Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 6

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 45-47).

CHAPITRE VI

Le rameau de Salzbourg.


La cristallisation ne cesse presque jamais en amour. Voici son histoire : Tant qu’on n’est pas bien avec ce qu’on aime, il y a la cristallisation à solution imaginaire : ce n’est que par l’imagination que vous êtes sûr que telle perfection existe chez la femme que vous aimez. Après l’intimité, les craintes sans cesse renaissantes sont apaisées par des solutions plus réelles. Ainsi le bonheur n’est jamais uniforme que dans sa source. Chaque jour a une fleur différente.

Si la femme aimée cède à la passion qu’elle ressent et tombe dans la faute énorme de tuer la crainte par la vivacité de ses transports[1], la cristallisation cesse un instant, mais quand l’amour perd de sa vivacité, c’est-à-dire de ses craintes, il acquiert le charme d’un entier abandon, d’une confiance sans bornes ; une douce habitude vient émousser toutes les peines de la vie, et donner aux jouissances un autre genre d’intérêt.

Êtes-vous quitté, la cristallisation recommence ; et chaque acte d’admiration, la vue de chaque bonheur qu’elle peut vous donner et auquel vous ne songiez plus, se termine par cette réflexion déchirante : « Ce bonheur si charmant, je ne le reverrai jamais ! et c’est par ma faute que je le perds ! » Que si vous cherchez le bonheur dans des sensations d’un autre genre, votre cœur se refuse à les sentir. Votre imagination vous peint bien la position physique, elle vous met bien sur un cheval rapide, à la chasse, dans des bois du Devonshire[2] ; mais vous voyez, vous sentez évidemment que vous n’y auriez aucun plaisir. Voilà l’erreur d’optique qui produit le coup de pistolet.

Le jeu a aussi sa cristallisation provoquée par l’emploi à faire de la somme que vous allez gagner.

Les jeux de la cour, si regrettés par les nobles, sous le nom de légitimité, n’étaient si attachants que par la cristallisation qu’ils provoquaient. Il n’y avait pas de courtisan qui ne rêvât la fortune rapide d’un Luynes ou d’un Lauzun, et de femme aimable qui ne vît en perspective le duché de madame de Polignac. Aucun gouvernement raisonnable ne peut redonner cette cristallisation. Rien n’est anti-imagination comme le gouvernement des États-Unis d’Amérique. Nous avons vu que leurs voisins les sauvages ne connaissent presque pas la cristallisation. Les Romains n’en avaient guère d’idée et ne la trouvaient que pour l’amour physique.

La haine a sa cristallisation ; dès qu’on peut espérer de se venger, on recommence de haïr.

Si toute croyance où il y a de l’absurde ou du non-démontré tend toujours à mettre à la tête du parti les gens les plus absurdes, c’est encore un des effets de la cristallisation. Il y a cristallisation même en mathématiques (voyez les neutoniens en 1740), dans les têtes qui ne peuvent pas à tout moment se rendre présentes toutes les parties de la démonstration de ce qu’elles croient.

Voyez en preuve la destinée des grands philosophes allemands dont l’immortalité, tant de fois proclamée, ne peut jamais aller au-delà de trente ou quarante ans.

C’est parce qu’on ne peut se rendre compte du pourquoi de ses sentiments, que l’homme le plus sage est fanatique en musique.

On ne peut pas à volonté se prouver qu’on a raison contre tel contradicteur.

  1. Diane de Poitiers, dans la Princesse de Clèves
  2. Car, si vous pouviez vous imaginer là un bonheur, la cristallisation aurait déféré à votre maîtresse le privilège exclusif de vous donner ce bonheur.