Système de la nature/Partie 1/Chapitre 5
CHAPITRE V
De l’ordre & du déſordre, de l’intelligence, du hazard.
La vue des mouvemens néceſſaires, périodiques
& réglés qui ſe paſſent dans l’univers fit naître
dans l’eſprit des hommes l’idée de l’ordre. Ce
mot, dans ſa ſignification primitive, ne repréſente
qu’une façon d’enviſager & d’appercevoir avec
facilité l’enſemble & les différens rapports d’un
tout, dans lequel nous trouvons par ſa façon d’être
& d’agir une certaine convenance ou conformité
avec la nôtre. L’homme, en étendant cette
idée, a tranſporté dans l’univers les façons d’enviſager
les choſes qui lui ſont particulieres ; il a
ſuppoſé qu’il exiſtoit réellement dans la nature des
rapports & des convenances tels que ceux qu’il
avoit déſignés ſous le nom d’ordre, & conſéquemment
il a donné le nom de déſordre à tous les rapports
qui ne lui paroiſſoient pas conformes à ces
premiers.
Il eſt aiſé de conclure de cette idée de l’ordre & du déſordre qu’ils n’exiſtent point réellement dans une nature où tout eſt néceſſaire, qui ſuit des loix conſtantes, & qui force tous les êtres à ſuivre dans chaque inſtant de leur durée les regles qui découlent de leur propre exiſtence. C’eſt donc dans notre eſprit ſeul qu’eſt le modele de ce que nous nommons ordre ou déſordre ; comme toutes les idées abſtraites & métaphyſiques, il ne suppose rien hors de nous. En un mot l’ordre ne sera jamais que la faculté de nous coordonner avec les êtres qui nous environnent ou avec le tout dont nous faisons partie.
Cependant, si l’on veut appliquer l’idée de l’ordre à la nature, cet ordre ne sera qu’une suite d’actions ou de mouvemens que nous jugeons conspirer à une fin commune. Ainsi dans un corps qui se meut, l’ordre est la série, la chaîne des actions ou des mouvemens propres à le constituer ce qu’il est, & à le maintenir dans son existence actuelle. L’ordre rélativement à la nature entiere, est la chaîne des causes & des effets nécessaires à son existence active, & au maintien de son ensemble éternel. Mais, comme on vient de le prouver dans le chapitre qui précéde, tous les êtres particuliers dans le rang qu’ils occupent sont forcés de concourir à ce but ; d’où l’on est obligé de conclure que ce que nous appellons l’ordre de la nature ne peut être jamais qu’une façon d’envisager la nécessité des choses à laquelle tout ce que nous connoissons est soumis. Ce que nous appellons désordre n’est qu’un terme relatif fait pour désigner les actions ou mouvemens nécessaires par lesquels des êtres particuliers sont nécessairement altérés & troublés dans leur façon d’exister instantanée, & forcés de changer de façon d’agir ; mais aucunes de ces actions, aucuns de ces mouvemens ne peuvent un seul instant contredire ou déranger l’ordre général de la nature de laquelle tous les êtres tiennent leurs existences, leurs propriétés, leurs mouvemens particuliers. Le désordre pour un être n’est jamais que son passage à un ordre nouveau, à une nouvelle façon d’exister, qui entraîne nécessairement une nouvelle suite d’actions ou de mouvemens, différens de ceux dont cet être se trouvoit précédemment susceptible.
Ce que nous appellons ordre dans la nature est une façon d’être ou une disposition de ses parties rigoureusement nécessaire. Dans tout autre assemblage de causes, d’effets, de forces ou d’univers que celui que nous voyons ; dans tout autre systême de matieres s’il étoit possible, il s’établiroit nécessairement un arrangement quelconque. Supposez les substances les plus hétérogènes & les plus discordantes mises en action & rassemblées ; par un enchaînement de phénomènes nécessaires, il se formera entr’elles un ordre total quelconque ; & voilà la vraie notion d’une propriété, que l’on peut définir une aptitude à constituer un être tel qu’il est en lui-même & tel qu’il est dans le tout dont il fait partie.
