Système de la nature/Partie 2/Chapitre 13

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(Tome 2p. 359-397).


CHAPITRE XIII

Des motifs qui portent à l’athéisme : ce systême peut-il être dangereux ? Peut-il être embrassé par le vulgaire ?

Ces réflexions & ces faits nous fourniront de quoi répondre à ceux qui nous demandent quel intérêt les hommes ont de ne point admettre un dieu ? Les tyrannies, les persécutions, les violences sans nombre que l’on exerce au nom de ce dieu, l’abrutissement & l’esclavage dans lesquels ses ministres plongent partout les peuples ; les disputes sanglantes que ce dieu fait éclore ; le nombre de malheureux dont son idée funeste remplit le monde, ne sont-ils donc point des motifs assez forts, assez intéressans pour déterminer tout homme sensible & capable de penser à examiner les titres d’un être qui fait tant de mal aux habitans de la terre ?

Un théiste, très estimable par ses talens, demande s’il peut y avoir d’autre cause que la mauvaise humeur qui puisse faire des athées ? [1] Oui, lui dirai-je, il y a d’autres causes ; il y a le desir de connoitre des vérités intéressantes ; il y a le puissant intérêt de sçavoir à quoi s’en tenir sur l’objet que l’on nous annonce comme le plus important pour nous ; il y a la crainte de se tromper sur un être qui s’occupe des opinions des hommes & qui ne souffre pas que l’on se trompe sur son compte. Mais quand ces motifs ou ces causes ne subsisteroient pas, l’indignation ou, si l’on veut la mauvaise humeur, ne sont-elles pas des causes légitimes, des motifs honnêtes & puissans pour examiner de près les prétentions & les droits d’un tyran invisible au nom duquel on commet tant de crimes sur la terre ? Tout homme qui pense, qui sent, qui a du ressort dans l’ame, peut-il donc s’empêcher de prendre de l’humeur contre un despote farouche, qui est visiblement le prétexte & la source de tous les maux dont le genre-humain est assailli de toutes parts ? N’est-ce pas ce dieu fatal qui est à la fois la cause & le prétexte du joug de fer qui l’opprime, de l’asservissement où il vit, de l’aveuglement qui le couvre, de la superstition qui l’avilit, des pratiques insensées qui le gênent, des querelles qui le divisent, des violences qu’il éprouve ? Toute ame en qui l’humanité n’est point éteinte ne doit-elle pas s’irriter contre un phantôme que l’on ne fait parler en tout pays que comme un tyran capricieux, inhumain, déraisonnable.

A des motifs si naturels nous en joindrons de plus pressans encore, de plus personnels à tout homme qui réfléchit. En est-il un plus fort que la crainte importune que doit faire naître & alimenter sans cesse dans l’esprit de tout raisonneur conséquent l’idée d’un dieu bizarre, si sensible qu’il s’irrite même de ses pensées les plus secretes, que l’on peut offenser sans le sçavoir, & à qui l’on n’est jamais sûr de plaire, qui d’ailleurs n’est astreint à aucunes des règles de la justice ordinaire, qui ne doit rien aux foibles ouvrages de ses mains, qui permet que ses créatures aient des penchans malheureux, qui leur donne la liberté de les suivre, afin d’avoir la satisfaction odieuse de les punir des fautes qu’il leur permet de commettre ? Quoi de plus raisonnable & de plus juste que de constater l’existence, l’essence, les qualités & les droits d’un juge si sévère qu’il vengera sans terme les délits d’un moment ? Ne seroit-ce pas le comble de la folie que de porter sans inquiétude, comme font la plûpart des mortels, le joug accablant d’un dieu toujours prêt à les écraser dans sa fureur. Les qualités affreuses dont la divinité est défigurée par les imposteurs qui annoncent ses decrets forcent tout être raisonnable à la repousser de son cœur, à secouer son joug détesté, à nier l’existence d’un dieu que l’on rend haïssable par la conduite qu’on lui prête, à se moquer d’un dieu que l’on rend ridicule par les fables qu’on en débite en tout pays. S’il existoit un dieu jaloux de sa gloire, le crime le plus propre à l’irriter seroit, sans doute, le blasphême de ces fourbes qui le peignent sans cesse sous les traits les plus révoltans ; ce dieu devroit être bien plus offensé contre ses affreux ministres que contre ceux qui nient son existence. Le phantôme que le superstitieux adore, en le maudissant au fond de son cœur, est un objet si terrible que tout sage qui le médite est obligé de lui refuser ses hommages, de le haïr, de préférer l’anéantissement à la crainte de tomber dans ses cruelles mains. il est affreux, nous crie le fanatique, de tomber entre les mains du dieu vivant ; pour n’y point tomber, l’homme qui pense mûrement se jettera dans les bras de la nature ; & c’est là seulement qu’il trouvera un asyle sûr contre toutes les chimeres inventées par le fanatisme, & l’imposture ; c’est là qu’il trouvera un port assûré contre les orages continuels que les idées surnaturelles produisent dans les esprits.

Le déiste ne manquera pas de lui dire que Dieu n’est point tel que la superstition le dépeint. Mais l’athée lui répondra que la superstition elle-même, & toutes les notions absurdes & nuisibles qu’elle fait naître, ne sont que des corollaires des principes obscurs & faux que l’on se fait de la divinité. Que son incompréhensibilité suffit pour autoriser les absurdités & les mystères incompréhensibles que l’on en dit, que ces absurdités mystérieuses découlent nécessairement d’une chimere absurde qui ne peut enfanter que d’autres chimeres, que l’imagination égarée des mortels fera incessamment pulluler. Il faut anéantir cette chimere fondamentale pour assûrer son repos, pour connoître ses vrais rapports & ses devoirs, pour se procurer la sérénité de l’ame sans laquelle il n’est point de bonheur sur la terre. Si le dieu du superstitieux est révoltant & lugubre, le dieu du théiste sera toujours un être contradictoire qui deviendra funeste, quand on voudra le méditer, ou dont l’imposture ne manquera pas tôt ou tard d’abuser. La nature seule & les vérités qu’elle nous découvre sont capables de donner à l’esprit & au cœur une assiette que le mensonge ne puisse point ébranler.

Répondons encore à ceux qui répétent sans cesse que l’intérêt des passions conduit seul à l’Athéisme, & que c’est la crainte des châtimens à venir qui détermine des hommes corrompus à faire des efforts pour anéantir le juge qu’ils ont des raisons de redouter. On conviendra sans peine que ce sont les passions & les intérêts des hommes qui les poussent à faire des recherches ; sans intérêt nul homme n’est tenté de chercher, sans passion nul homme ne cherchera vivement. Il s’agit donc d’examiner ici si les passions & les intérêts qui déterminent quelques penseurs à discuter les droits des dieux sont légitimes ou non. Nous venons d’exposer ces intérêts & nous avons trouvé que tout homme sensé trouvoit dans ses inquiétudes & ses craintes des motifs raisonnables pour s’assûrer s’il est nécessaire de passer sa vie dans des transes continuelles. Dira-t-on qu’un malheureux injustement condamné à gémir dans les fers n’est pas en droit de desirer de les briser, ou de prendre les moyens de s’affranchir de sa prison & des supplices qui le menacent à chaque instant ? Prétendra-t-on que sa passion pour la liberté n’a rien de légitime & qu’il fait tort aux compagnons de sa misère en se dérobant lui-même aux coups de la tyrannie & en leur fournissant des secours pour s’y soustraire ? Un incrédule est-il donc autre chose qu’un échappé de la prison universelle où l’imposture tyrannique retient tous les mortels ? Un athée qui écrit n’est-il pas un échappé qui fournit à ceux de ses associés assez courageux pour le suivre les moyens de se soustraire aux terreurs qui les ménacent ? [2]

Nous conviendrons encore que souvent la corruption des mœurs, la débauche, la licence & même la légéreté d’esprit peuvent conduire à l’irréligion ou à l’incrédulité ; mais on peut être libertin, irréligieux & faire parade d’incrédulité sans être un athée pour cela. Il y a de la différence, sans doute, entre ceux que le raisonnement conduit à l’irréligion, & ceux qui ne rejettent ou ne méprisent la religion que parce qu’ils la regardent comme un objet lugubre ou un frein incommode. Bien des gens renoncent aux préjugés reçus par vanité ou sur parole ; ces prétendus esprits forts n’ont rien examiné par eux-mêmes, ils s’en rapportent à d’autres qu’ils supposent avoir pesé les choses plus mûrement. Ces sortes d’incrédules n’ont donc point d’idées certaines ; peu capables de raisonner par eux-mêmes, à peine sont-ils en état de suivre les raisonnemens des autres. Ils sont irréligieux de la même manière que la plupart des hommes sont religieux, c’est-à-dire par la crédulité, comme le peuple, ou par intérêt, comme le prêtre. Un voluptueux, un débauché enseveli dans la crapule, un ambitieux, un intriguant, un homme frivole & dissipé, une femme déréglée, un bel esprit à la mode sont-ils donc des personnages bien capables de juger d’une religion qu’ils n’ont point approfondie, de sentir la force d’un argument, d’embrasser l’ensemble d’un systême ? S’ils entrevoient quelquefois de foibles lueurs de vérité au milieu du nuage des passions qui les aveuglent, elles ne laissent en eux que des traces passagères, aussitôt effacées que reçues. Les hommes corrompus n’attaquent les dieux que lorsqu’ils les croient ennemis de leurs passions. [3] L’homme de bien les attaque parce qu’il les trouve ennemis de la vertu, nuisibles à son bonheur, contraires à son repos, funestes au genre-humain.

