Suite de Joseph Delorme/Reprise

La bibliothèque libre.
Suite de Joseph DelormeMichel Lévy frères. (p. 218-219).

REPRISE

I


C’est fait, mon Cœur, quittons la liberté !
Étienne de La Boétie, Sonnets.
Si faut-il une fois brûler d’un feu durable.
La Fontaine, Élég. ii.


N’avoir qu’un seul désir, n’aimer qu’un être au monde,
L’aimer d’amour ardente, idéale et profonde ;
Voir presque tous les jours, et souvent sans témoins,
Cette beauté, l’objet de mes uniques soins ;
Lui parler longuement des doux secrets de l’âme,
De l’une et l’autre vie ; et, sitôt que la flamme
Qui sort de son regard s’est trop mêlée au mien,
Ralentir tout à coup le rapide entretien ;
Sous ma paupière en pleurs noyer mon étincelle ;
Refouler les torrents de mon cœur qui ruisselle ;
Me taire, ou lui parler d’un accent moins aimant,
De peur de donner jour à l’attendrissement ;

Ou bien quand, près de moi, muette, indifférente,
Elle livre au hasard sa rêverie errante,
Moi devant qui toujours elle est seule, elle est tout,
Être là comme un meuble, en silence, debout ;
N’oser, même d’un mot, ramener sa pensée,
Mais grossir lentement ma douleur amassée,
Et quand j’ai le cœur plein, sortir au désespoir,
— Sortir, — pour que peut-être elle songe, le soir,
Que je fus bien distrait, bien ennuyé près d’elle,
Pour que je lui paraisse un ami peu fidèle,
Et que, si quelque absence un jour nous séparait,
À m’oublier longtemps elle ait moins de regret ;
Vivre ainsi, se gêner, mentir à ce qu’on aime ;
Enchaîner cet aveu qui vole de lui-même ;
Mordre sa lèvre en sang, pétrifier ses yeux ;
En pâlir, en mourir,… — et sentir que c’est mieux !