Ainsi, je le répéte, l’ordre n’est que la nécessité, envisagée rélativement à la suite des actions, ou la chaîne liée des causes & des effets qu’elle produit dans l’univers. Qu’est-ce en effet que l’ordre dans notre systême planétaire, le seul dont nous ayons quelque idée, sinon la suite des phénomènes qui s’opérent suivant des loix nécessaires d’après lesquelles nous voyons agir les corps qui le composent ? En conséquence de ces loix le soleil occupe le centre ; les planetes gravitent sur lui & décrivent au tour de lui en des tems réglés des révolutions continuelles. Les satellites de ces mêmes planetes gravitent sur celles qui sont au centre de leur sphere d’action, & décrivent au tour d’elles leurs routes périodiques. L’une de ces planetes, la terre que nous habitons, tourne au tour d’elle-même, & par les différens aspects que sa révolution annuelle l’oblige de présenter au soleil, elle éprouve des variations réglées que nous nommons saisons ; par une suite nécessaire de l’action du soleil sur différentes parties de notre globe, toutes ses productions éprouvent des vicissitudes ; les plantes, les animaux, les hommes sont en hyver dans une sorte de léthargie ; au printems tous les êtres semblent se ranimer & sortir d’un long assoupissement. En un mot la façon dont la terre reçoit les rayons du soleil influe sur toutes ses productions ; ces rayons dardés obliquement n’agissent point comme s’ils tomboient à plomb ; leur absence périodique, causée par la révolution de notre globe sur lui-même, produit le jour & la nuit. En tout cela nous ne verrons jamais que des effets nécessaires, fondés sur l’essence des choses, & qui, tant qu’elles demeureront les mêmes, ne peuvent jamais se démentir. Tous ces effets sont dûs à la gravitation, à l’attraction, à la force centrifuge etc.
D’un autre côté cet ordre, que nous admirons comme un effet surnaturel, vient quelquefois à se troubler, ou se change en désordre ; mais ce désordre lui-même est toujours une suite des loix de la nature, dans laquelle il est nécessaire que quelques-unes de ses parties pour le maintien du tout, soient dérangées dans leur marche ordinaire. C’est ainsi que des cométes s’offrent inopinément à nos yeux surpris ; leur course excentrique vient troubler la tranquillité de notre systême planétaire ; elles excitent la terreur du vulgaire, pour qui tout est merveille ; le physicien lui-même conjecture que jadis ces cométes ont renversé la surface de notre globe & causé les plus grandes révolutions sur la terre. Indépendamment de ces désordres extraordinaires, il en est de plus communs auxquels nous sommes exposés ; tantôt les saisons semblent déplacées ; tantôt les élémens en discorde semblent se disputer le domaine de notre monde ; la mer sort de ses limites, la terre solide s’ébranle, les montagnes s’embrâsent, la contagion détruit les hommes & les animaux, la stérilité désole les campagnes ; alors les mortels effrayés rappellent à grands cris l’ordre, & levent leurs mains tremblantes vers l’être qu’ils en supposent l’auteur, tandis que ces désordres affligeans sont des effets nécessaires, produits par des causes naturelles, qui agissent d’après des loix fixes, déterminées par leurs propres essences, & par l’essence universelle d’une nature dans laquelle tout doit s’altérer, se mouvoir, se dissoudre & où ce que nous appellons l’ordre doit être quelquefois troublé & se changer en une façon d’être nouvelle qui pour nous est un désordre.
L’ordre & le désordre de la nature n’existent point ; nous trouvons de l’ordre dans tout ce qui est conforme à notre être, & du désordre dans tout ce qui lui est opposé. Cependant tout est dans l’ordre dans une nature dont toutes les parties ne peuvent jamais s’écarter des régles certaines & nécessaires qui découlent de l’essence qu’elles ont reçue ; il n’y a point de désordre dans un tout au maintien duquel le désordre est nécessaire, dont la marche générale ne peut jamais se déranger, où tous les effets sont des suites de causes naturelles qui agissent comme elles doivent infailliblement agir.