Lorsque notre volonté est poussée par des motifs cachés & compliqués il est très difficile de démêler ce qui la détermine ; un méchant homme peut être conduit à l’irréligion ou à l’athéisme par des motifs qu’il n’ose s’avouer : il peut se faire illusion à lui-même & ne suivre que l’intérêt de ses passions, en croyant chercher la vérité ; la crainte d’un dieu vengeur le déterminera peut-être à nier son existence sans beaucoup d’examen, uniquement parce qu’elle lui est incommode. Cependant les passions rencontrent quelquefois juste ; un grand intérêt nous porte à examiner les choses de plus près, il peut souvent faire découvrir la vérité à celui-même qui la cherche le moins ou qui ne vouloit que s’endormir & se tromper. Il en est d’un homme pervers qui rencontre la vérité, comme de celui qui pour fuir un danger imaginaire trouveroit sur son chemin un serpent dangereux qu’il écraseroit en courant ; il fait par hazard &, pour ainsi dire, sans dessein, ce qu’un homme moins troublé eût fait de propos délibéré. Un méchant qui craint son dieu & qui veut se soustraire à lui, peut très bien découvrir l’absurdité des notions qu’on lui donne, sans découvrir pour cela que ces mêmes notions ne changent rien à l’évidence & à la nécessité de ses devoirs.

Il faut être désintéressé pour juger sainement des choses ; il faut avoir des lumières & de la suite dans l’esprit pour saisir un grand systême. Il n’appartient qu’à l’homme de bien d’examiner les preuves de l’existence d’un dieu & les principes de toute religion ; il n’appartient qu’à l’homme instruit de la nature & de ses voies d’embrasser avec connoissance de cause le systême de la nature. Le méchant & l’ignorant sont incapables de juger avec candeur ; l’homme honnête & vertueux est seul juge compétent dans une si grande affaire. Que dis-je ! N’est-il pas alors dans le cas de desirer l’existence d’un dieu rémunérateur de la bonté des hommes ? S’il renonce à ces avantages que sa vertu le mettroit en droit d’espérer, c’est qu’il les trouve imaginaires, ainsi que le rémunérateur qu’on lui annonce, & qu’en réfléchissant au caractère de ce dieu, il est forcé de reconnoître que l’on ne peut point compter sur un despote capricieux, & que les indignités & les folies auxquelles il sert de prétexte surpassent infiniment les chétifs avantages qui peuvent résulter de sa notion. En effet tout homme qui réfléchit s’apperçoit bientôt que pour un mortel timide dont ce dieu retient les foibles passions il en est des millions qu’il ne peut retenir, & dont au contraire il excite les fureurs ; que pour un seul qu’il console il en est des milliers qu’il consterne, qu’il afflige, qu’il force de gémir ; en un mot il trouve que contre un enthousiaste inconséquent que ce dieu, qu’il croit bon, rend heureux, il porte la discorde, le carnage & l’affliction dans de vastes contrées, & plonge des peuples entiers dans la douleur & dans les larmes.

Quoiqu’il en soit, ne nous enquérons point des motifs qui peuvent déterminer un homme à embrasser un systême : examinons ce systême, assurons-nous s’il est vrai, & si nous le trouvons fondé sur la vérité, nous ne pourrons jamais l’estimer dangereux. C’est toujours le mensonge qui nuit aux hommes ; si l’erreur est visiblement la source unique de leurs maux, la raison en est le vrai remède. Ne nous informons pas davantage de la conduite de l’homme qui nous présente un systême ; ses idées, comme on l’a dit déjà, peuvent être très-saines, quand même ses actions seroient très-dignes de blâme. Si le systême de l’athéisme ne peut rendre pervers celui qui ne l’est pas par son tempérament, il ne peut rendre bon celui qui ne connoit point, d’ailleurs les motifs qui devroient le porter au bien. Au moins avons-nous prouvé que le superstitieux quand il a des passions fortes & un cœur dépravé, trouve dans sa religion même mille prétextes de plus que l’athée, pour nuire à l’espèce humaine. Celui-ci n’a pas au moins le manteau du zèle pour couvrir sa vengeance, ses emportemens, ses fureurs ; l’athée n’a pas la faculté d’expier à prix d’argent ou à l’aide de quelques cérémonies, les outrages qu’il fait à la société, il n’a pas l’avantage de pouvoir se réconcilier avec son dieu, & par quelques pratiques aisées de calmer les remords de sa conscience inquiete ; si le crime n’a point amorti tout sentiment dans son cœur, il est forcé de porter toujours au dedans de lui-même un juge inexorable, qui sans cesse lui reproche une conduite odieuse, qui le force de rougir, de se haïr lui-même, de craindre les regards & les ressentimens des autres. Le superstitieux, s’il est méchant, se livre au crime avec remords ; mais sa religion lui fournit bientôt les moyens de s’en débarrasser ; sa vie n’est communément qu’une longue chaîne de fautes & de regrêts, de péchés & d’expiations ; bien plus, il commet souvent, comme on a vu, des crimes plus grands pour expier les premiers : dépourvus d’idées fixes sur la morale, il s’accoutume à ne regarder comme des fautes que ce que les ministres & les interprêtes de son dieu lui défendent : il prend pour des vertus, ou pour des moyens d’effacer ses forfaits, les actions les plus noires que souvent on lui dit être agréables à ce dieu. C’est ainsi qu’on a vu des fanatiques expier par des persécutions atroces leurs adultères, leurs infamies, leurs guerres injustes, leurs usurpations ; & pour se laver de leurs iniquités se baigner dans le sang des superstitieux dont l’entêtement faisoit des victimes & des martyrs.

Un athée, s’il a bien raisonné, s’il a consulté sa nature, a des principes plus sûrs & toujours plus humains que le superstitieux : sa religion ou sombre ou enthousiaste, conduit toujours celui-ci soit à la folie, soit à la cruauté. Jamais on n’enivrera l’imagination d’un athée au point de lui faire croire que des violences, des injustices, des persécutions, des assassinats sont des actions vertueuses ou légitimes. Nous voyons tous les jours que la religion ou la cause du ciel aveuglent des personnes humaines, équitables & sensées sur toute matière, au point de leur faire un devoir de traiter avec la dernière barbarie des hommes qui s’écartent de leur façon de penser. Un hérétique, un incrédule cessent d’être des hommes aux yeux du superstitieux. Toutes les sociétés, infectées du venin de la religion, nous offrent des exemples sans nombre d’assassinats juridiques que les tribunaux commettent sans scrupules & sans remords ; des juges, équitables sur toute autre matière, ne le sont plus dès qu’il s’agit des chimeres théologiques ; en se baignant dans le sang ils croient se conformer aux vues de la divinité. Presque par-tout les loix subordonnées à la superstition se rendent complices de ses fureurs ; elles légitiment ou transforment en devoirs les cruautés les plus contraires aux droits de l’humanité[4]. Tous ces vengeurs de la religion, qui de gaieté de cœur, par piété, par devoir lui immolent les victimes qu’elle leur désigne, ne sont-ils pas des aveugles ? Ne sont-ils pas des tyrans qui ont l’injustice de violer la pensée, qui ont la folie de croire que l’on peut l’enchaîner ? Ne sont-ils pas des fanatiques à qui la loi, dictée par des préjugés inhumains, impose la nécessité de devenir des bêtes féroces ? Tous ces souverains qui pour venger le ciel tourmentent & persécutent leurs sujets & sacrifient des victimes humaines à la mechanceté de leurs dieux antropophages, ne sont-ils pas des hommes que le zèle religieux convertit en des Tigres ? Ces prêtres si soigneux du salut des ames, qui forcent insolemment le sanctuaire de la pensée, afin de trouver dans les opinions de l’homme des motifs pour lui nuire, ne sont-ils pas des fourbes odieux & des perturbateurs du repos des esprits, que la religion honore & que la raison déteste ? Quels scélérats plus odieux aux yeux de l’humanité que ces infâmes inquisiteurs, qui, par l’aveuglement des princes, jouissent de l’avantage de juger leurs propres ennemis & de les livrer aux flammes ? Cependant la superstition des peuples les respecte & la faveur des rois les comble de bienfaits ! Enfin mille exemples ne nous prouvent-ils pas que la religion a par-tout produit & justifié les horreurs les plus étranges ? N’a-t-elle pas mille fois armé les mains des hommes de poignards homicides, déchaîné des passions bien plus terribles encore que celles qu’elle prétendoit contenir, brisé pour les mortels les nœuds les plus sacrés ? Sous prétexte de devoir, de foi, de piété, de zèle n’a-t-elle pas favorisé la cruauté, la cupidité, l’ambition, la tyrannie ? La cause de Dieu n’a-t-elle pas mille fois légitimé le meurtre, la perfidie, le parjure, la rébellion, le régicide ? Ces princes, qui souvent se sont faits les vengeurs du ciel & les licteurs de la religion, n’en ont-ils pas été cent fois les victimes déplorables ? En un mot, le nom de Dieu n’a-t-il pas été le signal des plus tristes folies & des attentats les plus affreux ? Les autels de tous les dieux n’ont-ils point par-tout nagé dans le sang ; & sous quelque forme que l’on ait montré la divinité, ne fut-elle pas en tout tems la cause ou le prétexte de la violation la plus insolente des droits de l’humanité ? [5]

