Système de la nature/Partie 1/Chapitre 3

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s. n. (Tome 1p. 32-40).


CHAPITRE III

De la matiere, de ses combinaisons différentes & de ses mouvemens divers ; ou de la marche de la nature.


Nous ne connoiſſons point les élémens des corps, mais nous connoiſſons quelques-unes de leurs propriétés ou qualités, & nous diſtinguons les différentes matieres par les effets ou changemens qu’elles produiſent ſur nos ſens, c’eſt-à-dire, par les différens mouvemens que leur préſence fait naître en nous. Nous leur trouvons en conſéquence de l’étendue, de la mobilité, de la diviſibilité, de la ſolidité, de la gravité, de la force d’inertie. De ces propriétés générales & primitives il en découle d’autres, telles que la densité, la figure, la couleur, le poids, &c. Ainſi rélativement à nous la matiere en général eſt tout ce qui affecte nos ſens d’une façon quelconque ; & les qualités que nous attribuons aux différentes matieres ſont fondées ſur les différentes impreſſions, ou ſur les changemens qu’elles produiſent en nous-mêmes.

L’on n’a pas juſqu’ici donné de la matiere une définition ſatisfaiſante ; les hommes trompés par leurs préjugés n’en ont eu que des notions imparfaites ; vagues & ſuperficielles. Ils ont regardé cette matiere comme un être unique, groſſier, paſſif, incapable de ſe mouvoir, de ſe combiner, de rien produire par lui-même ; au lieu qu’ils auroient dû la regarder comme un genre d’êtres, dont tous les individus divers, quoiqu’ils euſſent quelques propriétés communes telles que l’étendue, la diviſibilité, la figure &c., ne devoient cependant point être rangés sous une même claſſe, ni être compris ſous une même dénomination.

Un exemple peut ſervir à éclaircir ce que nous venons de dire, à en faire ſentir l’exactitude, & à en faciliter l’application : les propriétés communes à toute matiere ſont l’étendue, la diviſibilité, l’impénétrabilité, la figurabilité, la mobilité ou la propriété d’être mue d’un mouvement de maſſe ; la matiere du feu, outre ces propriétés générales & communes à toute matiere, jouit encore de la propriété particuliere d’être mue d’un mouvement qui produit ſur nos organes le ſentiment de la chaleur, ainſi que d’un autre mouvement qui produit dans nos yeux la ſensation de la lumière. Le fer, en tant que matiere en général, eſt étendu, diviſible, figurable, mobile en maſſe ; ſi la matiere du feu vient ſe combiner avec lui dans une certaine proportion ou quantité, le fer acquiert alors deux nouvelles propriétés, ſçavoir, celles d’exciter en nous les ſenſations de la chaleur & de la lumière qu’il n’avoit point auparavant &c. Toutes ces propriétés diſtinctives en ſont inſéparables, & les phénomenes qui en réſultent, en réſultent néceſſairement dans la rigueur du mot.

Pour peu que l’on conſidere les voies de la nature ; pour peu que l’on ſuive les êtres dans les différens états par leſquels, en raiſon de leurs propriétés, ils ſont forcés de paſſer, on reconnoîtra que c’eſt au mouvement ſeul que ſont dus les changemens, les combinaiſons, les formes, en un mot toutes les modifications de la matiere. C’eſt par le mouvement que tout ce qui exiſte ſe produit, s’altere, s’accroît & ſe détruit ; c’eſt lui qui change l’aſpect des êtres, qui leur ajoute ou leur ôte des propriétés, & qui fait qu’après avoir occupé un certain rang ou ordre, chacun d’eux eſt forcé par une ſuite de ſa nature d’en ſortir pour en occuper un autre, & de contribuer à la naiſſance, à l’entretien, à la décompoſition d’autres êtres totalement différens pour l’eſſence, le rang & l’eſpece.

