Système de la nature/Partie 2/Chapitre 14

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(Tome 2p. 398-412).
CHAPITRE XIV.
Abrégé du code de la nature.

Ce qui eſt faux ne peut être utile aux hommes, ce qui leur nuit conſtamment ne peut-être fondé ſur la vérité, & doit être proſcrit à jamais. C’eſt donc ſervir l’eſprit humain & travailler pour lui que de lui préſenter le fil ſecourable à l’aide duquel il peut ſe tirer du labyrinthe où l’imagination le promene & le fait errer ſans trouver aucune isſue à ſes incertitudes. La nature ſeule, connue par l’expérience, lui donnera ce fil, & lui fournira les moyens de combattre les Minotaures, les phantômes & les monſtres qui depuis tant de ſiecles exigent un tribut cruel des mortels effrayés. En tenant ce fil dans leurs mains, ils ne s’égareront jamais ; pour peu qu’ils s’en déſaiſiſſent un inſtant, ils retomberont infailliblement dans leurs anciens égaremens. Vainement porteroient-ils leurs regards vers le ciel pour trouver des reſſources qui ſont à leurs pieds : tant que les hommes, entêtés de leurs opinions religieuſes, iront chercher dans un monde imaginaire les principes de leur conduite ici bas, ils n’auront point de principes ; tant qu’ils s’obſtineront à contempler les cieux, ils marcheront à tâtons ſur la terre ; & leurs pas incertains ne rencontreront jamais le bien-être, la ſûreté, le repos néceſſaires à leur bonheur.

Mais les hommes, que leurs préjugés rendent obſtinés à se nuire, ſont en garde contre ceux-mêmes qui veulent leur procurer les plus grands biens. Accoutumés à être trompés, ils ſont dans des ſoupçons continuels, habitués à ſe défier d’eux mêmes, à craindre la raiſon, à regarder la vérité comme dangereuſe, ils traitent comme des ennemis ceux mêmes qui veulent les raſſûrer : prémunis de bonne heure par l’impoſture, ils ſe croient obligés de défendre ſoigneuſement le bandeau dont elle couvre leurs yeux, & de lutter contre tous ceux qui tenteroient de l’arracher. Si leurs yeux accoutumés aux ténebres s’entrouvrent un inſtant, la lumiere les bleſſe, & ils s’élancent avec furie ſur celui qui leur préſente un flambeau dont ils ſont éblouis. En conſéquence l’Athée eſt regardé comme un être malfaiſant, comme un empoiſonneur public ; celui qui oſe réveiller les mortels d’un ſommeil léthargique où l’habitude les a plongés paſſe pour un perturbateur, celui qui voudroit calmer leurs tranſports frénétiques, paſſe pour un frénétique lui-même ; celui qui invite ſes aſſociés à briſer leurs fers ne paroît qu’un inſenſé ou un téméraire à des captifs qui croient que leur nature ne les a faits que pour être enchaînés & pour trembler. D’après ces préventions funeſtes le diſciple de la nature eſt communément reçu de ſes concitoyens, de la même maniere que l’oiſeau lugubre de la nuit que tous les autres oiſeaux, dès qu’il ſort de ſa retraite, pourſuivent avec une haine commune & des cris différens.