Il suit encore qu’il ne peut y avoir ni monstres, ni prodiges, ni merveilles, ni miracles dans la nature. Ce que nous appellons des monstres sont des combinaisons avec lesquelles nos yeux ne sont point familiarisés, & qui n’en sont pas moins des effets nécessaires. Ce que nous nommons des prodiges, des merveilles, des effets surnaturels sont des phénomènes de la nature dont notre ignorance ne connoît point les principes ni la façon d’agir, & que faute d’en connoître les causes véritables nous attribuons follement à des causes fictives, qui, ainsi que l’idée de l’ordre, n’existent que dans nous-mêmes tandis que nous les plaçons hors d’une nature au delà de laquelle il ne peut rien y avoir.
Quant à ce que l’on nomme des miracles, c’est-à-dire des effets contraires aux loix immuables de la nature ; on sent que de telles œuvres sont impossibles, & que rien ne pourroit suspendre un instant la marche nécessaire des êtres sans que la nature entière ne fût arrêtée & troublée dans sa tendance. Il n’y a de merveilles & de miracles dans la nature que pour ceux qui ne l’ont point suffisamment étudiée, ou qui ne sentent point que ses loix ne peuvent jamais se démentir dans la moindre de ses parties sans que le tout ne fût anéanti, ou du moins ne changeât d’essence & de façon d’exister[1].
L’ordre & le désordre ne sont donc que des mots par lesquels nous désignons des états dans lesquels êtres des particuliers se trouvent. Un être est dans l’ordre lorsque tous ses mouvemens conspirent au maintien de son existence actuelle & favorisent sa tendance à s’y conserver ; il est dans le désordre lorsque les causes qui le remuent troublent ou détruisent l’harmonie ou l’équilibre nécessaires à la conservation de son état actuel. Cependant le désordre dans un être n’est, comme on a vu, que son passage à un ordre nouveau. Plus ce passage est rapide, & plus le désordre est grand pour l’être qui l’éprouve ; ce qui conduit l’homme à la mort est pour lui le plus grand des désordres ; cependant la mort n’est pour lui qu’un passage à une nouvelle façon d’exister, elle est dans l’ordre de la nature.
Nous disons que le corps humain est dans l’ordre, lorsque les différentes parties qui le composent agissent d’une maniere dont résulte la conservation du tout, ce qui est le but de son existence actuelle ; nous disons qu’il est en santé, lorsque les solides & les fluides de son corps concourent à ce but & se prêtent des secours mutuels pour y arriver ; nous disons que ce corps est en désordre aussitôt que sa tendance est troublée, lorsque quelques-unes de ses parties cessent de concourir à sa conservation, & de remplir les fonctions qui lui sont propres. C’est ce qui arrive dans l’état de maladie, dans lequel néanmoins les mouvemens qui s’excitent dans la machine humaine sont aussi nécessaires, sont réglés par des loix aussi certaines, aussi naturelles, aussi invariables que ceux dont le concours produit la santé : la maladie ne fait que produire en lui une nouvelle suite, un nouvel ordre de mouvemens & de choses. L’homme vient-il à mourir, ce qui nous paroit pour lui le plus grand des désordres, son corps n’est plus le même, ses parties ne concourent plus au même but, son sang ne circule plus, il ne sent plus, il n’a plus d’idées, il ne pense plus, il ne desire plus, la mort est l’époque de la cessation de son existence humaine ; sa machine devient une masse inanimée par la soustraction des principes qui le faisoient agir d’une façon déterminée ; sa tendance est changée, & tous les mouvemens qui s’excitent dans ses débris conspirent à une fin nouvelle : à ceux dont l’ordre & l’harmonie produisoient la vie, le sentiment, la pensée, les passions, la santé, il succede une suite de mouvemens d’un autre genre, qui se font suivant des loix aussi nécessaires que les premiers : toutes les parties de l’homme mort conspirent à produire ceux que l’on nomme dissolution, fermentation, pourriture ; & ces nouvelles façons d’être & d’agir sont aussi naturelles à l’homme réduit en cet état que la sensibilité, la pensée, le mouvement périodique du sang, etc. L’étoient à l’homme vivant : son essence étant changée, sa façon d’agir ne peut être la même ; aux mouvemens réglés & nécessaires qui conspirent à produire ce que nous appellons la vie, succedent des mouvemens déterminés qui concourent à produire la dissolution du cadavre, la dispersion de ses parties, la formation de nouvelles combinaisons d’où résultent de nouveaux êtres, ce qui, comme on a vu ci-devant, est dans l’ordre immuable d’une nature toujours agissante[2].