Jamais un Athée, tant qu’il jouira de son bon sens, ne se persuadera que de semblables actions puissent être justifiées, jamais il ne pourra croire que celui qui les commet puisse être un homme estimable ; il n’y a qu’un superstitieux à qui son aveuglement fait oublier les principes les plus évidens de la morale, de la nature, de la raison, qui puisse imaginer que les attentats les plus destructeurs sont des vertus. Si l’athée est un pervers, il sçait au moins qu’il fait mal ; ni ses prêtres ni son Dieu ne lui persuaderont pas qu’il fait bien, & quelques crimes qu’il se permette, ils ne pourront jamais excéder ceux que la superstition fait commettre sans scrupule à ceux qu’elle enivre de ses fureurs, ou à qui elle montre ces crimes mêmes comme des expiations & des actions méritoires.

Ainsi l’athée, quelque méchant qu’on le suppose, ne sera tout au plus que sur la même ligne que le dévôt que sa religion encourage souvent au crime qu’elle transforme en vertu. Quant à la conduite, s’il est débauché, voluptueux, intempérant, adultère, l’athée ne diffère en rien du superstitieux le plus crédule, qui souvent à sa crédulité sçait allier des vices & des crimes que ses prêtres lui pardonneront toujours, pourvu qu’il rende hommage à leur pouvoir. S’il est dans l’Indostan, ses bramines le laveront dans le Gange en récitant des prières. S’il est juif, en faisant des offrandes ses péchés seront effacés. S’il est au Japon, il en sera quitte pour des pélérinages. S’il est mahométan, il sera réputé saint, pour avoir visité le tombeau de son prophête. S’il est chrétien, il priera, il jeûnera, il se prosternera aux pieds de ses prêtres pour leur confesser ses fautes ; ceux-ci l’absolveront au nom du très-haut, lui vendront les indulgences du ciel, mais jamais ils ne le blâmeront des crimes qu’il aura commis pour eux.

On nous dit tous les jours que la conduite indécente ou criminelle des prêtres & de leurs sectateurs ne prouve rien contre la bonté du systême religieux ; pourquoi ne diroit-on pas la même chose de la conduite d’un athée, qui, comme on l’a déjà prouvé, peut avoir une morale très-bonne & très-vraie, même en suivant une conduite déréglée ? S’il falloit juger les opinions des hommes d’après leur conduite, quelle est la religion qui soutiendroit cette épreuve ? Examinons donc les opinions de l’athée sans approuver sa conduite ; adoptons sa façon de penser, si nous la jugeons vraie, utile, raisonnable ; rejettons sa façon d’agir, si nous la trouvons blâmable. à la vue d’un ouvrage rempli de vérités, nous ne nous embarrassons pas des mœurs de l’ouvrier. Qu’importe à l’univers que Newton ait été sobre ou intempérant, chaste ou débauché ? Il ne s’agit pour nous que de sçavoir s’il a bien raisonné, si ses principes sont sûrs, si les parties de son systême sont liées, si son ouvrage renferme plus de vérités démontrées que d’idées hazardées. Jugeons de même les principes d’un athée ; s’ils sont étranges & inusités c’est une raison de les examiner avec plus de rigueur ; s’il a dit vrai, s’il a démontré, que l’on se rende à l’évidence ; s’il s’est trompé quelque part, que l’on distingue le vrai du faux, mais que l’on ne tombe point dans le préjugé trop commun qui pour une erreur dans les détails fait rejetter une foule de vérités incontestables. L’athée quand il se trompe a, sans doute, autant de droit de rejetter ses fautes sur la fragilité de sa nature que le superstitieux. Un athée peut avoir des vices & des défauts, il peut mal raisonner ; mais au moins ses erreurs n’auront jamais les conséquences des nouveautés religieuses, elles n’allumeront point comme elles le feu de la discorde au sein des nations ; l’auteur ne justifiera pas ses vices & ses égaremens par la religion ; il ne prétendra point à l’infaillibilité comme ces théologiens superbes qui attachent la sanction divine à leurs folies, & qui supposent que le ciel autorise les sophismes, les mensonges & les erreurs qu’ils se croient obligés de répandre sur la terre.

On nous dira peut-être que le refus de croire à la divinité rompt un des plus puissans liens de la société en faisant disparoître la sainteté des sermens. Je réponds que le parjure n’est point rare dans les nations les plus religieuses, ni dans les personnes qui se vantent d’être le plus convaincues de l’existence des dieux. Diagoras, de superstitieux qu’il étoit, devint, dit-on, athée, en voyant que les dieux n’avoient point foudroyé un homme qui les avoit pris à témoin d’une fausseté. Sur ce principe que d’athées devroient se former parmi nous ! De ce qu’on a fait un être invisible & inconnu dépositaire des engagemens des hommes, nous ne voyons pas que leurs engagemens & leurs pactes les plus solemnels en soient plus solides pour cette vaine formalité. C’est vous sur-tout que j’en atteste, conducteurs des nations ! Ce dieu dont vous vous dites les images, dont vous prétendez tenir le droit de commander ; ce dieu que vous rendez si souvent le témoin de vos sermens, le garant de vos traités, ce dieu dont vous assurez que vous craignez les jugemens, vous en impose-t-il beaucoup, dès qu’il s’agit de l’intérêt le plus futile ? Observez-vous religieusement ces engagemens si sacrés que vous avez contractés avec vos alliés, avec vos sujets ? Princes ! Qui à tant de religion joignez souvent si peu de probité, je vois que la force de la vérité vous accable ; à cette demande vous rougissez, sans doute ; & vous êtes contraints d’avouer que vous vous jouez également & des dieux & des hommes. Que dis-je ! La religion elle-même ne vous dispense-t-elle pas souvent de vos sermens ? Ne vous prescrit-elle pas d’être perfides, de violer la foi jurée, quand il s’agit sur-tout de ses intérêts sacrés ; ne vous dispense-t-elle pas de garder vos engagemens avec ceux qu’elle condamne ? Après vous avoir rendus vous-mêmes & perfides & parjures, ne s’est-elle pas quelquefois arrogé le droit d’absoudre vos sujets des sermens qui les lioient à vous [6] ? Si nous considérons attentivement les choses nous verrons que sous de tels chefs la religion & la politique sont de véritables écoles de parjure. Aussi les fripons de tous états ne reculent jamais quand il s’agit d’attester le nom de dieu dans les fraudes les plus manifestes & pour les plus vils intérêts. à quoi servent donc les sermens ? Ce sont des piéges auxquels la simplicité seule pourroit se laisser prendre ; les sermens sont par-tout de vaines formalités, ils n’en imposent point aux scélérats & n’ajoûtent rien aux engagemens des ames honnêtes, qui, même sans sermens, n’eussent point eu la témérité de les violer. Un superstitieux parjure & perfide n’a, sans doute, aucun avantage sur un athée qui manqueroit à ses promesses ; l’un & l’autre ne méritent pas plus la confiance de leurs concitoyens ni l’estime des gens de bien : si l’un ne respecte pas son Dieu qu’il croit, l’autre ne respecte ni sa raison, ni sa réputation, ni l’opinion publique, auxquelles tout homme sensé ne peut refuser de croire.[7]

On a souvent demandé s’il y avoit une nation qui n’eût aucune idée de la divinité, & si un peuple uniquement composé d’athées pourroit subsister ? Quoique puissent en dire quelques spéculateurs, il ne paroit pas vraisemblable qu’il y ait sur notre globe un peuple nombreux qui n’ait aucune idée de quelque puissance invisible à qui il donne des marques de respect & de soumission[8]. L’homme, en tant qu’il est un animal craintif & ignorant, devient nécessairement superstitieux dans ses malheurs : ou il se fait un dieu pour lui-même, ou il admet le dieu que d’autres veulent lui donner. Il ne paroit donc pas que l’on puisse raisonnablement supposer qu’il y ait un peuple sur la terre totalement étranger à la notion de quelque divinité. L’un nous montrera le soleil ou la lune & les étoiles ; l’autre nous montrera la mer, des lacs, des rivières qui lui fournissent sa subsistance ; des arbres qui lui donnent un asyle contre l’inclémence de l’air ; un autre nous montrera une roche d’une forme bizarre, une montagne élevée, un volcan qui souvent l’étonne ; un autre vous présentera son crocodile dont il craint la malignité, son serpent dangereux, le reptile auquel il attribue sa bonne ou sa mauvaise fortune. Enfin chaque homme vous fera voir avec respect son fétiche ou son Dieu domestique & tutélaire.