Non, mortels, aveuglés par la terreur ! L’ami de la nature n’eſt point votre ennemi ; ſon interprete n’eſt point le miniſtre du menſonge ; le destructeur de vos phantômes n’eſt point le deſtructeur des vérités néceſſaires à votre bonheur ; le diſciple de la raiſon n’eſt point un inſenſé qui cherche à vous empoiſonner ou à vous communiquer un délire dangereux. S’il arrache la foudre des mains de ces Dieux terribles qui vous épouvantent, c’eſt pour que vous ceſſiez de marcher au milieu des orages dans une route que vous ne diſtinguez qu’à la lueur des éclairs. S’il briſe ces idoles encenſées par la crainte ou enſanglantées par le fanatiſme & la fureur, c’eſt pour mettre en leur place la vérité conſolante propre à vous raſſûrer. S’il renverſe ces temples & ces autels ſi ſouvent baignés de larmes, noircis par des ſacrifices cruels, enfumés par un encens ſervile, c’eſt pour élever à la paix, à la raiſon, à la vertu un monument durable, dans lequel vous trouviez en tout tems un azyle, contre vos frénéſies, vos pasſions, & contre celles des hommes puiſſans qui vous oppriment. S’il combat les prétentions hautaines de ces tyrans déifiés par la ſuperſtition, qui, de même que vos Dieux, vous écraſent ſous un ſceptre de fer ; c’eſt pour que vous jouiſſiez des droits de votre nature ; c’eſt afin que vous ſoyez des hommes libres, & non des eſclaves pour toujours enchaînés dans la miſere ; c’eſt pour que vous ſoyez enfin gouvernés par des hommes & des citoyens, qui chériſſent, qui protegent des hommes ſemblables à eux & des citoyens dont ils tiennent leur pouvoir. S’il attaque l’impoſture, c’eſt pour rétablir la vérité dans ſes droits ſi longtems uſurpés par l’erreur. S’il détruit la baſe idéale de cette morale incertaine ou fanatique qui jusqu’ici n’a fait qu’éblouir vos eſprits ſans corriger vos cœurs, c’eſt pour donner à la ſcience des mœurs une baſe inébranlable dans votre propre nature. Oſez donc écouter ſa voix, bien plus intelligible que ces oracles ambigus que l’impoſture vous annonce au nom d’une Divinité captieuſe qui contredit ſans ceſſe ſes propres volontés : Écoutez donc la nature, elle ne ſe contredit jamais.

O vous ! Dit-elle, qui d’après l’impulſion que je vous donne, tendez vers le bonheur dans chaque inſtant de votre durée, ne réſiſtez point à ma loi ſouveraine. Travaillez à votre félicité ; jouiſſez ſans crainte, ſoyez heureux ; vous en trouverez les moyens écrits dans votre cœur. Vainement, ô ſuperſtitieux ! cherches-tu ton bien-être au delà des bornes de l’univers où ma main t’a placé. Vainement le demandes-tu à ces phantômes inexorables que ton imagination veut établir ſur mon trône éternel ; vainement l’attends-tu dans ces régions céleſtes que ton délire à créés ; vainement comptes-tu ſur ces Déités capricieuſes dont la bienfaiſance t’extaſie, tandis qu’elles ne rempliſſent ton ſéjour que de calamités, de frayeurs, de gémiſſemens, d’illuſions. Oſe donc t’affranchir du joug de cette religion, ma ſuperbe rivale, qui méconnoit mes droits ; renonce à ces Dieux uſurpateurs de mon pouvoir pour revenir ſous mes loix. C’eſt dans mon Empire que regne la liberté. La Tyrannie & l’eſclavage en ſont à jamais bannis, l’équité veille à la ſûreté de mes ſujets ; elle les maintient dans leurs droits ; la bienfaiſance & l’humanité les lient par d’aimables chaînes ; la vérité les éclaire ; & jamais l’impoſture ne les aveugle de ſes ſombres nuages.

