s. m. Pendant le moyen âge, le mot perron s'emploie communément
pour désigner l'emmarchement extérieur qui donne entrée
dans la salle principale du château ou du palais, dans le lieu réservé
aux plaids, aux grandes assemblées.
Dans la Chanson des Saxons1, les barons apportent à Charlemagne
chacun quatre deniers. L'empereur fait mettre la somme en monceau:
«Karles les a fait fondre à force de charbons.
Devant la maistre sale an fu faiz. i. perrons,
Li baron de Herupe (Angers) i escristrent lor nons;
Puis i fu mis li Karle, si que bien le savons,
Que jamais en Herupe n'iert chevages semons2.»
Le perron est une de ces traditions des peuples du Nord dont l'origine
remonte bien loin dans les annales historiques. C'est la plate-forme des
Scythes, l'amoncellement de pierres sur lequel s'assied le chef de la tribu;
l'emblème du lieu élevé où se tiennent et d'où descendent les races
conquérantes et supérieures. Il serait intéressant de rechercher et de
réunir les origines de la plate-forme assise sur un emmarchement, car
c'est là un des monuments que l'on trouve sur la surface du globe
partout
où une race supérieure s'est établie au milieu de peuplades conquises.
C'est du haut d'un perron que l'imperator romain parle aux troupes
sous ses ordres. Le tribunal de campagne sur lequel s'assied le général
pour recevoir la soumission des vaincus, n'est-ce qu'un amoncellement
de pierres avec emmarchement3. C'est sur un perron que l'auteur de la
Chanson de Roland fait mourir son héros, comme sur un lieu sacré:
«Prist l'olifan, que reproce n'en ait,
E Durandal s'espée en l'altre main;
D'un arbaleste ne poest traire un quarrel;
Devers Espaigne en vait en un guaret,
Muntet sur un tertre desuz un arbre bele;
Quatre perrons i ad de marbre faite;
Sur l'erbe verte si est caeit envers,
Là s'est pasmet; kar la mort li est près4.»
Dans les romans des XIe et XIIIe siècles, il est sans cesse question de perrons au haut desquels se tiennent les seigneurs pour recevoir leurs
vassaux:
C'est au bas du perron des palais que descendent les personnages qui
viennent visiter le suzerain; c'est là qu'on les reçoit, si l'on veut leur faire
honneur.
«De joiaus, de richesses trestous Paris resplent:
Au perron de la sale la roijne descent,
Maint haut baron l'adestrent moult debonairement,
Car de li honorer a chascun bon talent6.»
Lorsque Guillaume d'Orange se rend auprès du roi de France après la
prise d'Orange, il arrive incognito:
«Li cuens Guillaumes descendi au perron
Mès ne trova escuier né garçon
Qui li tenist son auferrant gascon (son cheval).
Li bers l'atache à l'olivier réon7.»
Les perrons des châteaux étaient accompagnés de montoirs (voy.
Montoir):
«Sor les chevax monterent c'ou lor tint au perron8:
Fors de la salle aneit-un mis,
Un grant peron de marbre bis,
U li poisant hume munteient.
Qui de la Curt le Roi esteient9.»
Le perron, comme nous l'avons vu déjà ci-dessus, est quelquefois un
monument destiné à perpétuer une victoire. Tel est celui que Charlemagne
fait élever à Trémoigne:
«An la cit de Tremoigne fist. i. perron lever
Large et gros et qarré an haut plus d'un esté;
Sa victoire i fist metre, escrire et seeler,
A beles letres d'or dou meillor d'outre-mer;
Ce fist-il que li Saisne s'i poïssent mirer;
Sovantes foiz avoient telant de reveler10.»
Le perron était donc une marque de noblesse, un signe de puissance
et de juridiction. Les communes élevaient des perrons devant leurs hôtels
de ville, comme signe de leurs franchises; aussi voyons-nous que lorsque
Charles, duc de Bourgogne, a soumis le territoire de la ville de Liége,
en 1467, pour punir les bourgeois de leur révolte, et comme marque de leur humiliation:
« Les turs, les murs, les portes,
Fist le duc mettre jus
Et toutes plaches fortes,
Encoire fist-il plus:
Car pour porter en Flandres
Fist hoster le perron,
Adfin que de leur esclandre
Puist estre mention11.»
Ce passage fait comprendre toute l'importance qu'on attachait au
perron
pendant le moyen âge, et comment ces degrés extérieurs étaient
considérés comme la marque visible d'un pouvoir seigneurial. Le sire de
Joinville rapporte qu'un jour allant au palais, il rencontra une charrette
chargée de trois morts qu'on menait au roi. Un clerc avait tué ces trois
hommes, lesquels étaient sergents du Châtelet et l'avaient dépouillé de
ses vêtements. Sortant de sa chapelle, le roi «ala au perron pour veoir
les mors, et demanda au prevost de Paris comment ce avoit esté.» Le fait éclairci, et le clerc ayant agi bravement, dans un cas de légitime
défense: «Sire clerc, fist le roy, le rapport entendu, vous avez perdu a
estre prestre par vostre proesce, et par vostre proesce je vous restieng
à mes gages, et en venrez avec moy outre-mer. Et ceste chose vous foiz-je
encore, pour ce que je veil bien que ma gent voient que je ne les
soustendrai en nulles de leurs mauvestiés12.»
