereau, peuvent bien imposer des peines canoniques aux prêtres désobéissants, mais toutes les censures du monde seront impuissantes à réparer le mal causé à un candidat qui a perdu son élection par la faute des curés. Est-il prudent, est-il raisonnable d’exiger que ce candidat malheureux souffre une injustice parce que c’est un curé qui l’a commise ? Si ceux qui crient si fort étaient soumis à une épreuve semblable. Dieu sait ce qui en résulterait. »

On comprend facilement l’impression que de pareils sermons pouvait produire sur une population illettrée et profondément religieuse. Aussi l’effet, en fut-il désastreux pour le candidat libéral qui fut vaincu. Cependant, M. Tremblay était un enfant du comté, il y demeurait ; il y était bien connu ; c’était un citoyen honorable, respecté de tout le monde. Seule, l’influence du clergé avait amené sa défaite qui fit beaucoup de bruit. Il n’était pas d’un caractère que l’on pouvait facilement décourager. Le lendemain de sa défaite il se mit à recueillir les preuves nécessaires pour faire annuler cette élection. Il confia le soin de contester celle-ci devant les tribunaux à M. François Langelier qui le premier, allégua dans la pétition et prouva l’influence indue du clergé. Mais qu’on le remarque bien : dans ce procès les curés n’ont été ni accusés ni cités comme tels, ni jugés, ni condamnés ; mais l’élection du candidat laïque a été déclarée nulle sur la demande de l’autre candidat laïque, ou plutôt de quelques-uns de ses partisans. Ils n’ont jamais été poursuivis. La loi qui avait enlevé à la Chambre le droit de décider de la légalité des élections pour le confier aux tribunaux, était de date récente. Cette loi avait été demandée et obtenue par les libéraux afin de faire cesser les dénis de justice dont trop souvent les comités de la Chambre s’étaient rendus coupables. On comprend en effet, que les candidats libéraux qui avaient été victimes de monstrueuses illégalités même, n’avaient guère de chance de succès devant des comités composés de partisans conservateurs zélés et fort intéressés à être agréables aux ministres.

On fit un scandale à ce jeune avocat, professeur dans une Université Catholique d’avoir eu l’audace de s’attaquer au clergé ! M. Tarte fit feu et flamme dans le Canadien ; il réclama au nom de la religion catholique dont il s’était constitué le grand prêtre, son expulsion de l’Université Laval. Des démarches importantes furent faites pour lui faire perdre sa chaire dans cette institution. Heureusement pour lui que son Chancelier était alors Mgr. Taschereau, plus tard cardinal, un homme juste et étranger à la politique. Il n’a jamais favorisé un parti politique plutôt que l’autre, il a rendu justice à tous. Il lui donna gain de cause après l’avoir entendu. « Pourquoi disait avec raison M. Langelier, serais-je à blâmer ? Je n’ai fait en ma qualité d’avocat que demander l’application d’une loi qui a été passée par un gouvernement conservateur. Le vrai coupable, — si culpabilité il y a — c’est le gouvernement qui a permis la passation de cette loi. J’ai accompli mon devoir professionnel et voilà tout. » Ce raisonnement lui assura la victoire auprès de l’Archevêque Taschereau. Depuis lors, dans toutes les luttes politiques, les bleus ne cessèrent de le désigner comme « l’avocat de l’influence indue ! »

C’est au cours de cette célèbre contestation d’élection que furent recueillis les témoignages cités plus haut. M. Tarte descendit à la Malbaie pour assister au procès. Il avait apporté avec lui de gros livres de théologie pour prouver, alléguait-il aux gens, à bord du bateau, que les curés avaient eu raison de prêcher comme ils l’avaient fait durant cette élection.

