Système de la nature/Partie 1/Chapitre 6

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s. n. (Tome 1p. 71-89).


CHAPITRE VI

De l’homme ; de sa distinction en homme physique & en homme moral ; de son origine.


Appliquons maintenant aux êtres de la nature qui nous intéressent le plus, les loix générales qui viennent d’être examinées ; voyons en quoi l’homme peut différer des autres êtres qui l’entourent ; examinons s’il n’a pas avec eux des points généraux de conformités qui font que, nonobstant les différentes substances entr’eux & lui à certains égards, il ne laisse pas d’agir suivant les régles universelles auxquelles tout est soumis. Enfin voyons si les idées qu’il s’est faites de lui-même en méditant son propre être, sont chimériques ou fondées.

L’homme occupe une place parmi cette foule d’êtres dont la nature est l’assemblage : son essence, c’est-à-dire la façon d’être qui le distingue, le rend susceptible de différentes façons d’agir ou de mouvemens dont les uns sont simples & visibles, tandis que les autres sont compliqués & cachés. Sa vie n’est qu’une longue suite de mouvemens nécessaires & liés, qui ont pour principes soit des causes renfermées au-dedans de lui-même, telles que son sang, ses nerfs, ses fibres, ses chairs, ses os, en un mot les matieres tant solides que fluides dont son ensemble, ou son corps est composé ; soit des causes extérieures qui en agissant sur lui ; le modifient diversement, telles que l’air dont il est environné, les alimens dont il se nourrit, & tous les objets dont ses sens sont continuellement frappés & qui par conséquent opérent en lui des changemens continuels.

Ainsi que tous les êtres, l’homme tend à sa destruction, il éprouve la force d’inertie ; il gravite sur lui-même ; il est attiré par les objets qui lui sont contraires ; il cherche les uns, il fuit, ou s’efforce d’écarter les autres. Ce sont ces différentes façons d’agir & d’être modifié, dont l’homme est susceptible, que l’on a désignées sous des noms divers ; nous aurons bientôt occasion de les examiner en détail.

Quelque merveilleuses, quelque cachées, quelque compliquées que paroissent ou que soient les façons d’agir tant visibles qu’intérieures de la machine humaine, si nous les examinons de près, nous verrons que toutes ses opérations, ses mouvemens, ses changemens, ses différens états, ses révolutions sont réglés constamment par les mêmes loix que la nature prescrit à tous les êtres qu’elle fait naître, qu’elle développe, qu’elle enrichit de facultés, qu’elle accroît, qu’elle conserve pendant un tems, & qu’elle finit par détruire ou décomposer en leur faisant changer de forme.

L’homme dans son origine n’est qu’un point imperceptible, dont les parties sont informes, dont la mobilité & la vie échappent à nos regards, en un mot dans lequel nous n’appercevons aucuns signes des qualités que nous appellons sentiment, intelligence, pensée, force, raison, etc. Placé dans la matrice qui lui convient, ce point se développe, il s’étend, il s’accroît par l’addition continuelle de matieres analogues à son être qu’il attire, qui se combinent & s’assimilent avec lui. Sorti de ce lieu propre à conserver, à développer, à fortifier pendant quelque tems les foibles rudimens de sa machine, il devient adulte ; son corps a pris alors une étendue considérable, ses mouvemens sont marqués, il est sensible dans toutes ses parties, il est devenu une masse vivante & agissante, c’est-à-dire, qui sent, qui pense, qui remplit les fonctions propres aux êtres de l’espece humaine ; elle n’en est devenue susceptible que parce qu’elle s’est peu-à-peu accrue, nourrie, réparée, à l’aide de l’attraction & de la combinaison continuelle qui s’est faite en elle de matieres du genre de celles que nous jugeons inertes, insensibles, inanimées ; ces matieres néanmoins sont parvenues à former un tout agissant, vivant, sentant, jugeant, raisonnant, voulant, délibérant, choisissant, capable de travailler plus ou moins efficacement à sa propre conservation, c’est-à-dire au maintien de l’harmonie dans sa propre existence.

