Suite de Joseph Delorme/À madame Pauline F…

La bibliothèque libre.

À MADAME PAULINE F…


Le fleuve Poésie épand ses chastes eaux
Tantôt le long des prés, tantôt dans les roseaux,
Aux flancs des verts rochers que tapisse la vigne,
À travers de grands lacs où navigue le cygne ;
Il devient lac lui-même, et, bien loin des cités,
Sans trace de limon dans ses flots argentés,
Il s’endort et s’oublie en plus d’un golfe sombre,
Sous des bois où jamais midi ne perce l’ombre ;
Il baigne, arrose, emplit de bruits harmonieux
Les saules ignorés, les échos de ces lieux ;
Et tandis que la foule, esclave de la gloire,
Aux endroits fréquentés se presse et croit y boire,
Et, pareille au troupeau qui trouble le courant,
N’y boit que sable et fange ainsi qu’en un torrent,
Loin de là, sur ces bords où tout n’est que silence,
Sur ces tapis de mousse, asile d’indolence,

Quelque fleur rare et tendre, un lis au front penché,
Un bleuâtre hyacinthe, à tous les yeux caché,
Puise à l’eau sa fraîcheur, et se mire sans peine
Dans ce fleuve aussi pur qu’une claire fontaine.

Oui, vous êtes, Madame, oui, vous êtes la fleur,
L’hyacinthe caché, dont la tiède pâleur,
Dont la tige, docile au zéphyr, fut choisie
Pour se pencher au bord du fleuve Poésie.

Ce fut hasard, bonheur, presque un jeu du destin !
Vous n’aviez pas quitté, dès votre humble matin,
La maison maternelle où la vierge s’ignore ;
L’époux qui vous y prit vous y laissait encore ;
Il partait en voyage, et vous restiez toujours
À voir ces escaliers, ces murs, ces mêmes cours,
Où vous aviez joué dans votre enfance heureuse,
Où jouait votre enfant, jeune mère rêveuse !
Ainsi pouvaient passer les saisons et les ans
Dans les devoirs soumis, dans les soins complaisants ;
Et si la Poésie, à votre seuil venue,
N’eût parlé la première à votre âme ingénue,
Jamais vous ne l’eussiez été chercher ailleurs ;
Vous n’auriez pas troublé vos jours intérieurs
Pour de lointains désirs ; car vous êtes de celles
Qui gardent dans leur sein leurs douces étincelles,
Qui cachent en marchant la trace de leurs pas.
Qui soupirent dans l’ombre et que l’on n’entend pas,
Vous eussiez toutefois été toujours la même ;
Cette âme délicate et discrète, qu’on aime,
Eût versé tout autant de parfums et d’amour
À l’enfant chaque soir, à l’époux au retour.
Mais vous n’auriez pas su ce qu’est la poésie,
Et que, pour recevoir cette vive ambroisie,

Vous étiez préparée entre les cœurs mortels,
Autant qu’un vase d’or pour le vin des autels,
Qu’un encensoir vermeil pour la myrrhe embrasée,
Qu’un calice entr’ouvert pour l’humide rosée.

Cependant, par hasard, dans la même maison,
Du même âge que tous, de la même saison,
Croissait et fleurissait une jeune compagne,
Qu’un noble enfant, un jour, arrivé de l’Espagne,
Vit, aima, poursuivit ardemment en chemin,
Et dont il eut bientôt le cœur avec la main :
Cet époux d’une amie était un grand poète ;
Et dès lors vous voilà, du fond de la retraite,
Initiée au prix des plus divins trésors,
Recevant un reflet des clartés du dehors,
Des plus glorieux noms respirant les prémices
Avant cette rumeur qui trouble nos délices ;
Vous voilà recueillie, et les yeux rayonnants,
Lisant leur âme à nu sur ces fronts étonnants,
— Ce qu[ils ont dû souffrir, — ce qu’un Dieu leur destine ;
Une fois vous avez entendu Lamartine ;
Pour vous rien n’est perdu dans vos jours enchainés,
Vous sentez en silence et vous vous souvenez.

Et, dans le même temps solitaire et secrète,
Toute à l’époux absent que votre cœur regrette,
Toute à l’enfant chéri qui croît sous vos baisers,
Vous contenez en vous vos désirs apaisés ;
Vous calmez d’un soupir votre âme douloureuse,
Et, triste quelquefois, vous savez être heureuse.

Heureux, heureux aussi quiconque près de vous
A vu sous ses regards luire vos yeux si doux !

Qu’il soit peintre ou poëte, il emporte une image
Qui brillera longtemps sur son obscur voyage.
Souvent, dans ses ennuis, il croira vous revoir,
Pâle et pensive, assise à la fenêtre au soir,
Suivant d’un œil distrait quelque tremblante étoile,
Dont le rayon expire à votre front sans voile,
Attentive à des chœurs lointains, mystérieux,
Et vos longs doigts jouant sur vos sourcils soyeux.