M. le juge Routhier présidait à ce procès. Il voguait alors à pleines voiles dans les eaux ultramontaines ; il avait publié des écrits qui ne laissaient pas de doute sur ces opinions en ce qui concerne les droits du clergé. Il en est bien revenu depuis. Malgré la preuve accablante d’influence indue exercée par les curés dans cette élection, il jugea en faveur de Sir Hector Lange vin. Il prétendit que lors de la Cession du Canada à l’Angleterre on avait garanti les immunités du clergé dans cette province ; que le tribunal n’avait pas le droit d’intervenir dans la liberté de prédication chrétienne ; que le vote était un acte moral, et que partant les prêtres étaient restés dans les limites de leurs attributions. Il ajoutait encore : « Je suis incompétent dans tous les cas dans lesquels le point à décider touche à la doctrine dogmatique, à la morale ou à la discipline, comme aussi dans ceux où la personne poursuivie est un ecclésiastique. Je n’ai le droit de juger les actes des prêtres qu’en autant qu’ils peuvent affecter les droits des tiers, pourvu que ces actes soient d’un caractère temporel et que la personnalité du prêtre ne soit pas impliquée. »

Il prétendait également que la prédication religieuse était l’une des parties les plus importantes de la religion. Elle ne serait plus libre suivant lui, si les juges pouvaient décider que dans certains cas elle peut entraîner l’amende et l’emprisonnement. Le juge Routhier signala le fait que les évêques de la province, dans une lettre pastorale adressée à leurs ouailles avaient fortement condamné le Libéralisme Catholique et réclamé pour leur clergé la libre intervention en politique. C’était, disait-il, dans l’accomplissement de ce devoir que les curés avaient dénoncé le Libéralisme Catholique aux électeurs. Enfin il déclarait : « Ce serait arbitraire que d’interdire au clergé d’intervenir dans la politique, et ce serait absurde pour ce tribunal de se constituer le juge des mérites des candidats ou des partis politiques, comme de l’orthodoxie des doctrines enseignées par les prêtres et les évêques. »

On voit de suite quelle latitude dangereuse le savant magistrat laissait au clergé. Si une pareille jurisprudence avait prévalu, c’en était fait pour toujours du parti libéral. Il était condamné à prêcher dans le désert et à rester à tout jamais dans l’opposition.

En relisant ces excès commis au profit du parti conservateur, je me rappelais une page de M. Gabriel Hanotaux, dans son Histoire de la France Contemporaine (Vol. III, pp. 497-98) où, parlant des partis en France en 1876, il dit :

« Sur toute l’étendue du territoire, une organisation existe, hiérarchisée et centralisée, c’est le clergé. Dans les villes, dans les bourgs, dans les villages, le prêtre catholique est partout. Entouré de ses vicaires, de ses marguillers, du personnel de la fabrique, il fait groupe ; dans les communes rurales le maître d’école est chantre à l’église ; du haut de la chaire le prêtre parle seul, il parle aux gens assemblés. Le prêtre est un professeur de morale : puisque le vote est un acte de conscience, le vote relève de lui. Quel meilleur guide que celui qui par les voies terrestres conduit au ciel ? Si l’homme est sur ses gardes, il y a la femme et les enfants, il y a les mille moyens dont le presbytère dispose, le secret du confessionnal, l’accès de la maison, l’emprise de la charité.

« Et puis, le prêtre sait ce qu’il veut, et s’il ne le sait pas, on le sait pour lui. Le but est fixe : un mot, tout marche. L’évêque est maître dans son diocèse… Mêlés aux luttes politiques ils ont des opinions, des convictions, des partis pris qui ne transigent pas. Par tradition, ils sont en méfiance à l’égard du siècle ; ils morigènent avec un sans façon évangélique plus disposés à imiter l’exemple de saint Ambroise que celui de Bossuet. »

Puis, continuant, il ajoute :

« Donc ce clergé était tout prêt à emboîter le pas au parti conservateur. Comment ces partis eussent-ils pousse l’abnégation jusqu’à refuser ces appuis qui s’offraient ? »

Voilà ce qui se passait en France en 1876. N’est-ce pas la peinture exacte de ce qui se pratiquait chez nous vers la même époque et bien longtemps auparavant ?

On confondait à dessein le Libéralisme Catholique avec le libéralisme canadien dans le but de tromper notre population qui n’en saisissait pas la différence. Mais il se produisit alors un grand scandale ! Mgr Benjamin Paquet arrivait de Rome où il avait fait de brillantes études théologiques. Il donna à l’Université Laval une série de conférences sur le Libéralisme Catholique, dans lesquelles il exposa magistralement l’énorme différence qui existait entre le Libéralisme Catholique et le libéralisme canadien. Personne n’était plus compétent que lui sur cette question, puisqu’en 1872, il avait publié un ouvrage sur le libéralisme que la Civilta Catholica avait déclaré être un fidèle écho des doctrines romaines. Ces conférences jetèrent les libéraux dans la jubilation, mais elles attirèrent les malédictions des conservateurs sur l’Université Laval qui fut représentée comme un foyer de libéralisme. Celle-ci triompha de ces assauts ; elle contribua pour une large part à faire cesser des luttes qui devenaient menaçantes pour notre avenir national. Bref, nous lui devons pour une bonne partie la paix religieuse dont nous jouissons aujourd’hui.

