Suite de l’histoire de la roulette

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Texte établi par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, Hachette (p. 297-308).


SUITE DE L’HISTOIRE DE LA ROULETTE,


Où l’on voit le procedé d’une personne qui s’estoit voulu attribuer l’invention des problesmes proposez sur ce sujet.


Les matieres de Geometrie sont si serieuses d’elles-mesmes qu’il est avantageux qu’il s’offre quelque occasion pour les rendre un peu divertissantes. L’histoire de la Roulette avoit besoin de quelque chose de pareil, et fust devenuë languissante si on n’y eust veu autre chose sinon que j’avois proposé des problémes avec des prix, que personne ne les avoit gagnez, et que j’en eusse ensuite donné moy-mesme les solutions, sans aucun incident qui égayast ce recit, comme est celuy que l’on va voir dans ce discours.

Une personne, que je ne nomme point, ayant appris qu’entre les problémes que Monsieur de Roberval avoit resolus autrefois, la dimension du solide de la Roulette à l’entour de l’axe[1] estoit sans comparaison le plus difficile, il fit dessein, apres avoir receu l’enonciation de ce probléme, et les moyens par lesquels Monsieur de Roberval y estoit arrivé, de se faire passer pour y estre aussi venu de luy-mesme, et par ses methodes particulieres, esperant que cette estime luy seroit assez glorieuse, quoy que ce ne fust que 22. ans apres. Mais la maniere dont il s’y prit destruisit sa pretention, et fit voir trop clairement qu’il n’avoit point de part de luy-mesme à cette invention. Car l’enonciation qu’il envoya, et qu’il vouloit faire passer pour sienne, estoit accompagnée de celle de Monsieur de Roberval, dont elle ne differoit que de termes, comme qui diroit, le rectangle de la base et de la hauteur, au lieu de dire, le double de l’espace du Triangle. Et il reconnoissoit, dans la mesme lettre, qu’une autre enonciation qu’il avoit donnée auparavant estoit fausse ; mais qu’il s’asseuroit que cette derniere estoit veritable par cette raison qu’elle estoit conforme à celle de Monsieur de Roberval.

Ce discours fit juger le contraire de ce qu’il vouloit, puis que, s’il eust eu en main des methodes et des demonstrations Geometriques de la verité, ce n’eust pas esté par cette conformité qu’il se fust asseuré de sa solution, mais qu’il en eust jugé plutost, et de celle de Monsieur de Roberval mesme, par ses propres preuves. On connut donc qu’il n’avoit en cela de lumiere qu’empruntée ; et ainsi on s’etonna de la priere qu’il faisoit en mesme temps, qu’on s’asseurast et qu’on creust sur sa parole qu’il estoit arrivé à cette connoissance de soy-mesme, et par la seule balance d’Archimede. À quoy on respondit que son enonciation estoit veritable et tres conforme à celle de Monsieur de Roberval ; mais qu’il estoit bon qu’il envoyast ses methodes pour voir si elles estoient differentes.

Il ne satisfit point sur cette demande[2], mais continua à prier qu’on s’asseurast, sur sa parole, qu’il avoit trouvé ce problesme par la balance d’Archimede, sans mander en aucune sorte ses moyens. Ce qui ne fit que trop connoistre son dessein, et on le luy tesmoigna assez clairement par plusieurs lettres : mais il y demeura si ferme que, quand il vit l’Histoire de la Roulette imprimée, sans qu’il y fust en parallele avec Monsieur de Roberval, il se plaignit hautement de moy, comme si je luy eusse fait une extrême injustice[3].

Sa plainte me surprit, et je luy fis mander que, bien loin d’avoir esté injuste en cela, j’aurois crû l’estre extremement d’oster à Monsieur de Roberval l’honneur d’avoir seul resolu ce problesme, n’ayant aucune marque que personne y eust reüssi. Que je n’avois point d’interest en cette affaire ; mais que je devois y agir equitablement, et donner à tous ceux qui avoient produit leurs inventions sur ce sujet ce qui leur estoit deu. Que s’il avoit monstré qu’il fust en effet arrivé à cette connoissance sans secours, je l’aurois tesmoigné avec joye : mais que, n’ayant rien fait d’approchant, et n’y ayant personne qui ne pust, aussi bien que luy, donner une enonciation deguisée, et se vanter de l’avoir trouvée soy-mesme par la balance d’Archimede, j’aurois failly de donner à Monsieur de Roberval un compagnon dans ses inventions.