Tous les mouvemens ou changemens que l’homme éprouve dans le cours de sa vie, soit de la part des objets extérieurs, soit de la part des substances renfermées en lui-même, sont ou favorables ou nuisibles à son être, le maintiennent dans l’ordre ou le jettent dans le désordre, sont tantôt conformes & tantôt contraires à la tendance essentielle à cette façon d’exister, en un mot sont agréables ou fâcheux ; il est forcé par sa nature d’approuver les uns & de désapprouver les autres ; les uns le rendent heureux, les autres le rendent malheureux ; les uns deviennent les objets de ses desirs, les autres de ses craintes.

Dans tous les phénomènes que l’homme nous présente depuis sa naissance jusqu’à sa fin, nous ne voyons qu’une suite de causes & d’effets nécessaires & conformes aux loix communes à tous les êtres de la nature. Toutes ses façons d’agir, ses sensations, ses idées, ses passions, ses volontés, ses actions sont des suites nécessaires de ses propriétés & de celles qui se trouvent dans les êtres qui le remuent. Tout ce qu’il fait & tout ce qui se passe en lui sont des effets de la force d’inertie, de la gravitation sur soi, de la vertu attractive & répulsive, de la tendance à se conserver, en un mot de l’énergie qui lui est commune avec tous les êtres que nous voyons ; elle ne fait que se montrer dans l’homme d’une façon particulière, qui est due à sa nature particulière, par laquelle il est distingué des êtres d’un systême ou d’un ordre différent.

La source des erreurs dans lesquelles l’homme est tombé, lorsqu’il s’est envisagé lui-même, est venue, comme nous aurons bientôt occasion de le montrer, de ce qu’il a cru se mouvoir de lui-même, agir toujours par sa propre énergie ; dans ses actions & dans les volontés, qui en sont les mobiles, être indépendant des loix générales de la nature & des objets que, souvent à son insçu & toujours malgré lui, cette nature fait agir sur lui : s’il se fût attentivement examiné, il eût reconnu que tous ses mouvemens ne sont rien moins que spontanés ; il eût trouvé que sa naissance dépend de causes entiérement hors de son pouvoir, que c’est sans son aveu qu’il entre dans ce systême où il occupe une place ; que depuis le moment où il naît jusqu’à celui où il meurt il est continuellement modifié par des causes qui, malgré lui, influent sur sa machine, modifient son être, & disposent de sa conduite. La moindre réflexion ne suffit-elle pas pour lui prouver que les solides & les fluides dont son corps est composé, & que son méchanisme caché qu’il croit indépendant des causes extérieures, sont perpétuellement sous l’influence de ces causes, & seroient sans elles dans une incapacité totale d’agir ? Ne voit-il pas que son tempérament ne dépend aucunement de lui-même, que ses passions sont des suites nécessaires de ce tempérament, que ses volontés & ses actions sont déterminées par ces mêmes passions & par des opinions qu’il ne s’est pas données ? Son sang plus ou moins abondant ou échauffé, ses nerfs & ses fibres plus ou moins tendus ou relâchés, ces dispositions durables ou passagères, ne décident-elles pas à chaque instant de ses idées, de ses pensées, de ses desirs & de ses craintes, de ses mouvemens soit visibles soit cachés, & l’état où il se trouve ne depend-il pas nécessairement de l’air diversement modifié, des alimens qui le nourrissent, des combinaisons secretes qui se font en lui-même, & qui conservent l’ordre ou portent le désordre dans sa machine ? En un mot tout auroit dû convaincre l’homme qu’il est dans chaque instant de sa durée un instrument passif entre les mains de la nécessité.