On ne peut donc trop répéter, rélativement au grand ensemble, tous les mouvemens des êtres, toutes leurs façons d’agir ne peuvent être que dans l’ordre & sont toujours conformes à la nature ; dans tous les états par lesquels ces êtres sont forcés de passer, ils agissent constamment d’une façon nécessairement subordonnée à l’ensemble universel. Bien plus, chaque être particulier agit toujours dans l’ordre ; toutes ses actions, tout le systême de ses mouvemens, sont toujours une suite nécessaire de sa façon d’exister durable ou momentanée. L’ordre dans une société politique est l’effet d’une suite nécessaire d’idées, de volontés, d’actions dans ceux qui la composent, dont les mouvemens sont réglés de maniere à concourir au maintien de son ensemble ou à sa dissolution. L’homme constitué ou modifié de la maniere qui fait ce que nous appellons un homme vertueux agit nécessairement d’une façon dont résulte le bien-être de ses associés ; celui que nous appellons méchant agit nécessairement d’une maniere dont résulte leur malheur. Leurs natures & leurs modifications étant différentes ils doivent agir différemment ; le systême de leurs actions, ou leur ordre relatif, est dès-lors essentiellement différent.
Ainsi l’ordre & le désordre dans les êtres particuliers ne sont que des manieres d’envisager les effets naturels & nécessaires qu’ils produisent rélativement à nous-mêmes. Nous craignons le méchant & nous disons qu’il porte le désordre dans la société, parce qu’il trouble sa tendance & met obstacle à son bonheur. Nous évitons une pierre qui tombe, parce qu’elle dérangeroit en nous l’ordre des mouvemens nécessaires à notre conservation. Cependant l’ordre & le désordre sont toujours, comme on a vu, des suites également nécessaires de l’état durable ou passager des êtres. Il est dans l’ordre que le feu nous brûle, parce qu’il est de son essence de brûler ; il est de son essence de nuire ; mais d’un autre côté il est dans l’ordre qu’un être intelligent s’éloigne de ce qui peut le troubler dans sa façon d’exister. Un être que son organisation rend sensible, doit, d’après son essence, fuir tout ce qui peut endommager ses organes, & mettre son existence en danger.
Nous appellons intelligens les êtres organisés à notre maniere, dans lesquels nous voyons des facultés propres à se conserver, à se maintenir dans l’ordre qui leur convient, à prendre les moyens nécessaires pour parvenir à cette fin, avec la conscience de leurs mouvemens propres. D’où l’on voit que la faculté que nous nommons intelligence, consiste dans le pouvoir d’agir conformément à un but que nous connoissons dans l’être à qui nous l’attribuons ; nous regardons comme privés d’intelligence les êtres dans lesquels nous ne trouvons ni la même conformation qu’à nous-mêmes, ni les mêmes organes, ni les mêmes facultés, en un mot dont nous ignorons l’essence, l’énergie, le but & conséquemment l’ordre qui leur convient. Le tout ne peut point avoir de but, puisqu’il n’y a hors de lui rien où il puisse tendre ; les parties qu’il renferme ont un but. Si c’est en nous-mêmes que nous puisons l’idée de l’ordre, c’est encore en nous-mêmes que nous puisons celle de l’intelligence. Nous la refusons à tous les êtres qui n’agissent point à notre maniere, nous l’accordons à ceux que nous supposons agir comme nous ; nous nommons ceux-ci des agens intelligens, nous disons que les autres sont des causes aveugles, des agens inintelligens qui agissent au hazard ; mot vuide de sens que nous opposons toujours à celui d’intelligence, sans y attacher d’idée certaine.
En effet nous attribuons au hazard tous les effets dont nous ne voyons point la liaison avec leurs causes. Ainsi nous nous servons du mot hazard pour couvrir notre ignorance de la cause naturelle qui produit les effets que nous voyons par des moyens dont nous n’avons point d’idées, ou qui agit d’une maniere dans laquelle nous ne voyons point d’ordre ou de systême suivi d’actions semblables aux nôtres. Dès que nous voyons ou croyons voir de l’ordre, nous attribuons cet ordre à une intelligence, qualité pareillement empruntée de nous-mêmes & de notre façon propre d’agir & d’être affecté.
