Sur le plateau/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 79-89).


VIII

Les débuts de Jeanne Granier


Une pièce répétée sur trois théâtres. — Onze ans d’attente. — Mademoiselle Moucheron et une des « petites femmes » de la troupe Offenbach. — L’Enfant de la balle. — Jeanne Granier et le grand art. — Le professeur Arnoldi. — Patti en herbe. — Première entrevue avec Charles Lecocq. — La Giroflé rêvée. — Les conspirateurs. — Un début au pied levé. — Les épines sous les roses. — Menaces suivies d’exécution. — Une soirée agitée. — Minerve dans les larmes. — Liberté reconquise. — Une belle carrière.


C’était en 1873, Offenbach, qui venait de prendre la direction de la Gaîté, ayant une partie de sa troupe inutilisée par les drames qu’il jouait en attendant une reprise d’Orphée aux enfers préparée de longue main, s’était entendu avec Hostein pour transporter à la Renaissance les artistes d’opérette que les succès du Gascon et de Jeanne d’Arc condamnaient à un repos prolongé, aussi bien que ceux qui ne devaient pas être de la « grande » reprise.

Pour succéder au spectacle coupé qui avait inauguré la combinaison, on avait remis à l’étude un acte de Leterrier et de moi, musique d’Offenbach, Mademoiselle Moucheron, qui avait dû être joué aux Bouffes avant la guerre avec Céline Chaumont et la mère Thierret, cette duègne au comique si large et si plantureux, qui n’a pas été remplacée. Habent sua fata libretti : la pièce s’annonçait si bien qu’au dernier moment on résolut de ne pas la donner en fin de saison et de la réserver pour la réouverture. Mais il se passa tant de choses avant cette réouverture ! Ce fut aux Variétés que les répétitions furent reprises, toujours avec Céline Chaumont, mais avec Aline Duval au lieu de la mère Thierret. Cette fois encore, pour une raison ou pour une autre, la pièce se trouva ajournée. Donc, pour la troisième fois on se remettait à la répéter à la Renaissance pour Théo. Cette fois, du reste, ne devait pas être la dernière, car au bout d’une vingtaine de jours la pauvre Moucheron disparut du tableau pour céder la place à la Jolie Parfumeuse et ce ne fut que huit ans plus tard, en 1881, qu’elle parut enfin sur l’affiche, sous la direction Koning et avec Mily-Meyer et Desclauzas. Onze ans de remises et d’attente pour un seul acte, voilà qui est bien fait pour enseigner la patience à de jeunes auteurs !

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Tout de même, le temps de ces répétitions à la Renaissance ne fut pas perdu pour moi, puisque je devais y trouver l’objet rare : une étoile.

Parmi les nombreuses « petites femmes » de la troupe Offenbach, il y avait une toute jeune fille absolument inconnue et qu’on avait engagée sur son amusante frimousse de pensionnaire ingénue et rieuse. Elle avait été désignée pour remplir dans Mademoiselle Moucheron un personnage de second plan et je la vis arriver toute fière de tenir à la main le cahier manuscrit de « son rôle » — son premier rôle inédit ! — Frappé par cette physionomie mobile et délurée et par ce joli rire qui sonnait si gaîment et qui devait par la suite lui gagner tant de fois le public, je me renseignai immédiatement auprès de Callais, le régisseur général du théâtre. La nouvelle recrue d’Offenbach, la petite débutante encore ignorée, s’appelait Jeanne Granier… C’était une enfant de la balle, fille d’Irma Granier qui avait jadis créé au Vaudeville le rôle de Nichette dans la Dame aux camélias de Dumas fils, et plus tard, à Bruxelles, celui du duc d’Anjou dans la Jeunesse de Louis XIV, un drame de Dumas père, interdit à Paris et joué pour la première fois dans la capitale du Brabant.

La mère et la fille habitaient à un troisième étage, tout à côté de Notre-Dame-de-Lorette, et, naturellement, Mlle Jeanne se destinait au théâtre. Mais, chose curieuse, c’est à l’art sérieux qu’elle avait tout d’abord été vouée. Pendant de longs mois elle avait pris des leçons d’un professeur alors en vogue, Arnoldi, qui n’avait pas hésité à lui prédire le plus brillant avenir dans la carrière italienne : Granier en Traviata ou en Sonnanbula, dire que nous avons manqué ça !