Reviens donc, Enfant transfuge ; reviens à la nature ! Elle te conſolera, elle chaſſera de ton cœur ces craintes qui t’accablent, ces inquiétudes qui te déchirent, ces tranſports qui t’agitent, ces haînes qui te ſéparent de l’homme que tu dois aimer. Rendu à la nature, à l’humanité, à toi même, répands des fleurs ſur la route de la vie ; ceſſe de contempler l’avenir ; vis pour toi, vis pour tes ſemblables ; déſcends dans ton intérieur ; conſidere enſuite les êtres ſenſibles qui t’environnent, & laiſſe là ces Dieux qui ne peuvent rien pour ta félicité. Jouis, & fais jouir des biens que j’ai mis en commun pour tous les enfans également ſortis de mon ſein ; aide les à ſupporter les maux auxquels le deſtin les a ſoumis comme toi même. J’approuve tes plaiſirs, lorſque ſans te nuire à toi-même, ils ne ſeront point funeſtes à tes freres, que j’ai rendus néceſſaires à ton propre bonheur. Ces plaiſirs te ſont permis, ſi tu en uſes dans cette juſte meſure que j’ai fixée moi-même. Sois donc heureux, ô homme ! La nature t’y convie, mais ſouviens toi que tu ne peux l’être tout ſeul ; j’invite au bonheur tous les mortels ainſi que toi, ce n’eſt qu’en les rendant heureux que tu le ſeras toi même ; tel eſt l’ordre du deſtin ; ſi tu tentois de t’y ſouſtraire, ſonge que la haine, la vengeance & le remords ſont toujours prêts à punir l’infraction de ſes décrets irrévocables.

Suis donc, ô homme ! dans quelque rang que tu te trouves, le plan qui t’eſt tracé pour obtenir le bonheur auquel tu peux prétendre. Que l’humanité ſenſible t’intéreſſe au ſort de l’homme ton ſemblable ; que ton cœur s’attendriſſe ſur les infortunes des autres ; que ta main généreuſe s’ouvre pour ſecourir le malheureux que ſon deſtin accable ; ſonge qu’il peut un jour t’accabler ainſi que lui ; reconnois donc que tout infortuné a droit à tes bienfaits. Eſſuie ſur-tout les pleurs de l’innocence opprimée ; que les larmes de la vertu dans la détreſſe ſoient recueillies dans ton ſein ; que la douce chaleur de l’amitié ſincere échauffe ton cœur honnête ; que l’eſtime d’une compagne chérie te faſſent oublier les peines de la vie ; ſois fidele à sa tendreſſe, qu’elle ſoit fidelle à la tienne ; que ſous les yeux de parens unis & vertueux tes enfans apprennent la vertu ; qu’après avoir occupé ton âge mûr, ils rendent à ta vieilleſſe les soins que tu auras donnés à leur enfance imbécille.

Sois juſte, parce que l’équite eſt le ſoutien du genre humain. Sois bon, parce que la bonté enchaîne tous les cœurs. Sois indulgent, parce que foible toi même, tu vis avec des êtres auſſi foibles que toi. Sois doux, parce que la douceur attire l’affection. Sois reconnoisſant, parce que la reconnoſſsance alimente & nourrit la bonté. Sois modeſte, parce que l’orgueil révolte des êtres épris d’eux-mêmes. Pardonne les injures, parce que la vengeance éterniſe les haines. Fais du bien à celui qui t’outrage, afin de te montrer plus grand que lui, & de t’en faire un ami. Sois retenu, tempéré, chaſte, parce que la volupté, l’intempérance & les excès détruiront ton être & te rendront mépriſable.

„ Sois citoyen, parce que ta patrie eſt nécesſaire à ta ſûreté, à tes plaiſirs, à ton bien être. Sois fidele & ſoumis à l’autorité légitime, parce qu’elle eſt néceſſaire au maintien de la ſociété qui t’eſt néceſſaire à toi-même. Obéis aux loix, parce qu’elles sont l’expression de la volonté publique à laquelle ta volonté particulière doit être subordonnée. Défends ton pays, parce que c’est lui qui te rend heureux & qui renferme tes biens, ainsi que tous les êtres les plus chers à ton cœur. Ne souffre point que cette mère commune de toi & de tes concitoyens tombe dans les fers de la tyrannie, parce que pour lors elle ne seroit plus qu’une prison pour toi. Si ton injuste patrie te refuse le bonheur ; si soumise au pouvoir injuste, elle souffre qu’on t’opprime, éloigne toi d’elle en silence ; ne la trouble jamais.