Un être intelligent c’est un être qui pense, qui veut, qui agit pour parvenir à une fin. Or pour penser, pour vouloir, pour agir à notre maniere il faut avoir des organes & un but semblables aux nôtres. Ainsi dire que la nature est gouvernée par une intelligence, c’est prétendre qu’elle est gouvernée par un être pourvu d’organes, attendu que sans organes il ne peut y avoir ni perceptions, ni idées, ni intuition, ni pensées, ni volontés, ni plan, ni actions.
L’homme se fait toujours le centre de l’univers ; c’est à lui-même qu’il rapporte tout ce qu’il y voit ; dès qu’il croit entrevoir une façon d’agir qui a quelques points de conformité avec la sienne, ou quelques phénomènes qui l’intéressent, il les attribue à une cause qui lui ressemble, qui agit comme lui, qui a ses mêmes facultés, ses mêmes intérêts, ses mêmes projets, sa même tendance, en un mot il s’en fait le modèle. C’est ainsi que l’homme ne voyant hors de son espece que des êtres agissans différemment de lui, & croyant cependant remarquer dans la nature un ordre analogue à ses propres idées, des vues conformes aux siennes, s’imagina que cette nature étoit gouvernée par une cause intelligente à sa maniere, à laquelle il fit honneur de cet ordre qu’il crut voir, & des vues qu’il avoit lui-même. Il est vrai que l’homme se sentant incapable de produire les effets vastes & multipliés qu’il voyoit s’opérer dans l’univers, fut forcé de mettre une différence entre lui & cette cause invisible qui produisoit de si grands effets ; il crut lever la difficulté en exagérant en elle toutes les facultés qu’il possédoit lui-même. C’est ainsi que peu-à-peu il parvint à se former une idée de la cause intelligente qu’il plaça au-dessus de la nature pour présider à tous ses mouvemens, dont il l’a crut incapable par elle-même : il s’obstina toujours à la regarder comme un amas informe de matieres mortes & inertes, qui ne pouvoit produire aucuns des grands effets, des phénomènes réglés dont résulte ce qu’il appelle l’ordre de l’univers[3].
D’où l’on voit que c’est faute de connoître les forces de la nature ou les propriétés de la matiere que l’on a multiplié les êtres sans nécessité, & qu’on a supposé l’univers sous l’empire d’une cause intelligente dont l’homme fut & sera toujours le modèle ; il ne fera que la rendre inconcevable lorsqu’il en voudra trop étendre les facultés ; il l’anéantira ou la rendra tout-à-fait impossible, quand dans cette intelligence il voudra supposer des qualités incompatibles, comme il y sera forcé pour se rendre raison des effets contradictoires & désordonnés que l’on voit dans le monde : en effet nous voyons des désordres dans ce monde dont le bel ordre oblige, nous dit-on, de reconnoître l’ouvrage d’une intelligence souveraine ; cependant ces désordres démentent & le plan, & le pouvoir, & la sagesse, & la bonté qu’on lui suppose, & l’ordre merveilleux dont on lui fait honneur.
On nous dira, sans doute, que la nature renfermant & produisant des êtres intelligens, ou doit être intelligente elle-même, ou doit être gouvernée par une cause intelligente. Nous répondrons que l’intelligence est une faculté propre à des êtres organisés, c’est-à-dire, constitués & combinés d’une maniere déterminée, d’où résultent de certaines façons d’agir que nous désignons sous des noms particuliers d’après les différens effets que ces êtres produisent. Le vin n’a pas les qualités que nous appellons esprit ou courage, cependant nous voyons qu’il en donne quelquefois à des hommes que nous en supposions totalement dépourvus. Nous ne pouvons appeller la nature intelligente à la maniere de quelques-uns des êtres qu’elle renferme, mais elle peut produire des êtres intelligens en rassemblant des matieres propres à former des corps organisés d’une façon particulière, d’où résulte la faculté que nous nommons intelligence & les façons d’agir qui sont des suites nécessaires de cette propriété. Je le répéte, pour avoir de l’intelligence, des desseins & des vues il faut avoir des idées ; pour avoir des idées il faut avoir des organes & des sens, ce que l’on ne dira point de la nature ni de la cause que l’on suppose présider à ses mouvemens. Enfin l’expérience nous prouve que les matieres que nous regardons comme inertes & mortes prennent de l’action, de l’intelligence, de la vie quand elles sont combinées de certaines façons.