M. Tremblay était un homme d’une énergie que l’insuccès ne le décourageait point. Il porta devant la Cour Suprême le jugement du juge Routhier qui fut renversé, heureusement pour notre liberté politique. En rendant la décision de la Cour, le juge J. Thomas Taschereau s’exprima comme suit : « Il y a dans cette cause l’exercice de l’influence indue de la pire espèce, car ces menaces et ces déclarations tombaient de la bouche de prêtres qui parlaient du haut de la chaire, au nom de la religion, et qui s’adressaient à des personnes ignorantes, et en général bien disposées à suivre les conseils de leurs curés :

Ces excès de langage du clergé étaient devenus intolérables. Le parti libéral fit des représentations à Rome qui furent entendues. Mgr. Conroy, un prélat d’une haute distinction et d’un grand sens fut envoyé chez nous pour s’enquérir des faits. Après renseignements pris il déclara que le parti libéral canadien ne contenait rien de condamnable dans ses principes. Et, en vertu de ses pouvoirs, il obligea les évêques à publier une lettre pastorale conjointe, en date du 11 octobre 1877 dans laquelle ils disaient à leur clergé : « Le décret du quatrième concile de Québec vous défend implicitement d’enseigner du haut de la chaire ou autrement de voter pour tel candidat ou tel parti politique ; bien plus encore vous est-il défendu de déclarer que pour cette raison vous refuserez les sacrements. Ne donnez jamais du haut de la chaire votre opinion personnelle. »

Malgré les instructions du Délégué Apostolique et la lettre conjointe des évêques, plusieurs curés pratiquèrent l’intimidation contre les candidats libéraux pendant les élections générales de 1878.

Ces insubordinations me rappellent un mot charmant de feu Côme-Séraphin Cherrier, un vieux libéral et un excellent catholique.

La veille du départ de Mgr Conroy, M. Cherrier avait passé la soirée en sa compagnie. En se séparant, le Délégué lui dit adieu. « Pardon, répond M. Cherrier, au revoir seulement, car je serai demain matin au départ du train pour vous voir partir. »

« Je vous le défends positivement », répliqua Mgr Conroy.

Le lendemain, M. Cherrier se trouvait à la gare malgré la défense de la veille.

En l’apercevant, le Délégué lui dit : « Mais, M. Cherrier, je vous avais pourtant défendu de venir et vous voilà ici ! »

« Ne savez-vous pas Monseigneur, reprit M. Cherrier, que l’on attend que votre départ pour vous désobéir ! »

Le mot était charmant et peignait admirablement la situation.

C’est à la suite de ces désobéissances aux instructions du Saint-Siège que la Sacrée Congrégation de la Propagande, sous la signature du Cardinal Siméoni, déclara :

… « Il est nécessaire d’ajouter que l’Église, en condamnant le libéralisme, n’entend pas frapper les partis politiques qui peuvent s’appeler libéral, que les décisions de l’Église ne s’appliquent qu’à certaines erreurs opposées à la doctrine catholique, et non pas à certain parti politique, quelque soit sa constitution, et que par conséquent, ceux-là ont eu tort qui, sans autre fondement, ont déclaré que l’un des partis politiques du Canada, savoir celui appelé la Réforme était condamné par l’Église, quand il est connu qu’il a obtenu l’appui chaleureux de quelques évêques eux-mêmes. »

Dès avant cela, M. Laurier avait admirablement préparé le terrain. Dans une conférence qu’il fit à Québec, le 26 juin 1877, sur le Libéralisme Politique, il exposa avec une rare clarté et une merveilleuse éloquence les principes et les aspirations du parti libéral canadien. Il fit voir que c’était du développement des institutions représentatives qu’étaient sortis les deux principes Libéral et Conservateur, qu’il n’y avait rien dans le libéralisme que nous professions qui fut de nature à alarmer l’Église ou la foi religieuse de qui que ce soit.