" en un mot sois homme ; sois un être sensible & raisonnable ; sois époux fidèle, père tendre, maître équitable, citoyen zélé ; travaille à servir ton pays par tes forces, tes talens, ton industrie, tes vertus. Fais part à tes associés des dons que la nature t’a faits ; répands le bien-être, le contentement & la joie sur tous ceux qui t’approchent : que la sphère de tes actions, rendue vivante par tes bienfaits réagisse sur toi-même ; sois sûr que l’homme qui fait des heureux ne peut-être lui-même malheureux. En te conduisant ainsi, quelque soient l’injustice & l’aveuglement des êtres avec qui ton sort te fait vivre, tu ne seras jamais totalement privé des récompenses qui te seront dues ; nulle force sur la terre ne pourra du moins te ravir le contentement intérieur, cette source la plus pure de toute félicité ; tu rentreras à chaque instant avec plaisir en toi-même ; tu ne trouveras au fond de ton cœur ni honte, ni terreur, ni remords ; tu t’aimeras ; tu seras grand à tes yeux ; tu seras chéri, tu seras estimé de toutes les ames honnêtes, dont le suffrage vaut bien mieux que celui de la multitude égarée. Cependant si tu portes tes regards au dehors, des visages contens t’exprimeront la tendresse, l’intérêt, le sentiment. Une vie dont chaque instant sera marqué par la paix de ton ame, & l’affection des êtres qui t’environnent, te conduira paisiblement au terme de tes jours ; car il faut que tu meures ; mais tu te survis déjà par la pensée ; tu vivras toujours dans l’esprit de tes amis, & des êtres que tes mains ont rendu fortunés ; tes vertus y ont d’avance érigé des monumens durables. Si le ciel s’occupoit de toi, il seroit content de ta conduite, quand la terre en est contente.

" Garde toi donc de te plaindre de ton sort. Sois juste, sois bon, sois vertueux & jamais tu ne peux être dépourvu de plaisir. Garde toi d’envier la félicité trompeuse & passagère du crime puissant, de la tyrannie victorieuse, de l’imposture intéressée, de l’équité vénale, de l’opulence endurcie. Ne sois jamais tenté de grossir la cour, ou le troupeau servile des esclaves de l’injuste tyran. Ne tente point d’acquérir à force de honte, d’avanies & de remords le fatal avantage d’opprimer tes semblables ; ne sois point le complice mercénaire des oppresseurs de ton pays ; ils sont forcés de rougir, dès qu’ils rencontrent tes yeux.

" Car, ne t’y trompe pas, c’est moi qui punis, plus sûrement que les dieux, tous les crimes de la terre ; le méchant peut échapper aux loix des hommes, jamais il n’échappe aux miennes. C’est moi qui ai formé & les cœurs & les corps des mortels ; c’est moi qui ai fixé les loix qui les gouvernent. Si tu te livres à des voluptés infâmes, les compagnons de tes débauches t’applaudiront, & moi je te punirai par des infirmités cruelles, qui termineront une vie honteuse & méprisée. Si tu te livres à l’intempérance, les loix des hommes ne te puniront point, mais je te punirai en abrégeant tes jours. Si tu es vicieux, tes habitudes funestes retomberont sur ta tête. Ces princes, ces divinités terrestres, que leur puissance met au dessus des loix des hommes, sont forcés de frémir sous les miennes. C’est moi qui les châtie ; c’est moi qui les remplis de soupçons, de terreurs, d’inquiétudes : c’est moi qui les fais trembler au nom seul de l’auguste vérité : c’est moi qui même dans la foule de ces grands qui les entourent leur fais sentir les aiguillons empoisonnés du chagrin & de la honte. C’est moi qui répands l’ennui sur leurs ames engourdies, pour les punir de l’abus qu’ils ont fait de mes dons. C’est moi qui suis la justice incréée, éternelle ; c’est moi qui sans acception des personnes sçais proportionner le châtiment à la faute, le malheur à la dépravation. Les loix de l’homme ne sont justes que quand elles sont conformes aux miennes ; leurs jugemens ne sont raisonnables que quand je les ai dictés ; mes loix seules sont immuables, universelles, irréformables, faites pour régler en tous lieux, en tout tems le sort de la race humaine.

