Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Préface 2

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 3-14).

PREMIER ESSAI DE PRÉFACE[1]

Cet ouvrage n’a eu aucun succès ; on l’a trouvé inintelligible, non sans raison. Aussi, dans cette nouvelle édition, l’auteur a-t-il cherché surtout à rendre ses idées avec clarté. Il a raconté comment elles lui étaient venues ; il a fait une préface, une introduction, tout cela pour être clair et, malgré tant de soins, sur cent lecteurs qui ont lu Corinne, il n’y en a pas quatre qui comprendront ce livre-ci.

Quoiqu’il traite de l’amour, ce petit volume n’est point un roman, et surtout n’est pas amusant comme un roman. C’est tout uniment une description exacte et scientifique d’une sorte de folie très rare en France. L’empire des convenances, qui s’accroît tous les jours, plus encore par l’effet de la crainte du ridicule qu’à cause de la pureté de nos mœurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage une parole qu’on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler choquante. J’ai été forcé d’en faire usage ; mais l’austérité scientifique du langage me met, je pense, à l’abri de tout reproche à cet égard.

 

Je connais un ou deux secrétaires de légation qui, à leur retour, pourront me rendre ce service. Jusque-là, que pourrais-je dire aux gens qui nient les faits que je raconte ? Les prier de ne pas m’écouter.

On peut reprocher de l’égotisme à la forme que j’ai adoptée. On permet à un voyageur de dire : « J’étais à New-York, de là je m’embarquai pour l’Amérique du sud, je remontai jusqu’à Santa-Fé-de-Bogota. Les cousins et les moustiques me désolèrent pendant la route, et je fus privé, pendant trois jours, de l’usage de l’œil droit. »

On n’accuse point ce voyageur d’aimer à parler de soi ; on lui pardonne tous ces je et tous ces moi, parce que c’est la manière la plus claire et la plus intéressante de raconter ce qu’il a vu.

C’est pour être clair et pittoresque s’il le peut, que l’auteur du présent voyage dans les régions peu connues du cœur humain dit : « J’allai avec madame Gherardi aux mines de sel de Hallein… La princesse Crescenzi me disait à Rome… Un jour, à Berlin, je vis le beau capitaine L… » Toutes ces petites choses sont réellement arrivées à l’auteur, qui a passé quinze ans en Allemagne et en Italie. Mais, plus curieux que sensible, jamais il n’a rencontré la moindre aventure, jamais il n’a éprouvé aucun sentiment personnel qui méritât d’être raconté ; et, si on veut lui supposer l’orgueil de croire le contraire, un orgueil plus grand l’eût empêché d’imprimer son cœur et de le vendre au public pour six francs, comme ces gens qui, de leur vivant, impriment leurs Mémoires.

En 1822, lorsqu’il corrigeait les épreuves de cette espèce de voyage moral en Italie et en Allemagne, l’auteur, qui avait décrit les objets le jour où il les avait vus, traita le manuscrit, qui contenait la description circonstanciée de toutes les phases de la maladie de l’âme nommée amour, avec ce respect aveugle que montrait un savant du xive siècle pour un manuscrit de Lactence ou de Quinte-Curce qu’on venait de déterrer. Quand l’auteur rencontrait quelque passage obscur, et, à vrai dire, souvent cela lui arrivait, il croyait toujours que c’était le moi d’aujourd’hui qui avait tort. Il avoue que son respect pour l’ancien manuscrit est allé jusqu’à imprimer plusieurs passages qu’il ne comprenait plus lui-même. Rien de plus fou pour qui eût songé aux suffrages du public ; mais l’auteur, revoyant Paris après de longs voyages, croyait impossible d’obtenir un succès sans faire des bassesses auprès des journaux. Or, quand on fait tant que de faire des bassesses, il faut les réserver pour le premier ministre. Ce qu’on appelle un succès étant hors de la question, l’auteur s’amusa à publier ses pensées exactement telles qu’elles lui étaient venues. C’est ainsi qu’en agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la sagesse pratique le ravit en admiration.

Il faut des années pour pénétrer dans l’intimité de la société italienne. Peut-être aurai-je été le dernier voyageur en ce pays. Depuis le carbonarisme et l’invasion des Autrichiens, jamais étranger ne sera reçu en ami dans les salons où régnait une joie si folle. On verra les monuments, les rues, les places publiques d’une ville, jamais la société ; l’étranger fera toujours peur ; les habitants soupçonneront qu’il est un espion, ou craindront qu’il ne se moque de la bataille d’Antrodoco et des bassesses indispensables en ce pays pour n’être pas persécuté par les huit ou dix ministres ou favoris qui entourent le prince. J’aimais réellement les habitants, et j’ai pu voir la vérité. Quelquefois, pendant dix mois de suite, je n’ai pas prononcé un seul mot de français, et sans les troubles et le carbonarisme, je ne serais jamais rentré en France. La bonhomie est ce que je prise avant tout.

Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne puis faire des miracles ; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux aveugles. Ainsi les gens à argent et à grosse joie, qui ont gagné cent mille francs dans l’année qui a précédé le moment où ils ouvrent ce livre, doivent bien vite le fermer, surtout s’ils sont banquiers, manufacturiers, respectables industriels, c’est-à-dire gens à idées éminemment positives. Ce livre serait moins inintelligible pour qui aurait gagné beaucoup d’argent à la Bourse ou à la loterie. Un tel gain peut se rencontrer à côté de l’habitude de passer des heures entières dans la rêverie, et à jouir de l’émotion que vient de donner un tableau de Prud’hon, une phrase de Mozart, ou enfin un certain regard singulier d’une femme à laquelle vous pensez souvent. Ce n’est point ainsi que perdent leur temps les gens qui payent deux mille ouvriers à la fin de chaque semaine ; leur esprit est toujours tendu à l’utile et au positif. Le rêveur dont je parle est l’homme qu’ils haïraient s’ils en avaient le loisir c’est celui qu’ils prendraient volontiers pour plastron de leurs bonnes plaisanteries. L’industriel millionnaire sent confusément qu’un tel homme place dans son estime une pensée avant un sac de mille francs.

Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même année où l’industriel gagnait cent mille francs, s’est donné la connaissance du grec moderne, ce dont il est si fier, que déjà il aspire à l’arabe. Je prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n’a pas été malheureux pour des causes imaginaires étrangères à la vanité, et qu’il aurait grande honte de voir divulguer dans les salons.

Je suis bien assuré de déplaire à ces femmes qui, dans ces mêmes salons, emportent d’assaut la considération par une affectation de tous les instants. J’en ai surpris de bonne foi pour un moment, et tellement étonnées, qu’en s’interrogeant elles-mêmes, elles ne pouvaient plus savoir si un tel sentiment qu’elles venaient d’exprimer avait été naturel ou affecté. Comment ces femmes pourraient-elles juger de la peinture de sentiments vrais ? Aussi cet ouvrage a-t-il été leur bête noire ; elles ont dit que l’auteur devait être un homme infâme.

Rougir tout à coup, lorsqu’on vient à songer à certaines actions de sa jeunesse ; avoir fait des sottises par tendresse d’âme et s’en affliger, non pas parce qu’on fut ridicule aux yeux du salon, mais bien aux yeux d’une certaine personne dans ce salon ; à vingt-six ans, être amoureux de bonne foi d’une femme qui en aime un autre, ou bien encore (mais la chose est si rare, que j’ose à peine l’écrire de peur de retomber dans les inintelligibles, comme lors de la première édition), ou bien encore, en entrant dans le salon où est la femme que l’on croit aimer, ne songer qu’à lire dans ses yeux ce qu’elle pense de nous en cet instant, et n’avoir nulle idée de mettre de l’amour dans nos propres regards : voilà les antécédents que je demanderai à mon lecteur. C’est la description de beaucoup de ces sentiments fins et rares qui a semblé obscure aux hommes à idées positives. Comment faire pour être clair à leurs yeux ? Leur annoncer une hausse de cinquante centimes, ou un changement dans le tarif des douanes de la Colombie[2].

Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement, mathématiquement, pour ainsi dire, les divers sentiments qui se succèdent les uns aux autres, et dont l’ensemble s’appelle la passion de l’amour.

Imaginez une figure de géométrie assez compliquée, tracée avec du crayon blanc sur une grande ardoise : eh bien ! je vais expliquer cette figure de géométrie ; mais une condition nécessaire, c’est qu’il faut qu’elle existe déjà sur l’ardoise ; je ne puis la tracer moi-même. Cette impossibilité est ce qui rend si difficile de faire sur l’amour un livre qui ne soit pas un roman. Il faut, pour suivre avec intérêt un examen philosophique de ce sentiment, autre chose que de l’esprit chez le lecteur ; il est de toute nécessité qu’il ait vu l’amour. Or où peut-on voir une passion ?

Voilà une cause d’obscurité que je ne pourrai jamais éloigner.

L’amour est comme ce qu’on appelle au ciel la voie lactée, un amas brillant formé par des milliers de petites étoiles, dont chacune est souvent une nébuleuse. Les livres ont noté quatre ou cinq cents des petits sentiments successifs et si difficiles à reconnaître qui composent cette passion, et les plus grossiers, et encore en se trompant souvent et prenant l’accessoire pour le principal. Les meilleurs de ces livres, tels que la Nouvelle Héloïse, les romans de madame Cottin, les Lettres de mademoiselle Lespinasse, Manon Lescaut, ont été écrits en France, pays où la plante nommée amour a toujours peur du ridicule, est étouffée par les exigences de la passion nationale, la vanité, et n’arrive presque jamais à toute sa hauteur.