Il faut conclure de tout ce qui vient d’être dit que l’ordre n’est jamais que l’enchaînement uniforme & nécessaire des causes & des effets ou la suite des actions qui découlent des propriétés des êtres tant qu’ils demeurent dans un état donné ; que le désordre est le changement de cet état ; que tout est nécessairement en ordre dans l’univers, où tout agit & se meut d’après les propriétés des êtres ; qu’il ne peut y avoir ni désordre ni mal réel dans une nature où tout suit les loix de sa propre existence. Qu’il n’y a ni hazard ni rien de fortuit dans cette nature, où il n’est point d’effet sans cause suffisante, & où toutes les causes agissent suivant des loix fixes, certaines, dépendantes de leurs propriétés essentielles, ainsi que des combinaisons & des modifications qui constituent leur état permanent ou passager. Que l’intelligence est une façon d’être & d’agir propre à quelques êtres particuliers, & que si nous voulons l’attribuer à la nature, elle ne seroit en elle que la faculté de se conserver par des moyens nécessaires dans son existence agissante. En refusant à la nature l’intelligence dont nous jouissons nous-mêmes ; en rejettant la cause intelligente que l’on suppose son moteur ou le principe de l’ordre que nous y trouvons, nous ne donnons rien au hazard, ni à une force aveugle, mais nous attribuons tout ce que nous voyons à des causes réelles & connues, ou faciles à connoître. Nous reconnoissons que tout ce qui existe est une suite des propriétés inhérentes à la matiere éternelle, qui par ses mélanges, ses combinaisons & ses changemens de formes produit l’ordre, le désordre & les variétés que nous voyons. C’est nous qui sommes aveugles lorsque nous imaginons des causes aveugles ; nous ignorons les forces & les loix de la nature lorsque nous attribuons ses effets au hazard ; nous ne sommes pas plus instruits lorsque nous les donnons à une intelligence, dont l’idée n’est jamais empruntée que de nous-mêmes & ne s’accorde jamais avec les effets que nous lui attribuons : nous imaginons des mots pour suppléer aux choses, & nous croyons nous entendre à force d’obscurcir des idées que nous n’osons jamais nous définir ni nous analyser.
- ↑ Un miracle, selon quelques métaphysiciens, est un effet qui n’est point dû à des forces suffisantes, dans la nature. Miraculum vocamus effectum qui nullas sui vires sufficientes in natura agnoscit. Voyez Bilfinger De Beq, Anima Et Mundo. On en conclut qu’il faut chercher la cause au delà de la nature ou hors de son enceinte ; cependant la raison nous suggere que nous ne devrions point recourir à une cause surnaturelle, ou placée hors de la nature avant que de connoître parfaitement toutes les causes naturelles ou les forces que la nature renferme.
- ↑ “ On s’est accoutumé, dit un auteur anonyme, à penser que la vie est le contraire de la mort, qui paroissant sous l’idée de la destruction absolue a fait qu’on s’est empressé de chercher des raisons d’en exempter l’ame comme si l’ame étoit essentiellement autre chose que la vie.... mais la simple perception nous apprend que les opposés de ce genre sont l’animé & l’inanimé. La mort est si peu opposée à la vie qu’elle en est le principe : du corps d’un seul animal qui a cessé de vivre, il s’en forme mille autres vivans ; tant il est évident que la vie est dans la puissance de la nature ”. Voyez dissertations mêlées imprimées à Amsterdam en 1740. pag. 252 & 253.
- ↑ Anaxagore fut, dit-on le premier qui supposa l’univers créé & gouverné par une intelligence ou par un entendement. Aristote lui reprochoit d’employer cette intelligence à la production des choses comme un Dieu-Machine, c’est-à-dire lorsque toutes les bonnes raisons lui manquoient. Voyez le Dictionnaire de Bayle article Anaxagoras, Note E. On est, sans doute, fondé à faire le même reproche à tous ceux qui se servent du mot intelligence, pour trancher les difficultés.