Ces raisons ne le satisfirent point et il persista à escrire qu’on ne luy rendoit pas justice ; de sorte qu’on fut obligé de luy mander plus severement les sentimens qu’on en avoit. On luy fit donc entendre que, dés qu’on a veu une invention publiée, on ne peut persuader les autres qu’on l’auroit trouvée sans ce secours, ny s’en asseurer soy-mesme, parce que cette connoissance change les lumieres et la disposition de l’esprit, qui ne sont plus les mesmes qu’auparavant ; et quand on auroit pris de nouvelles voyes, ce n’en seroit pas une marque, parce qu’on sçait qu’il est aussi facile de reduire à d’autres methodes ce qui a esté une fois descouvert, qu’il est difficile de le descouvrir la premiere fois. Qu’ainsi tout l’honneur consiste en la premiere production, que toutes les autres sont suspectes, et que c’est pour eviter ce soupçon que les personnes qui prennent les choses comme il faut suppriment leurs propres inventions, quand ils sont avertis qu’un autre les avoit auparavant produittes, quelques preuves qu’il y ayt qu’ils n’en avoient point eu de connoissance, aymans bien mieux se priver de ce petit avantage que de s’exposer à un reproche si fascheux, parce qu’ils sçavent qu’il n’y a point asseurement de deshonneur à n’avoir point resolu un problesme, qu’il y a peu de gloire à y reüssir, et qu’il y a beaucoup de honte à s’attribuer des inventions estrangeres.

La moindre de ces raisons, et de toutes les autres qu’on luy escrivit, eust été capable, ce me semble, de faire renoncer à tous les problesmes de la Geometrie ceux qui sont au dessus de ces matieres : mais pour luy il n’en rabattit rien de sa pretention, et il y persiste encore maintenant. Voila quel a esté son procedé sur les problesmes de Monsieur de Roberval, où j’admiray à quoy cette fantaisie de l’honneur des sciences porte ceux qui veulent en avoir, et qui n’ont pas de quoy en acquerir d’eux-mesmes.

Mais il n’en demeura pas là, et, pendant qu’on l’exhortoit à quitter cette entreprise, il s’engagea à une autre, qui fut de se vanter d’avoir resolu tous les problesmes que j’avois proposez publiquement : en quoy il se trouva dans un estrange embarras, et bien plus grand qu’auparavant ; car, dans sa premiere pretention, il avoit en main les enonciations de Monsieur de Roberval, et pouvoit ainsi en produire de semblables et veritables, en assurant qu’il y estoit arrivé par des moyens qu’il vouloit tenir secrets : au lieu que, dans sa seconde pretention, il ne pouvoit avoir au plus que l’enonciation d’un seul cas, que j’ay communiquée à quelques personnes, et qui n’est peut estre pas venuë jusques à lui : de sorte qu’estant dans l’impuissance entiere de produire toutes les enonciations dont il se vantoit, n’y pouvant arriver, ny par sa propre invention, ny par communication, il se mit dans la necessité de succomber à tous les deffis qu’on luy a faits d’en faire paroistre aucune, et, par ce moyen, en estat de nous donner tout le divertissement qu’on peut tirer de ceux qui s’engagent en de pareilles entreprises, comme cela est arrivé en cette sorte.

Ce fut dans le mois de Septembre qu’il commença à escrire qu’il avoit resolu tous ces problémes : on me le fit sçavoir, et je fus surpris de sa petite ambition ; car je connoissois sa force et la difficulté de mes problesmes, et je jugeois assez, par tout ce qu’il avoit produit jusques icy, qu’il n’estoit pas capable d’y arriver. Je m’assuray donc, ou qu’il s’estoit trompé luy-mesme, et qu’en ce cas il le falloit traiter avec toute la civilité possible s’il le reconnoissoit de bonne foy, ou qu’il vouloit nous tromper, et attendre que j’eusse publié mes problesmes pour se les attribuer ensuitte, et qu’alors il falloit en tirer le plaisir de le convaincre, qui estoit en mon pouvoir, puis que la publication de mes problesmes dependoit de moy. Je tesmoignay donc mon soupçon, et je priay qu’on observast ses demarches. La premiere qu’il fit fut d’envoyer, avant que le terme des Prix fust expiré, un calcul d’un cas proposé, si estrangement faux en toutes ses mesures, que luy mesme le revoqua par le premier Courier d’apres : mais, bien loin de le faire avec modestie, il y agit avec la fierté du monde la plus plaisante et la moins fine ; car il manda qu’à la verité son calcul estoit faux, mais qu’il en avoit un autre bien veritable, et mesme de tous les cas generalement, avec toutes les demonstrations escrites au long en l’estat qu’il les vouloit faire paroistre, et toutes prestes à donner à l’Imprimeur ; mais que neantmoins il ne vouloit pas les produire avant que j’eusse imprimé les miennes, comme je devois le faire en ce temps-là, qui estoit le commencement d’Octobre.