Dans ce que les Phyſiciens ont nommé les trois regnes de la nature, il ſe fait à l’aide du mouvement une tranſmigration, un échange, une circulation continuelle des molécules de la matiere ; la nature a beſoin dans un lieu de celles qu’elle avoit placées pour un tems dans un autre : ces molécules, après avoir par des combinaiſons particulieres conſtitué des êtres doués d’eſſences, de propriétés, de façons d’agir déterminées, ſe diſſolvent ou ſe ſéparent plus ou moins aiſément ; & en ſe combinant d’une nouvelle maniere elles forment des êtres nouveaux. L’obſervateur attentif voit cette loi s’exécuter, d’une façon plus ou moins ſensible, par tous les êtres qui l’entourent : il voit la nature remplie de germes errants, dont les uns ſe développent, tandis que d’autres attendent que le mouvement les place dans les ſpheres, dans les matrices, dans les circonſtances néceſſaires pour les étendre, les accroître, les rendre plus ſenſibles par l’addition de ſubſtances ou de matieres analogues à leur être primitif. En tout cela nous ne voyons que des effets du mouvement, néceſſairement dirigé, modifié, accéléré ou ralenti, fortifié ou affoibli en raiſon des différentes propriétés que les êtres acquierent & perdent ſucceſſivement ; ce qui produit infailliblement à chaque inſtant des altérations plus ou moins marquées dans tous les corps, ceux-ci ne peuvent être rigoureuſement les mêmes dans deux inſtans ſucceſſifs de leur durée ; ils ſont à chaque moment forcés d’acquérir ou de perdre, en un mot obligés de ſubir des variations continuelles dans leurs eſſences, dans leurs propriétés, dans leurs forces, dans leurs maſſes, dans leur façons d’être, dans leurs qualités.

Les animaux, après avoir été développés dans la matrice qui convient aux élémens de leur machine, s’accroiſſent, ſe fortifient, acquierent de nouvelles propriétés, une nouvelle énergie, de nouvelles facultés, ſoit en ſe nourrissant de plantes analogues à leur être, ſoit en dévorant d’autres animaux, dont la ſubſtance ſe trouve propre à les conſerver, c’eſt-à-dire, à réparer la déperdition continuelle de quelques portions de leur propre ſubſtance qui s’en dégagent à chaque inſtant. Ces mêmes animaux ſe nourriſſent, ſe conſervent, s’accroiſſent & ſe fortifient à l’aide de l’air, de l’eau, de la terre & du feu. Privés de l’air, ou de ce fluide qui les environne, qui les preſſe, qui les pénetre, qui leur donne du reſſort, ils ceſſeroient bientôt de vivre. L’eau combinée avec cet air entre dans tout leur méchaniſme dont elle facilite le jeu. La terre leur ſert de baſe en donnant la ſolidité à leur tiſſu ; elle eſt chariée par l’air & l’eau qui la portent aux parties du corps avec lesquelles elle peut ſe combiner. Enfin le feu lui même, déguiſé sous une infinité de formes & d’enveloppes, eſt continuellement reçu dans l’animal, lui procure la chaleur & la vie & le rend propre à exercer ſes fonctions. Les alimens, chargés de tous ces divers principes, en entrant dans l’eſtomac, rétabliſſent le mouvement dans le ſyſtême des nerfs, & remontent, en raiſon de leur propre activité & des élémens qui les compoſent, la machine qui commençoit à languir & à s’affaiſſer par les pertes qu’elle avoit ſouffertes. Auſſitôt tout change dans l’animal ; il a plus d’énergie & d’activité, il prend de la vigueur & montre plus de gaieté ; il agit, il ſe meut, il penſe d’une façon différente, toutes ſes facultés s’exercent avec plus d’aiſance [1]. D’où l’on voit que ce qu’on appelle les élémens ou les parties primitives de la matiere, diverſement combinés, ſont à l’aide du mouvement continuellement unis & aſſimilés à la ſubſtance des animaux, modifient viſiblement leur être, influent ſur leurs actions, c’eſt-à-dire ſur les mouvemens ſoit ſenſibles ſoit cachés qui s’operent en eux.

Les mêmes élémens qui ſervent à nourrir, à fortifier, à conſerver l’animal, deviennent dans de certaines circonſtances les principes & les inſtrumens de ſa diſſolution, de son affoibliſſement, de ſa mort : ils operent ſa deſtruction, dès qu’ils ne ſont point dans cette juſte proportion qui les rend propres à maintenir ſon être. C’est ainſi que l’eau devenue trop abondante dans le corps de l’animal, l’énerve, relâche ſes fibres & empêche l’action néceſſaire des autres élémens. C’eſt ainſi que le feu admis en trop grande quantité excite en lui des mouvemens déſordonnés & deſtructifs pour ſa machine ; c’eſt ainſi que l’air chargé de principes peu analogues à ſon méchaniſme lui porte des contagions & des maladies dangereuſes. Enfin les alimens modifiés de certaines façons, au lieu de le nourrir, le détruiſent & le conduiſent à ſa perte ; toutes ces ſubſtances ne conſervent l’animal qu’autant qu’elles ſont analogues à lui ; elles le ruinent lorſqu’elles ne ſont plus dans le juſte équilibre qui les rendoit propres à maintenir ſon exiſtence.