Le discours de M. Laurier fut tout un événement. On était venu de toutes parts, de tous les districts, jusque de St-Hyacinthe et de Montréal, pour assister à cet éloquent plaidoyer en faveur des idées libérales. Plus de deux mille personnes encombraient la Salle de Musique que le Club Libéral avait retenue pour cette occasion.

Je me rappelle encore la frayeur de certains de nos amis à la pensée qu’un laïque allait traiter un sujet aussi périlleux. Ils avaient peur que M. Laurier sur lequel le parti fondait de si grandes espérances, commît quelque hérésie de nature à attirer sur sa tête les foudres ecclésiastiques dont on était si prodigue à cette époque-là.

M. Laurier se rendait bien compte de ce sentiment ; aussi pour apaiser ces craintes, il avait soumis son manuscrit à Mgr Benj. Pâquet qui l’avait assuré que les doctrines libérales qu’il professait était parfaitement orthodoxes.

Malgré cette assurance, M. Laurier était d’une grande pâleur quand il commença son discours, tant il ressentait le malaise de ses amis. Ses premières paroles tombèrent au milieu d’un silence complet. Cependant, peu à peu, il sentit la confiance renaître, il fut plus à l’aise, comprenant que ses auditeurs étaient rassurés et voyant bien qu’il avait conquis tous les esprits. Il prononça en faveur du parti libéral si longtemps ostracisé et calomnié le plus beau plaidoyer que je connaisse. Il se montra le digne émule de Macaulay et il fut aussi éloquent que celui-ci l’avait été en parlant du parti libéral en Angleterre. Puis, à un moment il fit entendre un accent presque prophétique quand il s’écria :

« Oui, j’en ai la conviction, j’en ai la certitude, si nos idées sont justes comme je le crois, si nos idées sont une émanation du vrai éternel et immuable, comme je le crois, elles ne périront pas ; elles peuvent être rejetées, honnies, persécutées, mais un jour viendra où on les verra germer, lever et grandir, lorsque le soleil aura fait son œuvre et suffisamment préparé le terrain. »

La péroraison de ce discours est aussi belle, aussi grande, aussi éloquente que celle prononcée par M. Chauveau à l’inauguration du monument des Braves sur le chemin Ste-Foy, et comme elle un chef-d’œuvre d’éloquence.

Le succès fut immense, éclatant. Jamais depuis les grands jours de Papineau, on avait entendu une si mâle éloquence. M. Laurier venait d’ouvrir une ère nouvelle dans notre politique ; il avait, d’un souffle, d’un coup de maître dissipé tous les vieux préjugés, terrassé l’hydre du fanatisme et représenté le parti libéral sous ses vraies couleurs. La conscience timorée de bien des libéraux se sentit soulagée en constatant que ce parti qui avait subi tant d’anathèmes méritait le respect de tous les bons citoyens et pouvait marcher le front haut. Tous ces grands ancêtres libéraux dont M. Laurier avait évoqué le souvenir, et qui avaient laissé une traînée si lumineuse dans l’histoire, avaient réconforté les cœurs et ranimé tous les courages.

Cette conférence eut un retentissement énorme. Tous les journaux libéraux du temps applaudirent à ce fier langage destiné à faire disparaître bien des malentendus et à faire renaître la confiance dans le parti libéral. L’Union de St-Hyacinthe écrivait :

« C’est pour nous, libéraux, un manifeste ; c’est la réaffirmation des principes qui étaient oubliés ; c’est le nouveau plan d’un champ de bataille qui a été témoin de bien des combats, mais dont nous étions temporairement écartés dans la chaleur de la lutte. Retournons-y donc, car ce plan, c’est le salut du parti, il nous assurera d’importantes conquêtes.