Je l’entendis assez, et il ne fut pas difficile à tout le monde de voir que c’estoit justement ce que j’avois predit. On resolut donc de le pousser à l’extremité, et, pour monstrer parfaitement qu’il ne pouvoit rien donner qu’apres moy, je promis publiquement, dans l’histoire de la Roulette[4], de differer de trois mois, sçavoir jusques au premier Janvier, la publication de mes problesmes ; au lieu qu’il s’estoit attendu que je les donnerois au premier Octobre, comme je l’eusse fait en effet sans cela.

Cette remise, qui luy eust esté si favorable s’il eust eu veritablement ces solutions, trahit son mistere et luy devint insupportable parce qu’il ne les avoit pas et qu’il voyoit bien qu’on alloit juger de luy par l’usage qu’il feroit de ce delay. Cela le mit donc en colere, et il fut si naïf dans sa mauvaise humeur qu’il le tesmoigna franchement par ses lettres, où il mandoit que c’estoit une chose estrange que je voulusse ainsi sans raison differer de trois mois entiers la publication de mes solutions. À quoy on luy respondit qu’il avoit le plus grand tort du monde de s’en plaindre ; que rien ne luy estoit plus advantageux ; qu’il devoit bien en profiter, et s’asseurer par là l’honneur de la premiere production, pendant que je m’estois lié les mains moy-mesme, et que, si son ouvrage estoit prest, il le pouvoit faire paroistre deux ou trois mois avant qu’aucun autre. Qu’ainsi, estant le premier de si loin, il n’y auroit que luy dont il fust certain qu’il ne tinst ses inventions de personne : et enfin on luy dit alors, en sa faveur, tout ce qu’on avoit dit contre luy en l’autre occasion.

Ces raisons estoient les meilleures du monde ; mais il en avoit une invincible qui le forçoit à n’y point consentir, et à mander encore qu’il estoit resolu de ne rien produire qu’apres moy. Cette responce fut receuë de la maniere qu’on peut penser, et on delibera là dessus de ne le plus flatter ; de sorte qu’on luy escrivit nettement : Que son procedé n’estoit pas soutenable ; qu’on luy donnoit avis de la defiance où l’on estoit de luy ; qu’apres avoir donné un faux calcul, il estoit engagé d’honneur de se haster de donner le veritable, s’il l’avoit ; mais que de demeurer si long-temps sans le faire, apres tant de defis, et de n’en vouloir point produire avant que d’avoir veu les solutions d’un autre, c’estoit montrer aux moins clair-voyans qu’il n’en avoit point ; et qu’ainsi on luy declaroit pour la derniere fois qu’il devoit envoyer avant le premier Janvier, ou ses methodes, ou ses calculs ; et, s’il ne vouloit pas les donner à descouvert, qu’au moins il les donnast en chiffre ; que cet expedient ne pouvoit estre refusé, sous quelque pretexte que ce fust ; que c’estoit la maniere la plus seure et la plus ordinaire dont on se servist en ces rencontres pour s’assurer l’honneur d’une invention sans que personne en peust profiter ; que, s’il acceptoit cette condition, il n’avoit qu’à envoyer son chiffre à un de ses amis dans le mois de Decembre ; que le mien estoit desja fait, et qu’on les produiroit ensemble ; qu’en suitte son explication et la mienne paroistroient aussi ensemble ; et que celuy dont le chiffre expliqué se trouveroit contenir la verité seroit reconnu pour avoir resolu les problesmes de luy-mesme et sans secours ; mais que celuy dont le chiffre expliqué se trouveroit faux seroit exclus de l’honneur de l’invention, sans pouvoir en suitte y pretendre, apres avoir veu les solutions de l’autre à descouvert.

Voilà l’expedient decisif qu’on luy proposa ; et on luy adjousta, le plus severement que la civilité le peut permettre, que, s’il le refusoit, il paroistroit à toute la terre qu’il n’avoit point ces solutions ; qu’autrement il ne cederoit pas à un autre l’avantage de la premiere invention ; et que si, en suite de ce refus, et apres que j’aurois produit les miennes, il entreprenoit d’en produire ensuitte, il ne passeroit que pour les avoir pris de moy, et acquerroit toute la mechante opinion que meritoit un procedé de cette nature. On attendit la reponse à tout cela comme devant servir de derniere preuve de l’esprit avec lequel il agissoit ; et on la receut peu de temps apres, qui portoit ce que j’avois tant predit ; qu’il ne vouloit donner ny discours, ny chiffre, ny autre chose, ny accepter aucune condition ; qu’il vouloit voir mes inventions publiées et à descouvert, avant que de rien produire ; qu’il ne me disputoit ny les prix ny l’honneur de la premiere invention ; qu’il ne pretendoit autre chose, sinon de voir mes problesmes, et en publier en suitte de semblables ; que c’étoit sa derniere resolution, et qu’il ne vouloit plus parler sur ce sujet.