Mais de l’existence de ses dieux, le sauvage n’en tire pas les mêmes inductions que l’homme policé ; un peuple sauvage ne croit pas devoir beaucoup raisonner de ses divinités ; il n’imagine pas qu’elles doivent influer sur ses mœurs ni fortement occuper sa pensée : content d’un culte grossier, simple, extérieur il ne croit pas que ces puissances invisibles s’embarassent de sa conduite à l’égard de ses semblables ; en un mot il ne lie pas sa morale à sa religion. Cette morale est grossière, comme le peut être celle de tout peuple ignorant ; elle est proportionnée à ses besoins, qui sont en petit nombre ; elle est souvent déraisonnable, parce qu’elle est le fruit de l’ignorance, de l’inexpérience & des passions peu contraintes d’hommes pour ainsi dire, dans l’enfance. Ce n’est que dans une société nombreuse, fixée & civilisée que les besoins, venant à se multiplier & les intérêts à se croiser, l’on est obligé de recourir à des gouvernemens, à des loix, à des cultes publics, à des systêmes uniformes de religion, pour maintenir la concorde : c’est alors que les hommes rapprochés raisonnent, combinent leurs idées, raffinent & subtilisent leurs notions : c’est alors que ceux qui les gouvernent se servent de la crainte des puissances invisibles pour les contenir, pour les rendre dociles, pour les forcer d’obéir & de vivre en paix. C’est ainsi que peu-à-peu la morale & la politique se trouvent liées au systême religieux. Les chefs des nations, souvent superstitieux eux-mêmes, peu éclairés sur leurs propres intérêts, peu versés dans la saine morale, peu instruits des vrais mobiles du cœur humain, croient avoir tout fait pour leur propre autorité ainsi que pour le bien être & le repos de la société, en rendant leurs sujets superstitieux, en les menaçant de leurs phantômes invisibles, en les traitant comme des enfans que l’on appaise par des fables & des chimeres. à l’aide de ces merveilleuses inventions dont les chefs & les guides des nations sont souvent eux-mêmes les dupes & qui se transmettent d’une race à l’autre, les souverains sont dispensés de s’instruire, ils négligent les loix, ils s’énervent dans la mollesse, ils ne suivent que leurs caprices, ils se reposent sur les dieux du soin de contenir leurs sujets ; ils confient l’instruction des peuples à des prêtres, chargés de les rendre bien soumis & dévôts & de leur apprendre de bonne heure à trembler sous le joug des dieux invisibles & visibles.

C’est ainsi que les nations sont tenues par leurs tuteurs dans une enfance perpétuelle & ne sont contenues que par de vaines chimeres. C’est ainsi que la politique, la jurisprudence, l’éducation, la morale sont par tout infectées par la superstition. C’est ainsi que les hommes ne connoissent plus de devoirs que ceux de la religion ; c’est ainsi que l’idée de la vertu s’associe faussement avec celle des puissances imaginaires que l’imposture fait parler comme elle veut ; c’est ainsi que la morale devient incertaine & flottante ; c’est ainsi qu’on persuade aux hommes que sans dieu il n’existe plus de morale pour eux. C’est ainsi que les princes & les sujets également aveuglés sur leurs intérêts véritables, sur les devoirs de la nature, sur leurs droits réciproques, se sont habitués à regarder la religion comme nécessaire aux mœurs, comme indispensable pour gouverner les hommes, comme le moyen le plus sûr de parvenir à la puissance & au bonheur.

C’est sur ces suppositions, dont nous avons si souvent démontré la fausseté, que tant de personnes, très éclairées d’ailleurs, regardent comme impossible qu’une société d’athées pût longtems subsister. Il n’est point douteux qu’une société nombreuse qui n’auroit ni religion, ni morale, ni gouvernement, ni loix, ni éducation, ni principes ne pourroit se maintenir, & qu’elle ne feroit que rapprocher des êtres disposés à se nuire, ou des enfans qui suivroient en aveugles les impulsions les plus fâcheuses ; mais avec toute la religion du monde, les sociétés humaines ne sont-elles pas à-peu-près dans cet état ? Presque en tout pays les souverains ne sont-ils pas dans une guerre continuelle avec leurs sujets ? Ces sujets, en dépit de la religion & des notions terribles qu’elle leur donne de la divinité, ne sont-ils pas sans cesse occupés à se nuire réciproquement & à se rendre malheureux ? La religion elle-même & ses notions surnaturelles ne servent-elles pas sans cesse à flatter les passions & la vanité des souverains, & à attiser les feux de la discorde entre les citoyens divisés d’opinions ? Ces puissances infernales, que l’on suppose occupées du soin de nuire au genre-humain seroient-elles capables de produire de plus grands maux sur la terre que le fanatisme & les fureurs enfantées par la théologie ? En un mot des athées, rassemblés en société, quelque insensés qu’on les suppose, se conduiroient-ils entre eux d’une façon plus criminelle que ces superstitieux remplis de vices réels & de chimeres extravagantes, qui ne font depuis tant de siécles que se détruire & s’égorger sans raison & sans pitié ? On ne peut le prétendre ; au contraire on ose avancer très hardiment qu’une société d’athées privée de toute religion, gouvernée par de bonnes loix, formée par une bonne éducation, invitée à la vertu par des récompenses, détournée du crime par des châtimens équitables, dégagée d’illusions, de mensonges & de chimeres, seroit infiniment plus honnête & plus vertueuse que ces sociétés religieuses où tout conspire à enivrer l’esprit & à corrompre le cœur.

Quand on voudra s’occuper utilement du bonheur des hommes c’est par les dieux du ciel que la réforme doit commencer ; c’est en faisant abstraction de ces êtres imaginaires, destinés à effrayer des peuples ignorans & dans l’enfance, que l’on pourra se promettre de conduire l’homme à sa maturité. On ne peut trop le répéter ; nulle morale sans consulter la nature de l’homme & ses vrais rapports avec les êtres de son espèce. Nuls principes fixes pour la conduite en la réglant sur des dieux injustes, capricieux, méchans. Nulle saine politique, sans consulter la nature de l’homme vivant en société pour satisfaire ses besoins & assûrer son bonheur & ses jouissances. Nul bon gouvernement ne peut se fonder sur un dieu despotique, il fera toujours des tyrans de ses représentans. Nulles loix ne seront bonnes sans consulter la nature & le but de la société. Nulle jurisprudence ne peut être avantageuse pour les nations, si elle se règle sur les caprices & les passions des tyrans divinisés. Nulle éducation ne sera raisonnable, si elle ne se fonde sur la raison & non sur des chimeres & des préjugés. Enfin nulle vertu, nulle probité, nuls talens sous des maîtres corrompus, & sous la conduite de ces prêtres, qui rendent les hommes ennemis d’eux-mêmes & des autres, & qui cherchent à étouffer en eux les germes de la raison, de la science & du courage.

On demandera peut-être si l’on pourroit raisonnablement se flatter de jamais parvenir à faire oublier à tout un peuple ses opinions religieuses ou les idées qu’il a de la divinité ? Je réponds que la chose paroit entiérement impossible, & que ce n’est pas le but que l’on puisse se proposer. L’idée d’un dieu, inculquée dès l’enfance la plus tendre, ne paroît pas de nature à pouvoir se déraciner de l’esprit du plus grand nombre des hommes : il seroit peut-être aussi difficile de la donner à des personnes qui, parvenues à un certain âge n’en auroient jamais entendu parler, que de la bannir de la tête de ceux qui depuis l’ âge le plus tendre en ont été imbus. Ainsi l’on ne peut supposer que l’on puisse faire passer une nation entière de l’abîme de la superstition, c’est-à-dire du sein de l’ignorance & du délire, à l’athéisme absolu, qui suppose de la réflexion, de l’étude, des connoissances, une longue chaîne d’expériences, l’habitude de contempler la nature, la science des vraies causes de ses phénomènes divers, de ses combinaisons, de ses loix, des êtres qui la composent & de leurs différentes propriétés. Pour être athée, ou pour s’assûrer des forces de la nature, il faut l’avoir méditée ; un coup d’œil superficiel ne la fera point connoitre ; des yeux peu exercés s’y tromperont sans cesse ; l’ignorance des vraies causes en fera supposer d’imaginaires ; & l’ignorance ainsi ramenera le physicien lui-même aux pieds d’un phantôme, dans lequel ses vues bornées ou sa paresse croiront trouver la solution de toutes les difficultés.