Voilà donc un jugement rendu par le suzerain, en plein air, du haut
du perron de son palais.
Ces perrons, par l'importance même qu'ils prenaient dans les palais et
châteaux, étaient richement bâtis, ornés de balustrades et de figures
sculptées. Quelques seigneurs, d'après un usage qui semble fort ancien,
attachaient même parfois des animaux sauvages au bas des perrons,
comme pour en défendre l'approche. Un fabliau du XIIIe siècle13
rapporte
qu'un certain sénéchal de la ville de Rome, homme riche et puissant,
avait attaché un ours au perron de son palais. En haut du perron du
château de Coucy, à l'entrée de la grand'salle, était une table portant un
lion de pierre, soutenue par quatre autres lions14.
On nous pardonnera la longueur de ces citations; elles étaient
nécessaires
pour expliquer l'importance des perrons pendant le moyen âge.
Nous allons examiner maintenant quelques-uns de ces monuments. L'un
des plus remarquables, bien qu'il ne fût pas d'une époque
très-ancienne,
était le perron construit devant l'aile qui réunissait la sainte Chapelle
du palais à Paris à la grand'salle. Ce perron datait du règne de Philippe
le Bel, et avait été élevé par les soins d'Enguerrand de Marigny. À l'avènement
de Louis le Hutin, Enguerrand ayant été condamné au gibet, son
effigie fut «jettée du haut en bas des grands degrez du palais15».
Ce ne
fut que vers la fin du dernier siècle que le grand degré du palais fut détruit,
pour être remplacé par le perron actuel (voy. Palais , fig. 1). C'est
devant cet emmarchement, un peu vers la gauche, qu'était planté le
may. Nous donnons (fig. 1) une vue perspective du perron élevé au
commencement
du XIVe siècle16. Lorsqu'il fut détruit, des échoppes
encombraient
ses deux murs d'échiffre et venaient s'accoler à la belle galerie
d'Enguerrand; mais la porte que l'on voit dans notre figure subsistait encore
presque entière, avec ses trois statues. Une voûte pratiquée sous
le grand palier supérieur permettait de communiquer d'un côté à l'autre
de la cour. Le perron du palais des comtes de Champagne, à Troyes,
présentait une disposition semblable, et datait du commencement du
XIIIe siècle. Il donnait directement entrée sur l'un des flancs de la grand'-salle.
Au bas des degrés, à quelques mètres en avant, était placé un
socle sur lequel on coupait le poing aux criminels, après qu'on leur
avait lu la sentence qui les condamnait au dernier supplice17.
Quelquefois
ces perrons étaient couverts en tout ou partie tel était celui du
château de Montargis (voy. Escalier, fig. 2), qui datait du XIIIe siècle, et se
divisait en trois rampes surmontées de combles en charpente.
Le château de Pierrefonds possédait un remarquable perron à la base
de l'escalier d'honneur, avec deux montoirs pour les cavaliers et une
voûte en arcs ogives, avec terrasse au-dessus. Nous donnons (fig. 2) le
plan de ce perron. L'escalier B permet d'arriver aux grandes salles du
donjon situées en A; il débouche vers la cour18, sur un degré à trois pans.
Les deux montoirs sont en C; trois voûtes d'arête recouvrent l'emmarchement.
Une vue de ce perron, prise du point P (fig. 3), nous dispensera
d'entrer dans de plus amples détails. Il est peu de dispositions adoptées
dans la construction des châteaux du moyen âge qui se soient perpétuées
plus longtemps, puisque nous la voyons conservée encore de nos jours.
Le grand escalier en fer à cheval du château de Fontainebleau, dont
on attribue la construction à Philibert Delorme, est une tradition des
perrons du moyen âge. Celui du château de Chantilly formait une loge,
avec deux rampes latérales, et datait du XVIe siècle19.
Le perron était un signe de juridiction, et les prévôts rendaient la
justice en plein air, du haut de leur perron20; aussi les hôtels de ville
possédaient-ils habituellement un perron, et l'enlèvement de ce degré
avait lieu lorsqu'on voulait punir une cité de sa rébellion envers le suzerain,
comme nous l'avons vu ci-dessus à propos de l'insurrection des
gens de Liége.
1 : Chanson des Saxons, de Jean Bodel, poëte artésien du XIIIe siècle.
3 : Voyez les bas-reliefs de la colonne Trajane.--«Ipse
in munitione pro castris consedit:
eo duces producuntur.» (De bello gall., lib. VII,
reddition d'Alise.)
16 : Restaurée à l'aide des anciens plans du palais et des deux dessins de la collection
Lassus, qui ont été lithographiés en fac-simile pour faire partie d'une monographie du
palais.
17 : Voyez le Voyage archéologique dans le département de l'Aube, par Arnaud. Troyes,
1837.
18 : Voyez le plan joint à la Notice sur le château de Pierrefonds, 3e édit., Viollet-le-Duc.
19 : Voy. Ducerceau, Les plus excellents bâtiments de
France.
20 : Voyez le conte du Sacristain (Legrand d'Aussy).