Cette responce, la plus claire du monde, fit voir son impuissance aussi parfaitement qu’il estoit possible, à moins que de la confesser en propres termes, ce qu’il ne falloit pas esperer de luy. Et ainsi on jugea que ce refus absolu de donner ny discours ny chiffre le convainquoit pleinement, et qu’il me seroit inutile de remettre encore à un nouveau terme la publication de mes problesmes, puis qu’ayant déclaré qu’il ne produiroit rien qu’apres moy, ses remises suivroient toujours les miennes, et que la chose iroit à l’infiny. Je crûs donc qu’il ne falloit point differer apres le terme du premier Janvier, et qu’alors je devois à ma premiere commodité terminer cette affaire qui a assez duré, et donner à tant de personnes sçavantes qui se sont pleuës à ces questions la satisfaction qu’ils attendent. Mais il me sembla qu’il estoit bon de faire voir ce Recit par advance, afin qu’apres que j’aurois donné mes solutions[5], s’il arrivoit qu’il fust si mal conseillé que de les déguiser, tout le monde connust la verité[6]. C’est la seule chose que j’ay voulu faire par ce discours, et non pas décrier sa personne ; car je voudrois le servir, et je respecte sa qualité de tout mon cœur. Aussi j’ay caché son nom ; mais, s’il le découvre apres cela luy mesme, pour s’attribuer ces inventions, il ne devra se prendre qu’à luy de la mauvaise estime qu’il s’attirera ; car il doit bien s’asseurer que ses artifices seront parfaitement connus et relevez.

Et qu’il n’espere pas s’en sauver par l’attestation d’un amy qu’il pourroit mendier, qui certifieroit d’avoir veu son livre en manuscrit avant le premier Janvier. Ce n’est pas ainsi qu’on agit en ces matieres, où la seule publication fait foy. S’il n’estoit question que d’un simple calcul de trois lignes, dont on eust donné les copies à plusieurs personnes, qui se trouvassent toutes conformes, ce seroit quelque chose. Mais quand il s’agit d’un livre entier et de cent propositions de Geometrie avec leurs calculs, où il n’y a rien de si facile que de mettre un nombre ou un caractere pour un autre, c’est une plaisante chose de pretendre que ce seroit assez de produire le certificat d’un amy qui attesteroit d’avoir veu ce manuscrit un tel jour ; et principalement si on avoit de quoy monstrer que cet amy ne l’auroit ny leu ny examiné en donnant ce certificat. Il n’y a personne qui deust pretendre que son authorité pust arrester ainsi tous les doutes : on ne croit en Geometrie que les choses evidentes. Je luy ay donné six ou sept mois pour en produire : il ne l’a point fait ; et il luy a esté aussi impossible de le faire qu’il seroit aysé de deguiser les vrayes solutions quand elles seront une fois publiées.

Mais on ne doit pas estre surpris de son procedé en cette rencontre, ny de ce qu’il avoit entrepris sur les problesmes de Monsieur de Roberval ; car il agit de mesme en toutes occasions. Et il y a plusieurs années qu’il se vante et qu’il repete souvent qu’il a trouvé la quadrature du cercle[7], et qu’il la donnera à son premier loisir, resoluë en deux manieres differentes, et aussi celle de l’hyperbole : d’où l’on peut juger s’il y a sujet de croire sur sa parole qu’il ayt les choses dont il se vante.


À Paris, ce 12. Decemb. 1658.

  1. Vide supra p. 199–200.
  2. « Vous le verrez — explique Lalouère (loc. cit., vide supra p.  295) — dans sa lettre bien au long où il me conjure de luy dire mon secret. »
  3. « Vous avez veu — réplique Lalouère (loc. cit.) — la lettre que je luy envoyai, et il m’obligeroit bien de la donner au jour ».
  4. Vide supra p. 208.
  5. « Il n’a pas encore — riposte Lalouère (loc. cit.) — donné le calcul des cas proposez, ny de quoy y venir, comme je le fais voir en la 45e, et dernière proposition du livre 5e de la cycloïde, adjousté aux 4 precedens, où je donne aussy le calcul des cas proposez au commencement d’octobre, qu’il n’a pas donné non plus. »
  6. « On verra par mon edition — réplique Lalouère — comme il a desguisé les principaux fondemens de ceste methode que j’avois donné au public des l’an 1650. »
  7. Vide supra p. 294, la réponse de Lalouère sur ce point.