Dans un monde où tout est lié, où toutes les causes sont enchaînées les unes aux autres, il ne peut y avoir d’énergie ou de force indépendante & isolée. C’est donc la nature toujours agissante qui marque à l’homme chacun des points de la ligne qu’il doit décrire ; c’est elle qui élabore & combine les élémens dont il doit être composé ; c’est elle qui lui donne son être, sa tendance, sa façon particulière d’agir ; c’est elle qui le développe, qui l’accroît, qui le conserve pour un tems, pendant lequel il est forcé de remplir sa tâche ; c’est elle qui place sur son chemin les objets & les événemens qui le modifient d’une façon tantôt agréable & tantôt nuisible pour lui. C’est elle qui lui donnant le sentiment, le met à portée de choisir les objets & de prendre les moyens les plus propres à se conserver ; c’est elle qui lorsqu’il a fourni sa carrière, le conduit à sa perte & lui fait ainsi subir une loi générale & constante dont rien n’est exempté. C’est ainsi que le mouvement fait naître l’homme, le soutient quelque tems & enfin le détruit, ou l’oblige de rentrer dans le sein d’une nature, qui bientôt le reproduira épars sous une infinité de formes nouvelles, dont chacune de ses parties parcourera de même les différens périodes aussi nécessairement que le tout avoit parcouru ceux de son existence précédente.

Les êtres de l’espece humaine sont, ainsi que tous les autres, susceptibles de deux sortes de mouvemens ; les uns sont des mouvemens de masse par lesquels le corps entier ou quelques-unes de ses parties sont visiblement transférées d’un lieu dans un autre ; les autres sont des mouvemens internes & cachés, dont quelques-uns sont sensibles pour nous tandis que d’autres se font à notre insçu & ne se font deviner que par les effets qu’ils produisent au dehors. Dans une machine très composée, formée par la combinaison d’un grand nombre de matieres, variées pour les propriétés, pour les proportions, pour les façons d’agir, les mouvemens deviennent nécessairement très compliqués, leur lenteur aussi bien que leur rapidité les dérobent souvent aux observations de celui même dans lequel ils se passent.

Ne soyons donc pas surpris si l’homme rencontra tant d’obstacles lorsqu’il voulut se rendre compte de son être & de sa façon d’agir ; & s’il imagina de si étranges hypotheses pour expliquer les jeux cachés de sa machine, qu’il vit se mouvoir d’une façon qui lui parut si différente de celle des autres êtres de la nature. Il vit bien que son corps & ses différentes parties agissoient, mais souvent il ne put voir ce qui les portoit à l’action ; il crut donc renfermer au-dedans de lui-même un principe moteur, distingué de sa machine, qui donnoit secrétement l’impulsion aux ressorts de cette machine, se mouvoit par sa propre énergie, & agissoit suivant des loix totalement différentes de celles qui reglent les mouvemens de tous les autres êtres. Il avoit la conscience de certains mouvemens internes qui se faisoient sentir à lui, mais comment concevoir que ces mouvemens invisibles pussent souvent produire des effets si frappans ? Comment comprendre qu’une idée fugitive, qu’un acte imperceptible de la pensée pussent souvent porter le trouble & le désordre dans tout son être ? En un mot il crut appercevoir en lui-même une substance distinguée de lui, douée d’une force secrete dans laquelle il supposa des caractères entièrement différens de ceux des causes visibles qui agissoient sur ses organes, ou de ceux de ces organes mêmes. Il ne fit point attention que la cause primitive qui fait qu’une pierre tombe, ou que son bras se meut est, peut-être, aussi difficile à concevoir ou à expliquer que celle du mouvement interne dont la pensée & la volonté sont les effets. Ainsi faute de méditer la nature, de l’envisager sous ses vrais points de vue, de remarquer la conformité & la simultanéité des mouvemens de ce prétendu moteur & de ceux de son corps ou de ses organes matériels, il jugea qu’il étoit non seulement un être à part, mais encore d’une nature différente, de tous les êtres de la nature, d’une essence plus simple & qui n’avoit rien de commun avec tout ce qu’il voyoit[1].