" Si tu doutois de mon autorité, & du pouvoir irrésistible que j’ai sur les mortels ; considère les vengeances que j’exerce sur tous ceux qui résistent à mes décrets. Descends au fond du cœur de ces criminels divers dont le visage content couvre une ame déchirée. Ne vois-tu pas l’ambitieux tourmenté nuit & jour d’une ardeur que rien ne peut éteindre ? Ne vois-tu pas le conquérant triompher avec remords & régner tristement sur des ruines fumantes, sur des solitudes incultes & dévastées, sur des malheureux qui le maudissent ? Crois-tu que ce tyran entouré de flatteurs qui l’étourdissent de leur ençens n’ait point la conscience de la haîne que ses oppressions excitent & du mépris que lui attirent ses vices, son inutilité, ses débauches ? Penses-tu que ce courtisan altier ne rougisse point au fond de son ame des insultes qu’il dévore & des bassesses par lesquelles il achète la faveur ? " vois ces riches indolens en proie à l’ennui & à la satiété qui suit toujours les plaisirs épuisés. Vois l’avare, inaccessible aux cris de la misère gémir exténué sur l’inutile trésor qu’aux dépens de lui-même il a pris soin d’amasser.

Vois le voluptueux si gai, l’intempérant si riant, gémir secrétement sur une santé prodiguée. Vois la division & la haine régner entre ces époux adultéres. Vois le menteur & le fourbe privés de toute confiance ; vois l’hypocrite & l’imposteur éviter avec crainte tes regards pénétrans & trembler au seul nom de la terrible vérité. Considére le cœur inutilement flétri de l’envieux qui séche du bien être des autres, le cœur glacé de l’ingrat que nul bienfait ne rechaufe, l’ame de fer de ce monstre que les soupirs de l’infortune ne peuvent amollir : regarde ce vindicatif qui se nourrit de fiel & de serpens, & qui dans sa fureur se dévore lui-même : porte envie, si tu l’oses, au sommeil de l’homicide, du juge inique, de l’oppresseur, du concussionnaire dont la couche est infestée par les torches des furies… tu frémis, sans doute, à la vue du trouble qui agite ce publicain engraissé de la substance de l’orphelin, de la veuve & du pauvre ; tu trembles en voyant les remors qui déchirent ces criminels révérés que le vulgaire croit heureux, tandis que le mépris qu’ils ont d’eux mêmes vengent incessament les nations outragées. Tu vois en un mot le contentement & la paix bannis sans retour du cœur des malheureux à qui je mets sous les yeux les mépris, l’infamie, les châtimens qu’ils méritent. Mais non, tes yeux ne peuvent soutenir les tragiques spectacles de mes vengeances. L’humanité te fait partager leurs tourmens mérités ; tu t’attendris sur ces infortunés, à qui des erreurs, des habitudes fatales rendent le vice nécessaire ; tu les fuis sans les haïr, tu voudrois les secourir. Si tu te compares avec eux, tu t’applaudis de retrouver toujours la paix au fond de ton propre cœur. Enfin tu vois s’accomplir & sur eux & sur toi le décret du destin, qui veut que le crime se punisse lui-même & que la vertu ne soit jamais privée de récompenses. "