L’athéisme, ainsi que la philosophie & toutes les sciences profondes & abstraites, n’est donc point fait pour le vulgaire, ni même pour le plus grand nombre des hommes. Il est dans toutes les nations nombreuses & civilisées des personnes que leurs circonstances mettent à portée de méditer, de faire des recherches & des découvertes utiles, qui finissent tôt ou tard par s’étendre & fructifier, quand elles ont été jugées avantageuses & vraies. Le géometre, le méchanicien, le chimiste, le médecin, le jurisconsulte, l’artisan même travaillent dans leurs cabinets ou dans leurs atteliers à chercher des moyens de servir la société chacun dans sa sphêre ; cependant aucune des sciences ou professions dont ils s’occupent ne sont connues du vulgaire, qui ne laisse pas d’en profiter & de recueillir à la longue les fruits de travaux dont il n’a pas d’idées. C’est pour le matelot que l’astronome travaille ; c’est pour lui que le géometre & le méchanicien calculent ; c’est pour le maçon & le manœuvre que l’architecte habile trace de savans desseins. Quelle que soit l’utilité prétendue des opinions religieuses, le théologien profond & subtil ne peut se vanter de travailler, d’écrire, de disputer pour l’avantage du peuple à qui l’on fait pourtant payer si chérement des systêmes & des mystères qu’il n’entendra jamais, & qui ne pourront dans aucun tems être d’aucune utilité pour lui.

Ce n’est donc pas pour le commun des hommes que le philosophe doit se proposer d’écrire ou de méditer. Les principes de l’athéisme ou le systême de la nature ne sont pas même faits, comme on l’a fait sentir, pour un grand nombre de personnes très éclairées sur d’autres points, mais souvent trop prévenues en faveur des préjugés universels. Il est très rare de trouver des hommes, qui à beaucoup d’esprit, de connoissances & de talens joignent ou une imagination bien réglée, ou le courage nécessaire pour combattre avec succès des chimeres habituelles dont leur cerveau s’est longtems pénétré. Une pente secrète & invincible raméne souvent, en dépit du raisonnement, les esprits les plus solides & les mieux raffermis aux préjugés qu’ils voient généralement établis, & dont eux-mêmes se sont abbreuvés dès la plus tendre enfance. Cependant peu-à-peu des principes, qui d’abord paroissoient étranges ou révoltans, quand ils ont la vérité pour eux, s’insinuent dans les esprits, leur deviennent familiers, se répandent au loin, produisent des effets avantageux sur toute la société : avec le tems elle se familiarise avec les idées qu’elle avoit dans l’origine regardé comme absurdes & déraisonnables ; du moins on cesse de regarder comme odieux ceux qui professent des opinions, sur lesquelles l’expérience fait voir qu’il est permis d’avoir des doutes sans danger pour le public.

L’on ne doit donc pas craindre de répandre des idées parmi les hommes. Sont-elles utiles ; elles fructifient peu-à-peu. Tout homme qui écrit ne doit point fixer ses yeux sur le tems où il vit ni sur ses concitoyens actuels, ni sur la contrée qu’il habite. Il doit parler au genre-humain, il doit prévoir les races futures ; envain attendroit-il les applaudissemens de ses contemporains ; envain se flatteroit-il de voir ses principes précoces reçus avec bienveillance, par des esprits prévenus ; s’il a dit vrai les siècles à venir rendront justice à ses efforts ; en attendant qu’il se contente de l’idée d’avoir bien fait, ou des suffrages secrets des amis de la vérité peu nombreux sur la terre. C’est après sa mort que l’écrivain véridique triomphe ; c’est alors que les aiguillons de la haîne & les traits de l’envie épuisés ou émoussés font place à la vérité, qui étant éternelle, doit survivre à toutes les erreurs de la terre. [9].

D’ailleurs nous dirons avec Hobbes. "Que l’on ne peut faire aucun mal aux hommes en leur proposant ses idées ; le pis aller est de les laisser dans le doute & la dispute ; n’y sont-ils pas déjà ? " si un auteur qui écrit s’est trompé, c’est qu’il a pu mal raisonner. A-t-il posé de faux principes ? Il s’agit de les examiner. Son systême est-il faux & ridicule ? Il ne servira qu’à faire paroitre la vérité dans tout son jour ; son ouvrage tombera dans le mépris ; & l’écrivain, s’il est témoin de sa chûte, sera suffisamment puni de sa témérité ; s’il est mort, les vivans ne pourront troubler sa cendre. Nul homme n’écrit dans le dessein de nuire à ses semblables, il se propose toujours de mériter leurs suffrages, soit en les amusant, soit en piquant leur curiosité, soit en leur communiquant des découvertes qu’il croit utiles. Nul ouvrage ne peut être dangereux, sur-tout s’il contient des vérités. Il ne le seroit pas même s’il contenoit des principes évidemment contraires à l’expérience & au bon sens. Que résulteroit-il en effet d’un ouvrage qui nous diroit aujourd’hui que le soleil n’est point lumineux, que le parricide est légitime, que le vol est permis, que l’adultère n’est point un crime ? La moindre réflexion nous feroit sentir le faux de ces principes, & la race humaine toute entière réclameroit contre eux. On riroit de la folie de l’auteur, & bientôt son livre & son nom ne seroient connus que par leurs extravagances ridicules. Il n’y a que les folies religieuses qui soient pernicieuses aux mortels ; & pourquoi ? C’est que toujours l’autorité prétend les établir par violence, les faire passer pour des vérités, & punir avec rigueur ceux qui voudroient en rire ou les examiner. Si les hommes étoient plus raisonnables, ils regarderoient les opinions religieuses & les systêmes de la théologie des mêmes yeux que les systêmes de physique ou les problêmes de géométrie : ceux-ci ne troublent jamais le repos des sociétés, quoi qu’ils excitent quelquefois des disputes très vives entre quelques sçavans. Les querelles théologiques ne tireroient jamais à conséquence, si l’on parvenoit à faire sentir à ceux qui ont le pouvoir en main qu’ils ne doivent avoir que de l’indifférence & du mépris pour les disputes de personnages qui n’entendent point eux-mêmes les questions merveilleuses sur lesquelles ils ne cessent de disputer.

C’est du moins cette indifférence si juste, si raisonnable, si avantageuse aux états que la saine philosophie peut se proposer d’introduire peu à peu sur la terre. Le genre humain ne seroit-il pas plus heureux, si les souverains du monde, occupés du bien-être de leurs sujets, laissoient à la superstition ses démêlés futiles, soumettoient la religion à la politique, forçoient ses ministres altiers à devenir des citoyens, & empêchoient soigneusement leurs querelles d’intéresser la tranquillité publique ? Quels avantages pour les sciences, pour les progrès de l’esprit humain, pour la perfection de la morale, de la jurisprudence, de la législation, de l’éducation ne résulteroient pas de la liberté de penser ? Aujourd’hui le génie trouve partout des entraves ; la religion s’oppose continuellement à sa marche, l’homme entouré de bandelettes ne jouit d’aucunes de ses facultés, son esprit même est à la gêne, & paroit continuellement enveloppé des langes de l’enfance. Le pouvoir civil, ligué avec le pouvoir spirituel, ne semble vouloir commander qu’à des esclaves abrutis, confinés dans un cachot obscur, où ils se font sentir réciproquement les effets de leur mauvaise humeur. Les souverains détestent la liberté de penser, parce qu’ils craignent la vérité ; cette vérité leur paroit redoutable, parce qu’elle condamneroit leurs excès ; ces excès leur sont chers parce qu’ils ne connoissent pas plus que leurs sujets leurs véritables intérêts qui devroient se confondre.

Que le courage du philosophe ne se laisse point abbattre par tant d’obstacles réunis, qui semblent exclure pour jamais la vérité de son domaine ; la raison, de l’esprit des hommes ; la nature, de ses droits. La millieme partie des soins que l’on a pris de tout tems pour infecter l’esprit humain suffiroit pour le guérir. Ne désespérons donc point de ses maux ; ne lui faisons point l’injure de croire que la vérité n’est pas faite pour lui ; son esprit la cherche sans cesse ; son cœur la desire ; son bonheur la demande à grands cris ; il ne la craint ou ne la méconnoit que parce que la religion, renversant toutes ses idées, lui tient perpétuellement le bandeau sur les yeux & s’efforce de lui rendre la vertu totalement étrangère.