C’est de là que sont venues successivement les notions de spiritualité, d’ immatérialité, d’ immortalité & tous les mots vagues que l’on inventa peu-à-peu à force de subtiliser, pour marquer les attributs de la substance inconnue que l’homme croyoit renfermer en lui-même, & qu’il jugeoit être le principe caché de ses actions visibles. Pour couronner les conjectures hazardées que l’on avoit faites sur cette force motrice, on supposa que différente de tous les autres êtres & du corps qui lui servoit d’enveloppe, elle ne devoit point comme eux subir de dissolution ; que sa parfaite simplicité l’empêchoit de pouvoir se décomposer ou changer de formes, en un mot qu’elle étoit par son essence exempte des révolutions auxquelles on voyoit le corps sujet, ainsi que tous les êtres composés dont la nature est remplie.

Ainsi l’homme devint double ; il se regarda comme un tout composé par l’assemblage inconcevable de deux natures différentes, & qui n’avoient point d’analogie entre elles. Il distingua deux substances en lui-même ; l’une visiblement soumise aux influences des êtres grossiers & composés de matieres grossières & inertes, fut nommée corps ; l’autre que l’on supposa simple, d’une essence plus pure, fut regardée comme agissante par elle-même & donnant le mouvement au corps avec lequel elle se trouvoit miraculeusement unie ; celle-ci fut nommée ame, ou esprit ; & les fonctions de l’une furent nommées physiques, corporelles, matérielles ; les fonctions de l’autre furent appellées spirituelles & intellectuelles ; l’homme considéré relativement aux premières fut appelé l’homme physique : & quand on le considéra relativement aux dernières, il fut désigné sous le nom d’homme moral.

Ces distinctions adoptées aujourd’hui par la plûpart des philosophes, ne sont fondées que sur des suppositions gratuites. Les hommes ont toujours cru remédier à l’ignorance des choses en inventant des mots, auxquels il ne purent jamais attacher un vrai sens. On s’imagina que l’on connoissoit la matiere, toutes ses propriétés, toutes ses facultés, ses ressources & ses différentes combinaisons, parcequ’on en avoit entrevu quelques qualités superficielles ; l’on ne fit réellement qu’obscurcir les foibles idées que l’on avoit pu s’en former en lui associant une substance beaucoup moins intelligible qu’elle-même. C’est ainsi que des spéculateurs en créant des mots & en multipliant les êtres, n’ont fait que se plonger dans des embarras plus grands que ceux qu’ils vouloient éviter, & mettre des obstacles aux progrès des connoissances : dès que les faits leur ont manqué ils ont eu recours à des conjectures, qui bientôt pour eux se sont changées en réalités, & leur imagination, que l’expérience ne guidoit plus, s’est enfoncée sans retour dans le labyrinthe d’un monde idéal & intellectuel qu’elle seule avoit enfanté, il fut presqu’impossible de l’en tirer pour la remettre dans le bon chemin dont il n’y a que l’expérience qui puisse donner le fil. Elle nous montrera que dans nous-mêmes, ainsi que dans tous les objets qui agissent sur nous, il n’y a jamais que de la matiere douée de propriétés différentes, diversement modifiée, & qui agit en raison de ses propriétés. En un mot l’homme est un tout organisé composé de différentes matieres ; de même que toutes les autres productions de la nature il suit des loix générales & connues ainsi que des loix ou des façons d’agir qui lui sont particulières & inconnues.