Telle est la somme des vérités que renferme le code de la nature ; tels sont les dogmes que peut annoncer son disciple : ils sont préférables, sans doute, à ceux de cette religion surnaturelle qui ne fit jamais que du mal au genre humain. Tel est le culte qu’enseigne cette raison sacrée, l’objet des mépris & des insultes du fanatique, qui ne veut estimer que ce que l’homme ne peut ni concevoir ni pratiquer, qui fait conſiſter ſa morale dans des devoirs fictifs, ſa vertu dans des actions inutiles, & ſouvent pernicieuſes à la ſociété ; qui, faute de connoître la nature qu’il a devant les yeux, ſe croit forcé de chercher dans un monde idéal des motifs imaginaires dont tout prouve l’inefficacité. Les motifs que la morale de la nature emploie ſont l’intérêt évident de chaque homme, de chaque ſociété, de toute l’eſpece humaine dans tous les tems, dans tous les pays, dans toutes les circonſtances. Son culte eſt le ſacrifice des vices & la pratique des vertus réelles ; ſon objet eſt la conſervation, le bien être & la paix des hommes ; ſes récompenſes ſont l’affection, l’eſtime & la gloire, ou à leur défaut le contentement de l’ame & l’eſtime méritée de ſoi même, dont rien ne privera jamais les mortels vertueux ; ſes châtimens ſont la haîne, les mépris, l’indignation que la ſociété réſerve toujours à ceux qui l’outragent, & auxquels la puiſſance la plus grande ne peut jamais ſe ſouſtraire.

Les nations qui voudront s’en tenir à une morale ſi ſage, qui la feront inculquer à l’Enfance, dont les loix la confirmeront ſans ceſſe, n’auront beſoin ni de ſuperſtitions ni de chimeres : celles qui s’obſtineront à préférer des phantômes à leurs intérêts les plus chers, marcheront d’un pas ſur à la ruine. Si elles ſe ſoutiennent quelque tems, c’eſt que la force de la nature les ramenera quelquefois à la raiſon, en dépit des préjugés qui ſemblent les conduire à une perte certaine. La Superſtition & la Tyrannie, liguées pour la destruction du genre humain, ſont ſouvent elles-mêmes forcées d’implorer les ſecours d’une raiſon qu’elles dédaignent, d’une nature avilie qu’elqu’elles écrasent sous le poids de leurs divinités mensongeres. Cette religion, de tout tems si funeste aux mortels, se couvre du manteau de l’utilité publique toutes les fois que la raison veut l’attaquer : elle fonde son importance & ses droits sur l’alliance indissoluble qu’elle prétend subsister entre elle & la morale, à qui elle ne cesse pourtant de faire la guerre la plus cruelle. C’est, sans doute, par cet artifice qu’elle séduit tant de sages ; ils croient de bonne foi la superstition utile à la politique & nécessaire pour contenir les passions ; cette superstition hypocrite, pour masquer ses traits hideux, sçut toujours se couvrir du voile de l’utilité & de l’égide de la vertu ; en conséquence on crut qu’il falloit la respecter, & faire grace à l’imposture, parce qu’elle s’est fait un rempart des autels de la vérité. C’est de ce retranchement que nous devons la tirer pour la convaincre aux yeux du genre humain de ses crimes & de ses folies ; pour lui arracher le masque séduisant dont elle se couvre ; pour montrer à l’univers ses mains sacrileges armées de poignards homicides, souillées du sang des nations, qu’elle enivre de ses fureurs ou qu’elle immole sans pitié à ses passions inhumaines.