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Comme le brillant avenir en question se faisait un peu attendre, la future Patti avait dû s’estimer heureuse d’accepter à la Gaîté un engagement qui assurât, au moins en partie, le présent. Seulement, l’engagement signé, pas le moindre rôle en perspective. Une ou deux fois elle avait paru en matinée à la Gaîté dans le Mariage aux lanternes. Et c’était tout ! Ce qui expliquait sa joie d’être enfin munie de ce petit rôle qu’elle ne devait d’ailleurs jamais jouer : le sort lui réservait mieux !

Justement, en même temps que commençaient les études de Mademoiselle Moucheron, on préparait à Bruxelles notre Giroflé-Girofla et nous nous préoccupions déjà, avec Lecocq, de trouver, pour le moment où la pièce reviendrait à Paris, une interprète réunissant le charme, la gaîté, la jeunesse, le jeu et le chant — la perfection en un mot, pendant que nous y étions ! Aussi, dès les premiers jours, Leterrier et moi nous étions-nous écriés en voyant répéter l’ex-élève d’Arnoldi :

— Mais la voilà, la Giroflé rêvée !

Et sans plus tarder nous l’avions conduite chez Lecocq.

Le croirait-on ? La première entrevue fut d’abord peu favorable. Granier n’osait pas chanter, ne se livrait pas, n’était plus elle-même enfin, intimidée par les lunettes du compositeur. Celui-ci s’en aperçut ; il ôta les redoutables lunettes, se fit aimable, la remit tout doucement en confiance, et, au bout d’une heure, ravi par cette jeunesse exubérante, cette gaieté originale, tout ce je ne sais quoi qui devait avoir tant de prise sur le public, il s’écriait à son tour :

— La voilà, la Girofle rêvée !

Séance tenante, on échangeait des lettres : pas de Giroflé sans Granier ; pas de Granier sans Giroflé, c’était signé et paraphé. Seulement, jusqu à la fin de l’engagement qui la liait avec la Gaîté, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la saison, il fallait que la chose restât dans le plus profond mystère.

Que serait-il advenu, grand Dieu ! si l’on avait appris que la Gaîté réchauffait dans son sein un serpent destiné à chanter un jour la musique de Lecocq, et à quelles représailles directoriales n’eût pas été exposée l’artiste ainsi passée à l’ennemi ?

On se jura donc le secret, comme dans toute bonne conspiration, et l’on s’arma de perruques blondes et de collets noirs : il y avait tout ce qu’il fallait chez l’auteur de la Fille de Mme Angot.

Ce soir-là, Jeanne Granier s’endormit heureuse, sous le premier sourire de la fortune.

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Hélas ! trop de sourires ! aurait-elle pu dire, comme Calchas disait : trop de fleurs ! Après cette première chance, il lui en tomba une autre, sous laquelle elle faillit bien être assommée :

Dès le commencement des représentations de la Jolie Parfumeuse, on lui avait distribué en double le rôle de Rose Michon créé par Théo, mais on comptait bien qu’elle ne le jouerait jamais, car, dans ce genre de pièces, l’indisposition de l’étoile n’est considérée que comme une éventualité tout à fait improbable. Eh bien ! l’improbable se réalisa : un beau matin, Théo, retenue au lit par un gros rhume, fait prévenir qu’elle ne pourra pas chanter le soir. Grand désarroi au théâtre. Vite, on court chercher la doublure, on lit des raccords, on ajuste les costumes et voilà Granier en scène, sans avoir pu seulement se reconnaître. Elle avait grand’peur, la pauvre ! Qu’allait dire tout ce public venu pour entendre une diva en vogue et auquel on servait ainsi, sans préparation, une petite débutante inconnue ? Car on n’avait pas eu le temps de modifier les affiches, et il fallut se contenter d’une annonce.

D’abord, il ne dit rien, le public. Puisqu’on s’était dérangé, il fallait bien se résigner. Mais l’enthousiasme n’y était pas. L’ouverture et l’introduction furent plutôt mornes. A l’entrée de la nouvelle Rose Michon, on fut tout de suite intéressé par son air doux et craintif et sa grâce juvénile. Voyant qu’on ne lui voulait pas trop de mal, elle s’enhardit. On se mit à l’applaudir, un peu, puis beaucoup, puis davantage. A la fin de la soirée, tout le monde s’en mêlait : elle avait conquis la salle et gagné sa première bataille !


Seulement, que d’épines elle allait trouver sous ces roses ! Pour commencer, elle ne conserva pas le rôle plus de deux ou trois soirées : rien ne rétablit aussi vite une diva indisposée que la réussite de sa doublure. Ensuite, Offenbach s’avisant qu’il possédait dans sa troupe une perle ignorée, résolut de se l’attacher par des liens plus durables et lui proposa de signer un nouvel engagement. C’était là le danger !

