Statistique et expérience (Simiand)/Chapitre I

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Librairie des sciences politiques et sociales (p. 3-6).

PREMIÈRE PARTIE

Notion de statistique et notion d’expérimentation


I

Évolution du mot et de la discipline statistique
Quelques définitions récentes

Ainsi qu’on l’a remarqué, l’histoire seule de l’emploi du mot statistique exprime et illustre l’évolution de l’objet et du caractère de la discipline recouverte par lui. Nous le voyons appliqué d’abord (au XVIIIe siècle et encore au commencement du XIXe siècle) à une présentation de l’ensemble des données notables de tous ordres qui caractérisent un pays, un État politique : population, organisation et divisions politiques, productions et richesse, mœurs, coutumes, institutions, sans que ces données aient, même en majeure part, une forme numérique. Nous le voyons se spécialiser (au cours de la première moitié du XIXe siècle) à la collection et présentation de celles de ces données qui ont forme numérique. Puis, peu à peu, nous le voyons appliquer à des données ayant le même caractère, c’est-à-dire celui d’être des constatations numériques portant sur des ensembles, sur des faits de masse, sur des faits collectifs ; et nous entendons parler de statistique météorologique, anthropologique, médicale, biologique, psychologique, etc.

En même temps, le mot est employé pour caractériser non seulement le genre de données, mais encore le mode d’établissement et de traitement de ces données, tel que la statistique des États l’a d’abord pratiqué, et peu à peu perfectionné et que ces autres branches de connaissances le lui ont emprunté, en l’adaptant à leurs propres besoins. Et ainsi, et de plus en plus, peut-on dire, le mot de statistique et la ou les disciplines qui se dénomment par lui se caractérisent non plus par une matière unique ou commune, mais par une certaine forme, un certain mode de présentation ou d’étude de matières respectivement très diverses ; et la statistique ainsi apparaît moins comme une science entre les sciences ayant sa matière propre, que comme une technique, une méthode d’étude, utilisable dans les diverses sciences et sur divers objets, quand certaines conditions d’étude se présentent.

Quelles sont ces conditions ? Pour ne citer que deux traités contemporains de statistique méthodologique, le professeur Benini entend par statistique « une forme d’observation et d’induction appropriée à l’étude quantitative des phénomènes qui se présentent comme pluralités ou masses de cas, susceptibles de varier sans règle assignable en toute rigueur[1] » ; M. Udny Yule appelle statistiques « des données quantitatives affectées, dans une notable extension, par une multiplicité de causes[2] », et il justifie cette formule en opposant expérimentation et statistique dans les divers domaines, social, météorologique, biologique, physique, où se trouve employée, dans certains cas, la technique statistique. Le mode d’étude le plus communément employé dans les sciences de la nature, l’expérimentation, a pour caractère, dit-il, de remplacer les systèmes complexes de causation qui se présentent communément dans la nature, par des systèmes simples où ne peut plus varier à la fois qu’une seule circonstance causale. Au contraire, dans des cas où l’homme ne peut pas expérimenter, mais doit s’accommoder des circonstances telles qu’elles se présentent, en dehors de son action, il se trouve en général avoir affaire, la simplification par l’expérience étant impossible, à des cas complexes de causation multiple : or, c’est dans ces cas que nous trouvons, dans les diverses branches de connaissances, le recours à la méthode statistique et c’est donc le caractère commun qui peut définir la recherche statistique.

  1. Prof. Rodolfo Benini, Principii di statistica metodologica, Torino, Unione tip. ed. torinese 1906, p. 1.
  2. G. Udny Yule, An introduction to the theory of statistics, London, Griffin, 1912, p. 5.