Ainsi lorsqu’on demandera ce que c’est que l’homme ? Nous dirons que c’est un être matériel, organisé ou conformé de maniere à sentir, à penser, à être modifié de certaines façons propres à lui seul, à son organisation, aux combinaisons particulieres des matieres qui se trouvent rassemblées en lui. Si l’on nous demande quelle origine nous donnons aux êtres de l’espece humaine ? Nous dirons que, de même que tous les autres, l’homme est une production de la nature qui leur ressemble à quelques égards & se trouve soumise aux mêmes loix, & qui en diffère à d’autres égards & suit des loix particulières, déterminées par la diversité de sa conformation. Si l’on demande d’où l’homme est venu ? Nous répondrons que l’expérience ne nous met point à portée de résoudre cette question, & qu’elle ne peut nous intéresser véritablement ; il nous suffit de sçavoir que l’homme existe & qu’il est constitué de maniere à produire les effets dont nous le voyons susceptible.

Mais, dira-t-on, l’homme a-t-il toujours existé ? L’espece humaine a-t-elle été produite de toute éternité ? Ou bien n’est-elle qu’une production instantanée de la nature ? Y a-t-il eu de tout tems des hommes semblables à nous, & y en aura-t-il toujours ? Y a-t-il eu de tout tems des mâles & des femelles ? Y a-t-il eu un premier homme dont tous les autres sont descendus ? L’animal a-t-il été antérieur à l’œuf ou l’œuf a-t-il précédé l’animal ? Les especes sans commencement seront-elles aussi sans fin ? Ces especes sont-elles indestructibles, ou passent-elles comme les individus ? L’homme a-t-il toujours été ce qu’il est, ou bien avant de parvenir à l’état où nous le voyons a-t-il été obligé de passer par une infinité de développemens successifs ? L’homme peut-il enfin se flatter d’être parvenu à un état fixe, ou bien l’espece humaine doit-elle encore changer ? Si l’homme est le produit de la nature, on nous demandera si nous croyons que cette nature puisse produire des êtres nouveaux & faire disparoitre les especes anciennes ? Enfin dans cette supposition l’on voudra sçavoir pourquoi la nature ne produit pas sous nos yeux des êtres nouveaux ou des especes nouvelles ?

Il paroit que l’on peut prendre sur toutes ces questions, indifférentes au fond de la chose, tel parti que l’on voudra. Au défaut de l’expérience c’est à l’hypothese à fixer une curiosité, qui s’élance toujours au delà des bornes prescrites à notre esprit. Cela posé, le contemplateur de la nature dira qu’il ne voit aucune contradiction à supposer que l’espece humaine telle qu’elle est aujourd’hui a été produite soit dans le tems soit de toute éternité ; il n’en voit pas davantage à supposer que cette espece soit arrivée par différens passages ou développemens successifs à l’état où nous la voyons. La matiere est éternelle & nécessaire, mais ses combinaisons & ses formes sont passagères & contingentes, & l’homme est-il autre chose que de la matiere combinée, dont la forme varie à chaque instant ?

Cependant quelques réflexions semblent favoriser ou rendre plus probable l’hypothese que l’homme est une production faite dans le tems, particulière au globe que nous habitons, qui par conséquent ne peut dater que la formation de ce globe lui-même, & qui est un résultat des loix particulières qui le dirigent. L’existence est essentielle à l’univers, ou à l’assemblage total de matieres essentiellement diverses que nous voyons, mais les combinaisons & les formes ne leur sont point essentielles. Cela posé, quoique les matieres qui composent notre terre aient toujours existé, cette terre n’a point toujours eu sa forme & ses propriétés actuelles : peut-être cette terre est-elle une masse détachée dans le tems de quelque autre corps céleste : peut-être est-elle le résultat de ces taches ou de ces croûtes que les astronomes apperçoivent sur le disque du soleil, qui de là ont pu se répandre dans notre systême planétaire : peut-être ce globe est-il une comete éteinte & déplacée, qui occupoit autrefois une autre place dans les régions de l’espace, & qui conséquemment étoit alors en état de produire des êtres très différens de ceux que nous y trouvons maintenant, vû que pour lors sa position & sa nature devoit rendre toutes ses productions différentes de celles qu’il nous offre aujourd’hui.

