Suite de Joseph Delorme/La Vallée au loup

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LA VALLÉE AU LOUP[1]


Frigidus, o pueri, fugite hinc ! latet anguis in herba.
Virgile.


Que ce vallon est frais et que j’y voudrais vivre !
Le matin, loin du bruit, quel bonheur d’y poursuivre
Mon doux penser d’hier, qui, de mes doigts tressé,
Tiendrait mon lendemain à la veille enlacé !
Là mille fleurs sans nom, délices de l’abeille ;
Là des prés tout remplis de fraise et de groseille ;
Des bouquets de cerise aux bras des cerisiers ;
Des gazons pour tapis, pour buissons des rosiers ;

Des châtaigniers en rond sous le coteau des aulnes ;
Les sentiers du coteau mêlant leurs sables jaunes
Au vert doux et touffu des endroits non frayés,
Et grimpant au sommet le long des flancs rayés ;
Aux plaines d’alentour, dans des foins, de vieux saules,
Plus qu’à demi noyés, et cachant leurs épaules
Dans leurs cheveux pendants, comme on voit des nageurs ;
De petits horizons nuancés de rougeurs,
De petits fonds riants ; deux ou trois blancs villages
Entrevus d’assez loin à travers des feuillages ;
— Oh ! que j’y voudrais vivre, au moins vivre un printemps,
Loin de Paris, du bruit, des propos inconstants,
Vivre sans souvenir ! —

Vivre sans souvenir ! — Mais, ô Muse, prends garde ;
Muse naïve, avant de t’oublier, regarde ;
Le venin du crapaud souille parfois la fleur ;
Quand on gémit, parfois rit un écho railleur.
Regarde, écoute et vois ! — Le sourire à la bouche,
Là-bas, à pas furtifs, l’œil timide et farouche,
As-tu vu dans le bois glisser ce promeneur ?
On dirait que glapit un follet ricaneur ;
C’est ainsi que s’exhale, à lui, sa poésie !
Faux, clandestin, amer, gonflé de jalousie,
Amoureux de la palme et n’osant la saisir,
Et ne pouvant, il ronge et creuse son loisir ;
Au fond de son divan, couché seul et sans joie,
Sans ami, sans maîtresse, et la main sur son foie,
Tantôt pour se distraire il rêve un rêve impur,
Invente en volupté quelque délire obscur,
Et, les falsifiant, combine avec caprice
Ces doux biens que nous fit la Nature nourrice ; —
Ou, regrettant des jours trop affreux une fois,
Tantôt il se provoque à détester les rois ;

Dès l’aurore, en ces lieux où tout veut que l’on aime,
Jaloux de ce qui luit, même du diadème,
Il jure outrage et haine à ces vieux fronts courbés,
Il fouille dans l’abîme où, morts, ils sont tombés :
Son roman se réchauffe aux crimes de l’histoire ; —
Ou tantôt, laissant là leur éteinte mémoire,
Il s’acharne au Génie et maudit les talents,
Ces autres rois du monde, aux fronts étincelants ;
Il les guette, il voudrait les souiller, mais il n’ose ;
Il tourne autour, et, comme un serpent dans la rose
Glisse en sifflant, il glisse et siffle avec douleur,
Et le fiel infiltré colore sa pâleur.
Muse, Muse aux pieds nus, qui cours dans la rosée,
Ne va pas te jouer à sa tête écrasée,
Car il pique en mourant ; — de ces ombrages verts
Fuis plutôt, porte ailleurs ta corbeille et tes vers !
À le savoir si près, tes molles fantaisies
Comme d’un froid mortel se sentiraient saisies ;
Ta voix ferait silence aux tons les plus touchants ;
Son mauvais œil de loin fascinerait tes chants,
Viens ; à ce prix laissons cette fraîche vallée ;
Mieux vaut encor pour toi ma plaine désolée !


15 mai.

  1. La pièce suivante, qui n’était pas entrée dans les précédentes éditions, peut donner idée de ce que Joseph Delorme aurait été dans la satire, et montre en même temps que, si alors les amitiés littéraires étaient bien vives, les inimitiés n’étaient pas moins ardentes. On ne plaisantait pas en matière d’art et de poésie. Cette pièce de Joseph Delorme rappelle naturellement l’article de Gustave Planche, d’une date un peu postérieure, intitulé de la Haine littéraire.