Impossible d’accepter, naturellement. Mais quelles raisons donner à un refus ? Aucune, puisque la seule, la véritable, devait être tenue secrète, sous peine d’un éclat épouvantable.

Offenbach s’entêtait :

— Vous réfléchirez !

— C’est tout réfléchi.

— Alors, je saurai bien vous y forcer !

Sur cette menace, il congédia Rose Michon numéro deux, plus morte que vive. Qu’allait faire son imprésario justement irrité ? Pendant quelques jours, elle ne cessa de se le demander avec des frissons. Puis elle finit par ne plus y penser.

La vengeance guettait dans l’ombre, cependant. Un soir, après dîner, elle s’apprêtait à aller passer la soirée aux Bouffes avec sa mère et des amis, quand arriva un ukase signé d’Albert Vizentini, le chef d’orchestre et, en même temps, l’administrateur général, le représentant d’Offenbach à la Gaîté. Ordre de se rendre immédiatement au théâtre pour y remplir, suivant clauses et conventions, le rôle de Minerve dans la représentation d’Orphée. — Minerve, une panne ! une odieuse panne, de dix lignes à peine !

On devine les larmes, mais il fallait obéir ! Laissant sa mère aller aux Bouffes avec ses amis, Jeanne partit pour la Gaîté, où Vizentini l’attendait.

— Voyons ! ne pleurez pas ! Il s’agissait tout simplement de vous faire un peu peur. Vous allez être raisonnable et signer l’engagement qu’on vous propose.

— Non !

Jamais vierge chrétienne sommée d’abjurer sa foi ne répondit « non » avec un tel courage.

— En ce cas, habillez-vous !

Et la voilà, toujours pleurant, aux mains de deux habilleuses chargées de parer la victime et de lui mettre aux joues le rouge et le blanc nécessaires. Cela n’allait pas sans mal : à mesure qu’un côté de la figure était fait, les larmes l’emportaient en ruisseaux et en rigoles. Tant bien que mal, on finit par y arriver, et quand Vizentini reparut, demandant :

— Êtes-vous prête ?

il n’y avait plus qu’à poser la perruque et le casque de la déesse, ce qu’elle fit en retenant à peine ses sanglots. Mais, en s’apercevant ainsi affublée dans la glace, sans s’arrêter pour cela de gémir et de pleurer, elle part tout à coup d’un immense éclat de rire :

— Ah ! non ! s’écrie-t-elle. Je suis trop drôle en pompier.

Vizentini ne put s’empêcher de rire aussi.

— C’est bon ! Vous comprenez bien que je n’aurai pas la cruauté de vous forcer à entrer en scène comme cela. Déshabillez-vous, allez-vous-en. Demain vous reviendrez avec votre mère pour résilier.

Jeanne ne se le fit pas dire deux fois. Elle eut tôt fait de se débarrasser de l’armure, de la perruque et du fameux casque, et moins d’une demi-heure après elle était aux Bouffes, les yeux encore gonflés, mais s’amusant comme une folle et plus heureuse encore de sa partie de spectacle retrouvée que de sa liberté reconquise.

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Il ne lui restait plus, après cela, qu’à attendre la première de Giroflé et le succès — qui ne manqua pas au rendez-vous — et de combien d’autres suivi ! Il suffit de citer : à la Renaissance, la Petite Mariée, la Marjolaine, le Petit Duc, la Petite Mademoiselle, Madame le Diable, Fanfreluche ; à la Gaîté, la reprise d’Orphée — qui lui avait jadis coûté tant de larmes, et où elle reparaissait en triomphatrice, — la Cigale et la Fourmi ; aux Bouffes, la Béarnaise ; à l’Eden, la Fille de Madame Angot ; au Gymnase, les Premières armes de Richelieu, Indiana et Charlemagne ; aux Variétés, Mam’zelle Gavroche, la Fille à Cacolet, Barbe-Bleue, Madame Satan et la Périchole, où elle montrait tant de sentiment et de fantaisie à la fois.

Depuis longtemps, elle a dû renoncer à l’opérette pour la comédie — sans avoir à le regretter : ses triomphes dans Éducation de prince, la Veine, le Vieux Marcheur, le Bois sacré et l’Habit vert, suffisent à en témoigner.

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Ces souvenirs ne sont pas absolument d’hier, mais, en voyant l’entrain, la jeunesse et la verve primesautière de l’artiste, qui ne croirait qu’ils datent tout au plus d’avant-hier ?

24 avril 1912.