Quelque soit la supposition que l’on adopte, les plantes, les animaux, les hommes peuvent être regardés comme des productions particuliérement inhérentes & propres à notre globe, dans la position ou dans les circonstances où il se trouve actuellement ; ces productions changeroient si ce globe par quelque révolution venoit à changer de place. Ce qui paroit fortifier cette hypothese c’est que sur notre globe lui-même toutes les productions varient en raison de ses différens climats. Les hommes, les animaux, les végétaux & les minéraux ne sont point les mêmes par-tout, ils varient quelquefois d’une façon très sensible à une distance peu considérable. L’Eléphant est indigene à la zône torride ; le renne est propre aux climats glacés du nord ; l’indostan est la patrie du diamant, qui ne se rencontre point dans nos contrées ; l’ananas croît en Amérique à l’air libre, il ne vient dans nos pays que lorsque l’art lui fournit un soleil analogue à celui qu’il exige ; enfin les hommes varient dans les différens climats pour la couleur, pour la taille, pour la conformation, pour la force, pour l’industrie, pour le courage, pour les facultés de l’esprit : mais qu’est-ce qui constitue le climat ? C’est la différente position des parties du même globe rélativement au soleil ; position qui suffit pour mettre une variété sensible entre ses productions.

L’on peut donc conjecturer avec assez de fondement que, si par quelqu’accident notre globe venoit à se déplacer, toutes ses productions seroient forcées de changer, vu que les causes n’étant plus les mêmes ou n’agissant plus de la même façon, les effets devroient nécessairement changer. Toutes les productions pour pouvoir se conserver ou se maintenir dans l’existence ont besoin de se coordonner avec le tout dont elles sont émanées ; sans cela elles ne peuvent subsister. C’est cette faculté de se coordonner, c’est cette coordination relative que nous appellons l’ordre de l’univers, c’est son défaut que nous nommons désordre. Les productions que nous traitons de monstrueuses sont celles qui ne peuvent se coordonner avec les loix générales ou particulières des êtres qui les entourent ou des touts où elles se trouvent ; elles ont pu dans leur formation s’accommoder de ces loix, mais ces loix se sont opposées à leur perfection, ce qui fait qu’elles ne peuvent subsister. C’est ainsi qu’une certaine analogie de conformation entre des animaux d’especes différentes produit bien des mulets, mais ces mulets ne peuvent se propager. L’homme ne peut vivre qu’à l’air & le poisson dans l’eau ; mettez l’homme dans l’eau & le poisson à l’air, bientôt, faute de pouvoir se coordonner avec les fluides qui les entourent, ces animaux seront détruits. Transportez en imagination un homme de notre planete dans Saturne, bientôt sa poitrine sera déchirée par un air trop raréfié, ses membres seront glacés par le froid, il périra faute de trouver les élémens analogues à son existence actuelle : transportez un autre homme dans Mercure, & l’excès de la chaleur l’aura bientôt détruit.

Ainsi tout semble nous autoriser à conjecturer que l’espece humaine est une production propre à notre globe, dans la position où il se trouve, & que cette position venant à changer, l’espece humaine changeroit ou seroit forcée de disparoître, vû qu’il n’y a que ce qui peut se coordonner avec le tout ou s’enchaîner avec lui qui puisse subsister. C’est cette aptitude dans l’homme à se coordonner avec le tout, qui non seulement lui donne l’idée de l’ordre, mais encore qui lui fait dire que tout est bien, tandis que tout n’est que ce qu’il peut être ; tandis que ce tout est nécessairement ce qu’il est, tandis qu’il n’est positivement ni bien ni mal. Il ne faut que déplacer un homme pour lui faire accuser l’univers de désordre.

Ces réflexions semblent contrarier les idées de ceux qui ont voulu conjecturer que les autres planetes étoient habitées comme la nôtre par des êtres semblables à nous. Mais si le Lapon différe d’une façon si marquée du Hottentot, quelle différence ne devons-nous pas supposer entre un habitant de notre planete & un habitant de Saturne ou de Vénus ?