Qu’est-ce donc que connaître l’amour par les romans ? que serait-ce après l’avoir vu décrit dans des centaines de volumes à réputation, mais ne l’avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci l’explication de cette folie ? je répondrai comme un écho : « C’est folie. »

Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous occupa tant il y a quelques années, dont vous n’osâtes parler a personne, et qui faillit vous perdre d’honneur ? C’est pour vous que j’ai refait ce livre et cherché à le rendre plus clair. Après l’avoir lu, n’en parlez jamais qu’avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres ; j’y laisserais même quelques pages non coupées.

Ce n’est pas seulement quelques pages non coupées qu’y laissera l’être imparfait, qui se croit philosophe parce qu’il resta toujours étranger à ces émotions folles qui font dépendre d’un regard tout notre bonheur d’une semaine. D’autres, arrivant à l’âge mûr, mettent toute leur vanité à oublier qu’un jour ils purent s’abaisser au point de faire la cour à une femme et de s’exposer à l’humiliation d’un refus ; ce livre aura leur haine. Parmi tant de gens d’esprit que j’ai vus condamner cet ouvrage par diverses raisons, mais toujours avec colère, les seuls qui m’aient semblé ridicules sont ces hommes qui ont la double vanité de prétendre avoir toujours été au-dessus des faiblesses du cœur, et toutefois posséder assez de pénétration pour juger a priori du degré d’exactitude d’un traité philosophique, qui n’est qu’une description suivie de toutes ces faiblesses.

Les personnages graves, qui jouissent dans le monde du renom d’hommes sages et nullement romanesques, sont bien plus près de comprendre un roman, quelque passionné qu’il soit, qu’un livre philosophique, où l’auteur décrit froidement les diverses phases de la maladie de l’âme nommée amour. Le roman les émeut un peu ; mais à l’égard du traité philosophique, ces hommes sages sont comme des aveugles qui se feraient lire une description des tableaux du Musée, et qui diraient à l’auteur : « Avouez, monsieur, que votre ouvrage est horriblement obscur. » Et qu’arrivera-t-il si ces aveugles se trouvent des gens d’esprit, depuis longtemps en possession de cette dignité, et ayant souverainement la prétention d’être clairvoyants ? Le pauvre auteur sera joliment traité. C’est aussi ce qui lui est arrivé lors de la première édition. Plusieurs exemplaires ont été actuellement brûlés par la vanité furibonde de gens de beaucoup d’esprit. Je ne parle pas des injures, non moins flatteuses par leur fureur : l’auteur a été déclaré grossier, immoral, écrivant pour le peuple, homme dangereux, etc. Dans les pays usés par la monarchie, ces titres sont la récompense la plus assurée de qui s’avise d’écrire sur la morale et ne dédie pas son livre à la madame Dubarry du jour. Heureuse la littérature si elle n’était pas à la mode, et si les seules personnes pour qui elle est faite voulaient bien s’en occuper ! Du temps du Cid, Corneille n’était qu’un bon homme pour M. le marquis de Danjeau[3]. Aujourd’hui, tout le monde se croit fait pour lire M. de Lamartine ; tant mieux pour son libraire ; mais tant pis et cent fois tant pis pour ce grand poète. De nos jours, le génie a des ménagements pour des êtres auxquels il ne devrait jamais songer sous peine de déroger.

La vie laborieuse, active, tout estimable, toute positive, d’un conseiller d’État, d’un manufacturier de tissus de coton ou d’un banquier fort alerte pour les emprunts, est récompensée par des millions, et non par des sensations tendres. Peu à peu le cœur de ces messieurs s’ossifie ; le positif et l’utile sont tout pour eux, et leur âme se ferme à celui de tous les sentiments qui a le plus grand besoin de loisir, et qui rend le plus incapable de toute occupation raisonnable et suivie.

Toute cette préface n’est faite que pour crier que ce livre-ci a le malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé le loisir de faire des folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour offensées, et j’espère qu’elles n’iront pas plus loin.


  1. Mai 1826.
    Cette préface et les deux suivantes figurent pour la première fois dans l’édition de l’Amour (fragments inédits), Michel Lévy, 1853
    N. D. L. E.
  2. On me dit : « Otez ce morceau, rien de plus vrai  ; mais gare les industriels ; ils vont crier à l’aristocrate. » — En 1817, je n’ai pas craint les procureurs généraux ; pourquoi aurais-je peur des millionnaires en 1826 ? Les vaisseaux fournis au pacha d’Égypte m’ont ouvert les yeux sur leur compte, et je ne crains que ce que j’estime.
  3. Voir page 120 des Mémoires de Danjeau, édition Genlis.