La morale de la nature est la seule religion que l’interprete de la nature offre à ses concitoyens, aux nations, au genre humain, aux races futures, revenues des préjugés qui ont si souvent troublé la félicité de leurs ancêtres. L’ami des hommes ne peut être l’ami des dieux, qui furent dans tous les âges les vrais fléaux de la terre. L’apôtre de la nature ne prêtera point son organe à des chimeres trompeuses qui ne font de ce monde qu’un séjour d’illusions ; l’adorateur de la vérité ne composera point avec le mensonge, ne fera point de pacte avec l’erreur, dont les ſuites ne ſeront jamais que fatales aux mortels ; il ſçait que le bonheur du genre humain exige que l’on détruiſe de fond en comble l’édifice ténébreux & chancelant de la ſuperſtition, pour élever à la nature, à la paix, à la vertu le temple qui leur convient. Il ſçait que ce n’eſt qu’en extirpant juſqu’aux racines l’arbre empoiſonné qui depuis tant de ſiecles obombre l’univers, que les yeux des habitans du monde appercevront la lumiere propre à les éclairer, à les guider, à réchauffer leurs ames. Si ſes efforts ſont vains, s’il ne peut inſpirer du courage à des êtres trop accoutumés à trembler, il s’applaudira d’avoir oſé le tenter. Cependant il ne jugera point ſes efforts inutiles, s’il a pu faire un ſeul heureux ; ſi ſes principes ont porté le calme dans une ſeule ame honnête ; ſi ſes raiſonnemens ont raſſûré quelques cœurs vertueux. Il aura du moins l’avantage d’avoir banni de ſon eſprit des terreurs importunes pour le ſuperſtitieux ; d’avoir chaſſé de ſon cœur le fiel qui aigrit le zélé ; d’avoir mis ſous ſes pieds les chimeres dont le vulgaire eſt tourmenté. Ainſi échappé de la tempête, du haut de ſon rocher, il contemplera les orages que les Dieux excitent ſur la terre ; il préſentera une main ſecourable à ceux qui voudront l’accepter. Il les encouragera de la voix ; il les ſecondera de ſes vœux ; & dans la chaleur de ſon ame attendrie il s’écriera.

O nature ! Souveraine de tous les êtres ! Et vous ſes filles adorables, vertu, raiſon, vérité ! ſoyez à jamais nos ſeules Divinités ; c’eſt-à-vous que ſont dus l’encens & les hommages de la terre. Montre nous donc, ô nature ! Ce que l’homme doit faire pour obtenir le bonheur que tu lui fais deſirer. Vertu ! Réchauffe le de ton feu bienfaiſant. Raiſon ! condui ſes pas incertains dans les routes de la vie. Vérité ! que ton flambeau l’éclaire. Réuniſſez, ô Déités ſecourables, votre pouvoir pour ſoumettre les cœurs. Banniſſez de nos eſprits l’erreur, la méchanceté, le trouble ; faites regner en leur place la ſcience, la bonté, la ſérénité. Que l’impoſture confondue n’oſe jamais ſe montrer. Fixez enfin nos yeux, ſi longtems éblouis ou aveuglés, ſur les objets que nous devons chercher. Ecartez pour toujours & ces phantômes hideux & ces chimeres ſéduiſantes qui ne ſervent qu’à nous égarer. Tirez-nous des abîmes où la ſuperstition nous plonge ; renverſez le fatal empire du preſtige & du menſonge ; arrachez-leur le pouvoir qu’ils ont uſurpé sur vous. Commandez ſans partage aux mortels ; rompez les chaînes qui les accablent ; déchirez le voile qui les couvre ; appaiſez les fureurs qui les enivrent ; briſez dans les mains ſanglantes de la Tyrannie le ſceptre dont elle les écraſe ; reléguez ces Dieux qui les affligent dans les régions imaginaires d’où la crainte les a fait ſortir. Inſpirez du courage à l’être intelligent ; donnez lui de l’énergie ; qu’il oſe enfin s’aimer, s’eſtimer, ſentir ſa dignité ; qu’il oſe s’affranchir, qu’il ſoit heureux & libre, qu’il ne ſoit jamais l’eſclave que de vos loix ; qu’il perfectionne ſon ſort ; qu’il chériſſe ſes ſemblables ; qu’il jouiſſe lui-même ; qu’il faſſe jouir les autres. Conſolez l’Enfant de la nature des maux que le Deſtin le force de ſubir par les plaiſirs que la ſageſſe lui permet de goûter ; qu’il apprenne à ſe ſoumettre à la néceſſité ; conduiſez le ſans allarmes au terme de tous les êtres ; apprenez lui qu’il n’eſt fait ni pour l’éviter ni pour le craindre.

FIN