Quoiqu’il en soit, si l’on nous oblige de remonter par l’imagination à l’origine des choses & au berceau du genre-humain, nous dirons qu’il est probable que l’homme fut une suite nécessaire du débrouillement de notre globe, ou l’un des résultats des qualités, des propriétés, de l’énergie dont il fut susceptible dans sa position présente ; qu’il naquit mâle & femelle ; que son existence est coordonnée avec celle de ce globe ; que tant que cette coordination subsistera, l’espece humaine se conservera, se propagera d’après l’impulsion & les loix primitives qui l’ont jadis fait éclore : que si cette coordination venoit à cesser, ou si la terre déplacée cessoit de recevoir les mêmes impulsions ou influences de la part des causes qui agissent actuellement sur elle & qui lui donnent son énergie, l’espece humaine changeroit pour faire place à des êtres nouveaux propres à se coordonner avec l’état qui succéderoit à celui que nous voyons subsister maintenant.

En supposant donc des changemens dans la position de notre globe, l’homme primitif différoit, peut-être, plus de l’homme actuel, que le quadrupede ne différe de l’insecte. Ainsi l’homme, de même que tout ce qui existe sur notre globe & dans tous les autres, peut être regardé comme dans une vicissitude continuelle. Ainsi le dernier terme de l’existence de l’homme nous est aussi inconnu & aussi indifférent que le premier. Ainsi il n’y a nulle contradiction à croire que les especes varient sans cesse, & il nous est aussi impossible de sçavoir ce qu’elles deviendront que de sçavoir ce qu’elles ont été.

à l’égard de ceux qui demandent pourquoi la nature ne produit pas des êtres nouveaux, nous leur demanderons à notre tour sur quel fondement ils supposent ce fait ? Qu’est-ce qui les autorise à croire cette stérilité de la nature ? Sçavent-ils si dans les combinaisons qui se font à chaque instant, la nature n’est point occupée à produire des êtres nouveaux à l’insçu de ses observateurs ? Qui leur a dit si cette nature ne rassemble point actuellement dans son laboratoire immense les élémens propres à faire éclore des générations toutes nouvelles, qui n’auront rien de commun avec celles des especes existantes à présent ? Quelle absurdité ou quelle inconséquence y a-t-il donc à imaginer que l’homme, le cheval, le poisson, l’oiseau ne seront plus ? Ces animaux sont-ils donc d’une nécessité indispensable à la nature, & ne pourroit-elle sans eux continuer sa marche éternelle ? Tout ne change-t-il pas autour de nous ? Ne changeons-nous pas nous-mêmes ? N’est-il pas évident que l’univers entier n’a pas été dans son éternelle durée antérieure, rigoureusement le même qu’il est, & qu’il n’est pas possible que dans son éternelle durée postérieure il soit à la rigueur un instant le même qu’il est ? Comment donc prétendre deviner ce que la succession infinie de destructions & de réproductions, de combinaisons & de dissolutions, de métamorphoses, de changemens, de transpositions pourra par la suite amener ? Des soleils s’éteignent & s’encroûtent, des planetes périssent & se dispersent dans les plaines des airs ; d’autres soleils s’allument, de nouvelles planetes se forment pour faire leurs révolutions ou pour décrire de nouvelles routes, & l’homme, portion infiniment petite d’un globe, qui n’est lui-même qu’un point imperceptible dans l’immensité, croit que c’est pour lui que l’univers est fait, s’imagine qu’il doit être le confident de la nature, se flatte d’être éternel, se dit le roi de l’univers !