Malgré les soins prodigieux que l’on prend pour écarter la vérité, la raison, la science de la demeure des mortels ; le tems, aidé des lumières progressives des siècles, peut un jour éclairer ces princes mêmes que nous voyons si déchaînés contre la vérité, si ennemis de la justice & de la liberté des hommes. Le destin conduira peut-être au trône des souverains instruits, équitables, courageux, bienfaisans, qui reconnoissant la vraie source des misères humaines, tenteront de leur appliquer les remèdes que la sagesse leur fournira : peut-être sentiront-ils que ces dieux dont ils prétendent emprunter leur pouvoir sont les vrais fléaux de leurs peuples ; que les ministres de ces dieux sont leurs ennemis & leurs propres rivaux ; que la religion, qu’ils regardoient comme l’appui de leur pouvoir, ne fait que l’affoiblir & l’ébranler ; que la morale superstitieuse est fausse & ne sert qu’à pervertir leurs sujets & leur donner les vices des esclaves, au lieu des vertus du citoyen ; en un mot ils verront dans les erreurs religieuses la source féconde des malheurs du genre humain ; ils sentiront qu’elles sont incompatibles avec toute administration équitable.

En attendant cet inſtant desirable pour l’humanité, les principes du Naturalisme ne seront adoptés que par un petit nombre de penseurs ; ils ne peuvent se flatter d’avoir beaucoup d’approbateurs ou de prosélytes ; au contraire ils trouveront des adversaires ardens, ou même des contempteurs dans les personnes qui, sur tout autre objet, montrent le plus d’esprit & de lumières. Les hommes qui ont le plus de talens, comme nous l’avons déja fait observer, ne peuvent se résoudre à faire un divorce complet avec leurs idées religieuses ; l’imagination, si nécessaire aux talens brillans, est souvent en eux un obstacle insurmontable à la ruine totale des préjugés ; elle dépend beaucoup plus du jugement que de l’esprit. à cette disposition, déja si prompte à leur faire illusion, se joint encore la force de l’habitude ; pour bien des gens, leur ôter les idées de Dieu, ce seroit leur arracher une portion d’eux-mêmes, les priver d’un aliment habituel, les plonger dans le vuide, forcer leur esprit inquiet à périr faute d’exercice[10].

Ne soyons donc point surpris si nous voyons de très grands hommes s’obstiner à fermer les yeux, ou démentir leur sagacité ordinaire toutes les fois qu’il s’agit d’un objet qu’ils n’ont point eu le courage d’examiner avec l’attention qu’ils ont prêtée à beaucoup d’autres. Le chancelier Bacon prétend que peu de philosophie dispose à l’athéïsme, mais que beaucoup de profondeur ramène à la religion. Si nous voulons analyser cette proposition nous trouverons qu’elle signifie que des penseurs très médiocres sont à portée de s’appercevoir très promptement des absurdités grossières de la religion, mais que peu accoutumés à méditer, ou dépourvus de principes sûrs qui servent à les guider, leur imagination les remet bientôt dans le labyrinthe théologique, d’où une raison trop foible sembloit vouloir les tirer. Des ames timides craignent même de se rassûrer ; des esprits accoutumés à se payer des solutions théologiques ne voient plus dans la nature qu’une énigme inexplicable, qu’un abîme impossible à sonder. Habitués à fixer leurs yeux sur un point idéal & mathématique qu’ils ont fait le centre de tout, l’univers se confond pour eux dès qu’ils le perdent de vue ; & dans le trouble où ils se trouvent ils aiment mieux revenir aux préjugés de leur enfance, qui semblent leur expliquer tout, que de flotter dans le vuide, ou de quitter le point d’appui qu’ils jugent inébranlable. Ainsi la proposition de Bacon ne semble indiquer rien, sinon que les personnes les plus habiles ne peuvent se défendre des illusions de leur imagination, dont l’impétuosité résiste aux raisonnemens les plus forts.

Cependant une étude réfléchie de la nature suffit pour détromper tout homme qui pourra regarder les choses d’un œil tranquille : il verra que dans l’univers tout est lié par des chaînons invisibles, pour l’observateur ou superficiel ou trop bouillant, mais très sensibles pour celui qui voit les choses de sang froid. Il trouvera que les effets les plus rares, les plus merveilleux, ainsi que les plus petits & les plus ordinaires, sont également inexplicables, mais doivent découler de causes naturelles, & que des causes surnaturelles, sous quelque nom qu’on les désigne, de quelques qualités qu’on les orne, ne feront que multiplier les difficultés & faire pulluler des chimeres. Les observations les plus simples lui prouveront invinciblement que tout est nécessaire, que les effets qu’il apperçoit sont matériels, & ne peuvent par conséquent venir que de causes de même nature, quand même il ne pourroit à l’aide des sens remonter jusques à ces causes. Ainsi son esprit ne lui montrera par-tout que de la matière agissante tantôt d’une façon que ses organes lui permettent de suivre, tantôt d’une façon imperceptible pour lui : il verra tous les êtres suivre des loix constantes, toutes les combinaisons se former & se détruire, toutes les formes changer, & le grand tout demeurer toujours le même. Alors revenu des notions dont il s’étoit imbu, détrompé des idées erronées qu’il attachoit par habitude à des êtres de raison, il consentira d’ignorer ce que ses organes ne peuvent saisir ; il connoîtra que des termes obscurs & vuides de sens ne sont point propres à résoudre des difficultés ; & guidé par l’expérience il écartera toutes les hypothèses de l’imagination pour s’attacher à des réalités confirmées par l’expérience.

La plûpart de ceux qui étudient la nature ne la considérent souvent qu’avec les yeux du préjugé ; ils n’y trouvent que ce qu’ils ont d’avance résolu d’y trouver ; dès qu’ils apperçoivent des faits contraires à leurs idées, ils en détournent promptement leurs regards ; ils croient avoir mal vu ; ou bien s’ils y reviennent, c’est dans l’espoir de parvenir à les concilier avec les notions dont leur esprit est imbu. C’est ainsi que nous trouvons des physiciens enthousiastes à qui leurs préventions montrent, dans les choses mêmes qui contredisent le plus ouvertement leurs opinions, des preuves incontestables des systêmes dont ils sont préoccupés. De là ces prétendues démonstrations de l’existence d’un dieu bon, que nous voyons tirer des causes finales, de l’ordre de la nature, de ses bienfaits pour l’homme, etc. Ces mêmes enthousiastes apperçoivent-ils du désordre, des calamités, des révolutions ? Ils en tirent des preuves nouvelles de la sagesse, de l’intelligence, de la bonté de leur dieu, tandis que toutes ces choses semblent aussi visiblement démentir ces qualités que les premières sembloient les confirmer ou les établir. Ces observateurs prévenus sont en extase à la vue des mouvemens périodiques & réglés des astres, des productions de la terre, de l’accord étonnant des parties dans les animaux ; ils oublient pour lors les loix du mouvement, les forces de l’attraction, de la répulsion, de la gravitation, & vont assigner tous ces grands phénomènes à une cause inconnue dont ils n’ont point d’idées. Enfin dans la chaleur de leur imagination ils placent l’homme au centre de la nature ; ils le supposent l’objet & la fin de tout ce qui existe ; c’est pour lui que tout est fait ; c’est pour le réjouir que tout a été créé ; tandis qu’ils ne s’apperçoivent pas que très souvent la nature entière semble se déchaîner contre lui, & le destin s’obstiner à en faire le plus malheureux des êtres[11].

L’athéisme n’est si rare que parce que tout conspire à enivrer l’homme dès l’ âge le plus tendre d’un enthousiasme éblouissant, ou à le gonfler d’une ignorance systématique & raisonnée, qui est de toutes les ignorances la plus difficile à vaincre & à déraciner. La théologie n’est qu’une science de mots qu’à force de les répéter on s’accoutume à prendre pour des choses ; dès qu’on veut les analyser on trouve qu’ils ne présentent aucun sens véritable. Il est peu d’hommes dans le monde qui pensent, qui se rendent compte de leurs idées, qui aient des yeux pénétrans ; la justesse dans l’esprit est un des dons les plus rares que la nature fasse à l’espèce humaine. Une imagination trop vive, une curiosité précipitée, sont des obstacles aussi puissans à la découverte de la vérité que trop de flegme, que la lenteur de la conception, que la paresse de l’esprit, que l’inhabitude de penser. Tous les hommes ont plus ou moins d’imagination, de curiosité, de flegme, de bile, de paresse, d’activité ; c’est du juste équilibre que la nature a mis dans leur organisation que dépend la justesse de leur esprit. Cependant, comme on l’a dit ci-devant, l’organisation de l’homme est sujette à changer, & les jugemens de son esprit varient avec les changemens que sa machine est forcée de subir : de là les révolutions presque continuelles qui se font dans les idées des mortels, sur-tout quand il s’agit des objets sur lesquels l’expérience ne leur fournit aucuns points fixes pour s’appuyer.