Voilà comment se termina ce grand conflit religieux avec le parti libéral. C’est à ces anciens libéraux que nous devons la paix, l’apaisement dont nous jouissons aujourd’hui ; ce sont eux qui, au péril même de leur carrière ont été les défenseurs de nos libertés civiles, de notre régime représentatif ; ce sont eux qui ont préparé de longue main les grandes victoires du parti libéral, « comme viennent ces vagues lentes et lourdes, qui arrivent de la haute mer, que l’on discerne à peine sur la surface mouvante, tant leurs ondulations sont prolongées, que l’on n’attend ni ne redoute, et qui, tout-à-coup, sur la grève plate, se gonflent et se déroulent formidablement. »

Si les vieux libéraux eurent à lutter contre l’influence cléricale, n’oublions pas qu’ils rencontrèrent aussi le long de la route bien d’autres influences d’un autre genre. Oui, dans ce temps là, la haute finance, les banques, les grandes compagnies de chemins de fer et de navigation, les manufacturiers, les marchands de bois, tous ceux qui étaient attachés au pouvoir ou qui en espéraient quelque chose, toutes ces classes formaient une armée compacte, une organisation puissante contre le parti libéral. Les fraudes électorales les plus formidables étaient commises avec impunité. Bref, il fut un temps, où dans toute la région de Québec, depuis Gaspé jusqu’à Trois-Rivières, deux comtés seulement, Témiscouata et Lotbinière, étaient représentés par des libéraux ! Pendant longtemps, nos amis, à Québec, n’avaient pas même un journal pour les défendre contre les brutales attaques du Journal de Québec et du Courrier du Canada. Pour propager les idées libérales il fallait tenir des assemblées à droite et à gauche. Et souvent, des assommeurs soudoyés empêchaient les orateurs de se faire entendre. C’est ainsi que pendant des années la fière population de St-Roch a été tenue sous le talon d’un seul homme par une organisation de bandits appelée le « Fanal Rouge » ; c’est notre ami Sir Alphonse Pelletier, qui avec un courage qui l’honore brisa cette mafia politique.

Enfin, l’Événement fut fondé en 1867. Il avait pour directeur et rédacteur M. Hector Fabre, l’une de nos plus fines plumes canadiennes, un journaliste de premier ordre. Les libéraux poussèrent un soupir de satisfaction. Les polémiques de Fabre avec Cauchon sont restées légendaires parmi les anciens. Au nombre des collaborateurs assidus du nouveau journal se trouvaient Hubert LaRue, Georges LaRue, Marc-Aurèle Plamondon, François Langelier, Henri Taschereau, Louis Fréchette, etc., etc. Que de sacrifices il fallut s’imposer pour maintenir cet organe ! Les annonceurs, les marchands appartenant pour le plus grand nombre au parti conservateur, se gardaient bien de l’encourager, eux dont l’espoir était de le voir mourir par la famine. Petit à petit, l’Événement commença à pénétrer dans les masses ; ses brillantes satires, l’esprit intarissable de Fabre, sa verve endiablée le faisaient rechercher d’un grand nombre. Voilà de quelle façon commença l’œuvre de la régénération populaire dans notre district.

Lorsque l’on jette un coup d’œil vers ce passé trop oublié par la génération présente, l’on ne peut s’empêcher d’admirer la fermeté de ces libéraux, comme leur inaltérable fidélité à leurs principes. Ah ! s’ils eussent voulu transiger, faire des compromis, des concessions, ils auraient pu arriver au pouvoir, aux honneurs. Ils ne l’ont point voulu et nous nous inclinons devant ces héros de notre cause.

« Honneur donc à ces hommes qui ont succombé sur le champ de bataille en tenant ferme leur drapeau. Par là, comme disait Bastiat en parlant des libre-échangistes, ils ont maintenu ces règles de droiture et de dignité morale dont il n’est pas permis de s’écarter même sous le spécieux prétexte de l’utilité. Peut-être auraient-ils pu assurer leur élection en laissant leurs principes dans l’ombre, ils ne l’ont pas fait, et l’opinion publique doit leur en savoir gré. Il n’y a pas deux bases d’appréciation pour les actions humaines. Nous honorons le soldat qui meurt en s’enveloppant de son drapeau et nous livrons au mépris public celui qui n’est toujours victorieux que parce qu’il se met toujours du côté du nombre.

« Transportons ce jugement dans la politique en accordant notre cordiale sympathie à ceux qui, ne pouvant s’élever avec leur principe, ont voulu tomber avec lui. »

Note. — Plusieurs citations relatives à l’ingérence du clergé dans la politique sont empruntées au livre de M. Willison, Laurier et son Temps.