Les plantes qui, comme on a vu, ſervent à nourrir & réparer les animaux, ſe nourriſſent elles mêmes de la terre, ſe développent dans ſon ſein, s’accroiſſent & ſe fortifient à ſes dépens, reçoivent continuellement dans leur tiſſu par les racines & les pores l’eau, l’air & la matiere ignée. L’eau les ranime viſiblement toutes les fois que leur végétation ou leur genre de vie languit ; elle leur porte les principes analogues qui peuvent les perfectionner ; l’air leur eſt néceſſaire pour s’étendre & leur fournir de l’eau, de la terre & du feu avec lesquels il eſt lui-même combiné. Enfin elles reçoivent plus ou moins de matieres inflammables, & les différentes proportions de ces principes conſtituent les différentes familles ou claſſes dans lesquelles les botaniſtes ont diviſé les plantes, d’après leurs formes & leurs combinaiſons, d’où réſultent une infinité de propriétés très variées. C’eſt ainſi que croiſſent le cedre & l’hyſſope, dont l’un s’éléve juſqu’aux nues, tandis que l’autre rampe humblement ſur la terre. C’eſt ainsi que d’un gland ſort peu à peu le chêne qui nous couvre de ſon feuillage ; c’eſt ainſi qu’un grain de bled, après s’être nourri des ſucs de la terre, ſert à la nourriture de l’homme, en qui il va porter les élémens ou principes dont il s’eſt accrû lui même, modifiés & combinés de la maniere qui rend ce végétal le plus propre à s’aſſimiler & ſe combiner avec la machine humaine, c’eſt-à-dire avec les fluides & les ſolides dont elle eſt compoſée.

Nous retrouvons les mêmes élémens ou principes dans la formation des minéraux, ainſi que dans leur décompoſition, ſoit naturelle ſoit artificielle. Nous voyons que des terres diverſement élaborées, modifiées & combinées ſervent à les accroître, à leur donner plus ou moins de poids & de denſité. Nous voyons l’air & l’eau contribuer à lier leurs parties ; la matiere ignée ou le principe inflammable leur donner leurs couleurs, & ſe montrer quelquefois à nud par les étincelles brillantes que le mouvement en fait sortir. Ces corps ſi ſolides, ces pierres, ces métaux ſe détruiſent & ſe dissolvent à l’aide de l’air, de l’eau & du feu, comme le prouvent l’analyſe la plus ordinaire ainſi qu’une foule d’expériences dont nos yeux ſont témoins tous les jours.

Les animaux, les plantes & les minéraux rendent au bout d’un certain tems à la nature, c’eſt à dire à la maſſe générale des choſes, au magaſin univerſel, les élémens ou principes qu’ils en ont empruntés. La terre reprend alors la portion du corps dont elle faiſoit la baſe & la ſolidité ; l’air ſe charge des parties analogues à lui même & de celles qui ſont les plus ſubtiles & légères, l’eau entraîne celles qu’elle eſt propre à diſſoudre ; le feu rompant ſes liens, ſe dégage pour aller ſe combiner avec d’autres corps. Les parties élémentaires de l’animal ainſi déſunies, diſſoutes, élaborées, disperſées, vont former de nouvelles combinaiſons ; elles ſervent à nourrir, à conſerver ou à détruire de nouveaux êtres, & entre autres des plantes, qui parvenues à leur maturité nourriſſent & conſervent de nouveaux animaux ; ceux-ci ſubiſſent à leur tour le même ſort que les premiers.

Telle eſt la marche conſtante de la nature ; tel eſt le cercle éternel que tout ce qui exiſte eſt forcé de décrire. C’eſt ainſi que le mouvement fait naître, conſerve quelque tems & détruit ſucceſſivement les parties de l’univers les unes par les autres, tandis que la ſomme de l’exiſtence demeure toujours la même. La nature par ſes combinaiſons enfante des ſoleils, qui vont ſe placer aux centres d’autant de ſyſtêmes ; elle produit des planetes qui par leur propre eſſence gravitent & décrivent leurs révolutions autour de ces ſoleils ; peu à peu le mouvement altere & les uns & les autres ; il diſperſera, peut-être, un jour les parties dont il a compoſé ces maſſes mervéilleuſes, que l’homme dans le court eſpace de ſon exiſtence ne fait qu’entrevoir en paſſant.