O homme ! Ne concevras-tu jamais que tu n’es qu’un éphémère ? Tout change dans l’univers ; la nature ne renferme aucunes formes constantes ; & tu prétendrois que ton espece ne peut point disparoître, & doit être exceptée de la loi générale qui veut que tout s’altère ! Hélas ; dans ton être actuel n’es-tu pas soumis à des altérations continuelles ? Toi qui dans ta folie prends arrogamment le titre de roi de la nature ! Toi qui mesures & la terre & les cieux ! Toi, pour qui ta vanité s’imagine que le tout a été fait, parce que tu es intelligent, il ne faut qu’un léger accident, qu’un atôme déplacé, pour te faire périr, pour te dégrader, pour te ravir cette intelligence dont tu parois si fier !

Si l’on se refusoit à toutes les conjectures précédentes, & si l’on prétendoit que la nature agit par une certaine somme de loix immuables & générales ; si l’on croyoit que, l’homme, le quadrupede, le poisson, l’insecte, la plante, & sont de toute éternité & demeurent éternellement ce qu’ils sont ; si l’on vouloit que de toute éternité les astres eussent brillé au firmament ; si l’on disoit qu’il ne faut pas plus demander pourquoi l’homme est tel qu’il est, que demander pourquoi la nature est telle que nous la voyons, ou pourquoi le monde existe, nous ne nous y opposerons pas. Quelque soit le systême qu’on adopte, il répondra peut-être également bien aux difficultés dont on s’embarasse, & considérées de près on verra qu’elles ne font rien aux vérités que nous avons posées d’après l’expérience. Il n’est pas donné à l’homme de tout sçavoir ; il ne lui est pas donné de connoître son origine ; il ne lui est pas donné de pénétrer dans l’essence des choses ni de remonter aux premiers principes ; mais il lui est donné d’avoir de la raison, de la bonne foi, de convenir ingénuement qu’il ignore ce qu’il ne peut sçavoir & de ne point substituer des mots inintelligibles & des suppositions absurdes à ses incertitudes. Ainsi nous dirons à ceux qui, pour trancher les difficultés prétendent que l’espece humaine descend d’un premier homme & d’une premiere femme, créés par la divinité, que nous avons quelques idées de la nature & que nous n’en avons aucune de la divinité ni de la création, & que se servir de ces mots c’est dire en d’autres termes que l’on ignore l’énergie de la nature & qu’on ne sçait point comment elle a pu produire les hommes que nous voyons.[2]

Concluons donc que l’homme n’a point de raisons pour se croire un être privilégié dans la nature ; il est sujet aux mêmes vicissitudes que toutes ses autres productions. Ses prétendues prérogatives ne sont fondées que sur une erreur. Qu’il s’élève par la pensée au dessus du globe qu’il habite & il envisagera son espece du même œil que tous les autres êtres : il verra que, de même que chaque arbre produit des fruits en raison de son espece, chaque homme agit en raison de son énergie particulière & produit des fruits, des actions, des ouvrages également nécessaires. Il sentira que l’illusion qui le prévient en faveur de lui-même vient de ce qu’il est spectateur à la fois & partie de l’univers. Il reconnoîtra que l’idée d’excellence qu’il attache à son être n’a d’autre fondement que son intérêt propre & la prédilection qu’il a pour lui-même.


  1. « Il faudroit, dit un auteur anonyme, définir la vie avant de raisonner de l’ame ; mais c’est ce que j’estime impossible, parce que dans la nature il y a des choses uniques & si simples que l’imagination ne peut ni les diviser ni les réduire à des choses plus simples qu’elle-même ; telles sont la vie, la blancheur, la lumiere que l’on n’a pu définir que par leurs effets ». Voyez dissertations mêlées pag. 252. La vie est l’assemblage des mouvemens propres à l’être organisé, & le mouvement ne peut être qu’une propriété de la matiere.
  2. Ut tragici poëtæ confugiunt ad Deum aliquem, cum aliter explicare argumenti exitum non possunt. Cicero de divinatione Lib. II. Il dit encore : magma stultitia est earum rerum Deos facere effectores, causas rerum non quarere. Ibidem.