Pour chercher & rencontrer la vérité, que tout s’efforce de nous cacher, que, complices de ceux qui nous égarent, nous voulons souvent nous dissimuler à nous-mêmes, ou que nos terreurs habituelles nous font craindre de trouver, il faut un esprit juste, un cœur droit & de bonne foi avec lui-même, une imagination tempérée par la raison. Avec ces dispositions nous découvrirons la vérité ; elle ne se montre jamais ni à l’enthousiaste épris de ses rêveries ; ni au superstitieux nourri de mélancolie ; ni à l’homme vain gonflé de son ignorance présomptueuse ; ni à l’homme livré à la dissipation & aux plaisirs ; ni au raisonneur de mauvaise foi qui ne veut que se faire illusion à lui-même. Avec ces dispositions le physicien attentif, le géomètre, le moraliste, le politique, le théologien lui-même, quand ils chercheront sincérement la vérité, trouveront que la pierre angulaire qui sert de fondement à tous les systêmes religieux porte évidemment à faux. Le physicien trouvera dans la matière la cause suffisante de son existence, de ses mouvemens, de ses combinaisons, de ses façons d’agir toujours réglées par des loix générales incapables de varier. Le géomêtre calculera les forces de la matière, & sans sortir de la nature, il trouvera que pour expliquer ses phénomènes, il n’est pas besoin de recourir à un être ou à une force incommensurable avec toutes les forces connues. Le politique, instruit des vrais mobiles qui peuvent agir sur les esprits des nations, sentira qu’il n’est pas besoin de recourir à des mobiles imaginaires, tandis qu’il en est de réels pour agir sur les volontés des citoyens, & les déterminer à travailler au maintien de l’association ; il reconnoîtra qu’un mobile fictif n’est propre qu’à rallentir, ou même à troubler le jeu d’une machine aussi compliquée que la société. Celui qui sera plus épris de la vérité que des subtilités de la théologie, s’appercevra bientôt que cette science vaine n’est qu’un amas inintelligible de fausses hypothèses, de pétitions de principes, de sophismes, de cercles vicieux, de distinctions futiles, de subtilités captieuses, d’argumens de mauvaise foi, dont il ne peut résulter que des puérilités, ou des disputes sans fin. Enfin tout homme qui aura des idées saines de morale, de vertu, de ce qui est utile à l’homme en société, soit pour se conserver lui-même, soit pour conserver le corps dont il est membre, reconnoitra que les mortels n’ont besoin pour découvrir leurs rapports & leurs devoirs que de consulter leur propre nature, & doivent bien se garder de les fonder sur un être contradictoire, ou de les emprunter d’un modèle qui ne feroit que de leur troubler l’esprit & les rendre incertains sur leur façon d’agir.

Ainsi tout penseur raisonnable, en renonçant à ses préjugés, peut sentir l’inutilité & le faux de tant de systêmes abstraits qui jusqu’ici n’ont servi qu’à confondre toutes les notions & à rendre douteuses les vérités les plus claires. En rentrant dans sa sphère, quittant les régions de l’empyrée, où son esprit ne peut que s’égarer ; en consultant la raison, tout homme découvrira ce qu’il a besoin de connoitre, & se détrompera des causes chimériques que l’enthousiasme, l’ignorance & le mensonge ont par-tout substituées aux causes véritables & aux mobiles réels qui agissent dans une nature dont l’esprit humain ne peut jamais sortir sans s’égarer & sans se rendre malheureux.

Les déicoles & leurs théologiens reprochent sans cesse à leurs adversaires leur goût pour le paradoxe ou pour le systême, tandis qu’eux-mêmes fondent toutes leurs idées sur des hypothèses imaginaires, & se font un principe de renoncer à l’expérience, de mépriser la nature, de ne tenir aucun compte du témoignage de leurs sens, de soumettre leur entendement au joug de l’autorité. Les disciples de la nature ne seroient-ils donc pas autorisés à leur dire, " nous n’assurons que ce que nous voyons ; nous ne nous rendons qu’à l’évidence ; si nous avons un systême, il n’est fondé que sur des faits. Nous n’appercevons en nous-mêmes & partout que de la matière, & nous en concluons que la matière peut sentir & penser. Nous voyons dans l’univers tout s’exécuter par des loix méchaniques, par des propriétés, par des combinaisons, par des modifications de la matière, & nous ne cherchons pas d’autre explication aux phénomènes que la nature nous présente. Nous ne concevons qu’un monde seul & unique, où tout est enchaîné, où chaque effet est dû à une cause naturelle connue ou inconnue qui le produit suivant des loix nécessaires. Nous n’affirmons rien qui ne soit démontré, & que vous ne soyez forcés d’admettre comme nous : les principes dont nous partons sont clairs, sont évidens, ce sont des faits ; si quelque chose est obscure ou inintelligible pour nous, nous convenons de bonne foi de son obscurité, c’est-à-dire, des bornes de nos lumières, [12] mais nous n’imaginons aucune hypothèse pour l’expliquer, nous consentons à l’ignorer toujours, ou nous attendons que le tems, l’expérience, les progrès de l’esprit humain l’éclaircissent. Notre manière de philosopher n’est-elle pas la véritable ? En effet dans tout ce que nous avançons au sujet de la nature nous ne procédons que de la même manière que nos adversaires eux-mêmes procèdent dans toutes les autres sciences, telles que l’histoire naturelle, la physique, les mathématiques, la chymie, la morale, la politique. Nous nous renfermons scrupuleusement dans ce qui nous est connu par l’intermède de nos sens, les seuls instrumens que la nature nous ait donnés pour découvrir la vérité. Que sont nos adversaires ? Ils imaginent pour expliquer les choses qui leur sont inconnues des êtres plus inconnus encore que les choses qu’ils veulent expliquer ; des êtres dont ils avouent eux-mêmes n’avoir nulle notion ! Ils renoncent donc aux vrais principes de la logique, qui consistent à procéder du plus connu au moins connu. Mais surquoi fondent-ils l’existence de ces êtres à l’aide desquels ils prétendent résoudre toutes les difficultés ? C’est sur l’ignorance universelle des hommes, sur leur inexpérience, sur leurs terreurs, sur leurs imaginations troublées, sur un prétendu sens intime qui n’est réellement que l’effet de l’ignorance, de la crainte, de l’inhabitude de réfléchir par eux-mêmes & de l’habitude de se laisser guider par l’autorité. C’est, ô théologiens sur des fondemens si ruineux que vous bâtissez l’édifice de votre doctrine. Après cela vous vous trouvez dans l’impossibilité de vous faire aucune idée précise de ces dieux qui servent de base à vos systêmes, de leurs attributs, de leur existence, de leur manière d’être dans le lieu, de leur façon d’agir. Ainsi, de votre aveu même, vous êtes dans une ignorance profonde des premiers élémens, qu’il est indispensable de connoître, d’une chose que vous constituez comme la cause de tout ce qui existe. Ainsi, sous quelque point de vue que l’on vous envisage, c’est vous qui bâtissez des systêmes en l’air, & vous êtes les plus absurdes de tous les systématiques ; car vous en rapportant à votre imagination pour créer une cause, cette cause devroit au moins répandre de la lumière sur tout ; c’est à cette condition qu’on en pourroit pardonner l’incompréhensibilité : mais cette cause peut-elle servir à expliquer quelque chose ? Nous fait-elle mieux connoître l’origine du monde, la nature de l’homme, les facultés de l’ame, la source du bien & du mal ? Non, sans doute, cette cause imaginaire ou n’explique rien, ou multiplie par elle-même les difficultés à l’infini, ou jette de l’embarras & de l’obscurité sur toutes les matières dans lesquelles on la fait intervenir. Quelque soit la question qu’on agite elle se complique aussitôt qu’on y fait entrer le nom de Dieu : ce nom ne se présente dans les sciences les plus claires qu’accompagné de nuages qui rendent compliquées & énigmatiques les notions les plus évidentes. Quelles idées de morale nous présente votre divinité, sur les volontés & sur l’exemple de laquelle vous fondez toutes les vertus ? Toutes vos révélations ne nous la montrent-elles pas sous les traits d’un tyran qui se joue du genre-humain, qui fait le mal pour le plaisir de mal faire, qui ne gouverne le monde que d’après les règles de ses injustes caprices que vous nous faites adorer ? Tous vos systêmes ingénieux, tous vos mystères, toutes les subtilités que vous avez inventées sont-ils capables de laver votre dieu si parfait des noirceurs dont le bon sens doit le faire accuser ? Enfin n’est-ce pas en son nom que vous troublez l’univers, que vous persécutez, que vous exterminez tous ceux qui refusent de souscrire aux rêveries systématiques par vous décorées du nom pompeux de religion. Convenez donc, ô théologiens ! Que vous êtes, non seulement des systématiques absurdes, mais encore que vous finissez par être atroces & cruels par l’importance que votre orgueil & votre intêret mettent à des systêmes ruineux, sous lesquels vous accablez & la raison humaine & la félicité des nations. "