C’est donc le mouvement continuel inhérent à la matiere qui altere & détruit tous les êtres, qui leur enlève à chaque inſtant quelques-unes de leurs propriétés pour leur en ſubſtituer d’autres : c’eſt lui qui, en changeant ainſi leurs eſſences actuelles, change auſſi leurs ordres, leurs directions, leurs tendances, les loix qui reglent leurs façons d’être & d’agir. Depuis la pierre formée dans les entrailles de la terre, par la combinaiſon intime de molécules analogues & ſimilaires qui ſe ſont rapprochées, juſqu’au ſoleil, ce vaſte réservoir de particules enflammées qui éclaire le firmament ; depuis l’huître engourdie juſqu’à l’homme actif & penſant, nous voyons une progreſſion non interrompue, une chaîne perpétuelle de combinaiſons & de mouvemens, dont il réſulte des êtres, qui ne different entre eux que par la variété de leurs matieres élémentaires, des combinaiſons & des proportions de ces mêmes élémens, d’où naiſſent des façons d’exiſter & d’agir infiniment diverſifiées. Dans la génération, dans la nutrition, dans la conſervation, nous ne verrons jamais que des matieres diverſement combinées, qui chacune ont des mouvemens qui leur ſont propres, réglés par des loix fixes & déterminées, & qui leur font ſubir des changemens néceſſaires. Nous ne trouverons dans la formation, la croiſſance & la vie inſtantanée des animaux, des végétaux & des minéraux que des matieres qui ſe combinent, qui s’aggregent, qui s’accumulent, qui s’étendent & qui forment peu à peu des êtres ſentans, vivans, végétants, ou dépourvus de ces facultés, & qui, après avoir exiſté quelque tems ſous une forme particulière, sont forcés de contribuer par leur ruine à la production d’une autre. [2]


  1. Il eſt bon de remarquer ici d’avance que toutes les ſubſtances ſpiritueuſes, c’eſt-à-dire qui contiennent une grande abondance de matieres inflammables & ignées, telles que le vin, l’eau de vie, les liqueurs, &c. sont celles qui accélerent, le plus les mouvemens organiques des animaux en leur communiquant de la chaleur. C’eſt ainſi que le vin donne du courage & même de l’eſprit quoique le vin ſoit un être matériel. Le printems & l’été ne font éclore tant d’inſectes & d’animaux, ne favoriſent la végétation, ne rendent la nature vivante que parcequ’alors la matiere du feu ſe trouve plus abondante que dans l’hyver. La matiere ignée eſt évidemment la cauſe de la fermentation, de la génération, de la vie : c’eſt le Jupiter des anciens Voyez partie II. chapitre I, vers la fin.
  2. Deſtructio unius, generatio alterius. A parler exactement, rien ne naît & ne meurt dans la nature ; vérité qui a été ſentie par pluſieurs anciens Philoſophes. Empédocle dit, il n’y a ni naiſſance ni mort pour chacun des mortels ; mais ſeulement une combinaiſon, & une ſéparation de ce qui étoit combiné, & c’eſt ce que parmi les hommes l’on appelle naiſſance & mort. Le même Philoſophe dit encore, ceux là ſont des enfans, ou des gens dont les vues ſont bornées, qui s’imaginent qu’il naiſſe quelque choſe qui n’exiſtoit pas auparavant, ou que quelque choſe puiſſe mourir ou périr totalement. Voyez Plutarch. contr. colot. Platon avoue que ſuivant une ancienne tradition, les vivants naiſſoient des morts, de même que les morts venoient des vivants & que c’eſt là le cercle conſtant de la Nature. Il ajoute ailleurs de lui même, qui ſcait si vivre n’eſt point mourir, & ſi mourir n’eſt point vivre ? C’étoit encore la doctrine de Pythagore, à qui Ovide fait dire

    .... naſcique vocatur.
    incipere eſſe aliud quam quod fuit ante ; morique
    deſinere illud idem.

    V. Metamorph. Lib xv v. 254.