    ne montre son Dieu que du côté de la bonté et de la miséricorde, qui se glorifie d’avoir enseigné la morale la plus pure, qui prétend, établir à jamais la concorde et la paix entre ceux qui la professent, a causé plus de divisions, de disputes, de guerres civiles et politiques, de crimes de toute espèce que toutes les autres religions du monde réunies. On nous dira, peut-être, que le progrès des lumières empêchera cette superstition de produire par la suite des effet aussi fâcheux que ceux qu’elle a produits autrefois : nous répondrons que le fanatisme sera toujours également dangereux, ou que la cause n’étant point ôtée, les effets seront toujours les mêmes. Ainsi tant que la superstition sera considérée et aura du pouvoir, il y aura des disputes, des parsécutions, des inquisitions, des regicides, des troubles, etc. Tant que les hommes seront assez insensés pour regarder la religion comme la chose ia plus importante pour eux, les ministres de la religion seront les maîtres de tout confondre sur la terre, sous prétexte des intérêts de la Divinité, qui ne seront jamais que leurs propres intérêts. L’Eglise chrétienne n’aurait qu’une façon de se laver des accusations qu’on lui fait d’être intolérante ou cruelle, ce serait de déclarer solemnellement qu’il n’est point permis de persécuter ou de nuire pour des opinions. Mais c’est ce que ses ministres ne diront jamais.

  1. Voyez Mylord Schaftsbury dans sa lettre sur l’enthousiasme. Le D. Spencer dit que « c’est par une ruse du Démon, qui s’efforce de rendre la divinité haïssable, » qu’elle nous est représentée sous des traits révoltans, qui la rendent semblable à la tête de Méduse, ensorte que les hommes sont quelquefois forcés de se jeter dans l’Athéisme pour se débarrasser de ce démon fâcheux ». Mais l'on pourrait dire au D. Spencer que ce Démon qui s’efforce de rendre la divinité haïssable c’est l’intérêt du Clergé, qui fut en tout temps & en tout pays d’effrayer les hommes, pour en faire des Esclaves & des instrumens de leurs passions. Un Dieu qui ne ferait point trembler, ne serait d’aucune utilité pour les Prêtres.
  2. Les prêtres répètent sans cesse que c’est l’orgueil, la vanité, le désir de se distinguer du commun des hommes qui déterminent à l’incrédulité. Ils font en cela comme les grands qui traitent d’insohns tous ceux qui refusent de ramper devant eux. Tout homme sensé ne serait-il pas en droit de demander à un prêtre, où est ta supériorité en matière de raisonnement ? Quel motif puis-je avoir de soumettre ma raison à ton délire ? D’un autre côté, ne peut-on pas dire aux Prêtres que c’est l’intérêt qui les fait prêtres, que c’est l’intérêt qui les rend Théologiens ; que c’est l’intérêt de leurs passions, de leur orgueil, de leur avarice, de leur ambition, &c. qui les attache à leurs systèmes, dont seuls ils retirent les fruits ? Quoiqu’il en soit, les prêtres, contents d’exercer leur empire sur le vulgaire, devraient permettre aux hommes qui pensent de ne point fléchir le genou devant leurs vaines Idoles. Tertullien a dit quis enim philosophum sacrificare compellit ?

    V. Tertul. Apolog. Cap. 46.

  3. Arrien dit que lorsque les hommes s’imaginent que les Dieux sont contraires à leurs passions, ils les maudissent & renversent leurs autels. Plus les sentimens d’un Athée sont hardis & paraissent étrangers & suspects aux autres hommes, plus il devrait être scrupuleux observateur de ses devoirs, s’il ne veut pas que ses mœurs calomnient son système, qui, dûment approfondi, fera sentir la certitude & la nécessité de la morale, que toutes les religions tendent à rendre problématique ou à corrompre.
  4. Le président de Grammont rapporte, avec une satisfaction vraiment digne d’un Cannibale, les détails du supplice de Vanini, brûlé à Toulouse, quoiqu’il eût désavoué les opinions dont il était accusé. Ce président va jusqu’à trouver mauvais les cris et les hurlemens que les tourmens arrachèrent à cette malheureuse victime de la cruauté religieuse.
  5. Il est bon de remarquer que la religion des chrétiens, qui se vante de donner aux hommes les idées les plus justes dé la divinité, qui toutes les fois qu’on l’accuse d’être turbulente et sanguinaire,
  6. C’est une maxime constamment reçue dans la religion catholique romaine, c’est-à-dire dans la secte du christianisme la plus superstitieuse et la plus nombreuse, que l’on ne doit point garder la foi aux hérétiques. Le concile général de Constance l’a ainsi décidé, quand malgré le sauf conduit de l’empereur ; il fit brûler Jean Hus et Jérôme de Prague. Le pontife romain a, comme on sait, le droit de relever ses sectaires de leurs sermens et de leurs vœux ; ce même pontife s’est souvent arrogé le droit de déposer les rois et d’absoudre leurs sujets du serment de fidélité.

    Il est très singulier que les sermens soient prescrits par les Loix des nations qui professent la religion chrétienne, tandis que le christ les a formellement défendus.

  7. « Un serment, dit Hobbes, n’ajoute rien à l’obligation, il ne fait qu’augmenter l’imagination de celui qui jure la crainte de violer un engagement qu’il serait obligé de tenir même sans aucun serment. »
  8. On a quelquefois cru que la nation chinoise était athée ; mais cette erreur est due à des missionnaires chrétiens, accoutumés à traiter d’athées ceux qui n’ont pas des opinions semblables aux leurs sur la divinité. Il paraît constant que le peuple chinois est très-superstitieux, mais qu’il est gouverné par des chefs qui ne le sont nullement, sans pourtant être athées pour cela. Si l’empire de la Chine est aussi florissant qu’on nous le dit, il fournit au moins une preuve très-forte que ceux qui gouvernent n’ont pas besoin d’être superstitieux pour bien gouverner des peuples qui le sont.

    On prétend que les Groenlandais n’ont aucune idée de la divinité. Cependant la chose est difficile à croire d’une nation si sauvage et si mal traitée par la nature.

  9. C’est un problème pour bien des gens, si la vérité ne peut pas nuire. Les personnes les mieux intentionnées sont souvent elles-mêmes dans l’incertitude sur ce point important. La vérité ne nuit jamais qu’à, ceux qui trompent les hommes, ceux-ci ont le plus grand intérêt à être détrompés. La vérité peut bien nuire à celui qui l’annonce, mais nulle vérité ne peut nuire au genre humain, & jamais elle ne peut être annoncée trop clairement à des êtres toujours peu disposés à l’entendre ou à la comprendre. Si tous ceux qui écrivent pour annoncer des vérités importantes (que l’on regarde toujours comme les plus dangereuses) étaient assez échauffés de l’amour du bien public pour parler franchement, au risque même dé déplaire, le genre humain serait bien plus éclairé & plus heureux qu’il n’est. Ecrire à mots couverts, c’est souvent n’écrire pour personne. L’esprit humain est paresseux, il faut lui épargner autant qu’on peut l’embarras de réfléchir. Que de temps et d’étude ne faut-il pas aujourd’hui pour deviner les oracles ambigus des anciens, philosophes, dont les vrais sentimens sont presqu’entièrernent perdus pour nous ! Si la vérité est utile aux hommes c’est une injustice de les en priver, si ia vérité doit être admise, il faut admettre ses conséquences, qui sont aussi des vérités. Les hommes pour la plupart aiment la vérité, mais ses conséquences leur font une peur si grande, que souvent ils aiment mieux s’en tenir à l’erreur, dont l’habitude les empêche de sentir les suites déplorables.
  10. Ménage a remarqué que l’histoire parle de très-peu de femmes athées ou incrédules. Cela n’est pas surprenant ; leur organisation les rend craintives, le genre nerveux subit en elles des variations périodiques, et l’éducation qu’on leur donne les dispose à la crédulité. Celles qui ont du tempérament et de l’imagination ont besoin de chimères propres à occuper leur oisiveté, surtout quand le monde les abandonne ; la dévotion et ses pratiques deviennent alors un rôle ou un amusement pour elles.
  11. Les progrès de la saine physique seront toujours funestes à la superstition à qui la nature donnera des démentis continuels. L’astronomie a fait disparaître l’astrologie judiciaire ; la physique expérimentale, l’étude de l’histoire naturelle et de la chimie, mettent les jongleurs, les prêtres, les sorciers dans l’impossibilité de faire des miracles. La nature approfondie doit faire nécessairement disparaître la inutôme que l’ignorance avait mis en sa place.
  12. Neſcire quaedam magna pars eſt ſapientia.