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Système de la nature/Partie 2/Chapitre 4

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(Tome 2p. 89-137).


CHAPITRE IV

Examen des preuves de l’existence de Dieu, données par Clarke.


l’unanimité des hommes à reconnoître un dieu est communément regardée comme la preuve la plus forte de l’existence de cet être. Il n’est point, nous dit-on, de peuple sur la terre qui n’ait des idées vraies ou fausses d’un agent tout puissant qui gouverne le monde. Les sauvages les plus grossiers, ainsi que les nations les plus civilisées, sont également forcés de remonter par la pensée à une cause première de tout ce qui existe ; ainsi, nous assûre-t-on, le cri de la nature même doit nous convaincre de l’existence d’un dieu, dont elle a pris soin de graver la notion dans l’esprit de tous les hommes, & l’on conclut de là que l’idée de Dieu est une idée innée.

Si dégagés de préjugés nous analysons cette preuve, qui paroît si triomphante à bien des gens, nous verrons que le consentement universel des hommes, sur un objet qu’aucun d’entre eux n’a jamais pu connoître, ne prouve rien ; il nous prouve seulement qu’ils ont été des ignorans & des insensés toutes les fois qu’ils ont tenté de se faire quelqu’idée d’un être caché qu’ils ne pouvoient soumettre à l’expérience, ou raisonner sur la nature de cet être qu’ils ne purent jamais saisir par aucun côté. Les notions fâcheuses de la divinité, que nous voyons répandues sur la terre, nous annoncent uniquement que les hommes en toute contrée, ont eſſuyé d’affreux revers, ont éprouvé des déſaſtres & des révolutions, ont resſenti des peines, des chagrins, des douleurs dont ils ont méconnu les cauſes phyſiques & naturelles. Les événemens dont ils ont été les victimes ou les témoins ont excité leur admiration ou leur frayeur ; faute de connoître les forces & les loix de la nature, ſes reſſources infinies, les effets qu’elle doit néceſſairement produire dans des circonſtances données, ils ont cru que ces phénomenes étoient dûs à quelqu’agent ſecret, dont ils n’ont eu que des idées vagues, ou qu’ils ont ſuppoſé ſe conduire d’après les mêmes motifs & ſuivant les mêmes regles qu’ils avoient eux-mêmes.

Le conſentement des hommes à reconnoître un Dieu ne prouve donc rien, ſinon que dans le ſein de l’ignorance ils ont admiré ou tremblé, & que leur imagination troublée a cherché des moyens de fixer ſes incertitudes ſur la cauſe inconnue des phénomenes qui frappoient leurs regards ou qui les obligeoient de friſſonner. Leur imagination diverſe a diverſement travaillé ſur cette cause toujours incompréhenſible pour eux. Tous avouent qu’ils ne peuvent ni connoître ni définir cette cauſe, tous disent néanmoins qu’ils ſont aſſûrés de ſon exiſtence, & quand on vient à les preſſer, ils nous parlent d’un eſprit, mot qui ne nous apprend rien que l’ignorance de celui qui le prononce, ſans pouvoir y attacher aucune idée certaine.

N’en ſoyons point étonnés, l’homme ne peut avoir d’idées réelles que des choses qui agiſſent, ou qui ont précédemment agi, ſur ſes ſens ; or il n’y a que des objets matériels, phyſiques ou naturels qui puiſſent remuer nos organes & nous donner des idées ; vérité qui a été aſſez clairement prouvée au commencement de cet ouvrage pour nous empêcher d’y inſiſter davantage. Nous dirons donc ſeulement que ce qui acheve de démontrer que l’idée de Dieu eſt une notion acquiſe, & non une idée innée, c’eſt la nature même de cette notion, qui varie d’un ſiecle à l’autre, d’une contrée à une autre, d’un homme à un autre homme ; que dis-je ! qui n’eſt jamais conſtante dans le même individu. Cette diverſité, cette fluctuation, ces changemens ſucceſſifs ont les vrais caracteres d’une connoiſſance, ou plutôt, d’une erreur acquiſe. D’un autre côté la preuve la plus forte que l’idée de la Divinité n’eſt fondée que ſur une erreur, c’eſt que les hommes ſont peu-à-peu parvenus à perfectionner toutes les ſciences qui avoient pour objet quelque choſe de réel, tandis que la ſcience de Dieu eſt la ſeule qu’ils n’aient jamais perfectionnée ; elle eſt par-tout au même point ; tous les hommes ignorent également quel eſt l’objet qu’ils adorent, & ceux qui s’en ſont le plus ſérieuſement occupés n’ont fait qu’obſcurcir de plus en plus les idées primitives que les mortels s’en étoient formées.

Dès qu’on demande quel eſt le Dieu devant lequel on voit les hommes proſternés, on voit auſſitôt les ſentimens partagés. Pour que leurs opinions fuſſent d’accord il faudroit que des idées, des ſenſations, des perceptions uniformes euſſent par-tout fait naître les opinions ſur la Divinité ; ce qui ſuppoſeroit des organes parfaitement ſemblables, remués ou modifiés par des événemens parfaitement analogues. Or comme cela n’a pu arriver ; comme les hommes, eſſentiellement différens par leurs tempéramens, ſe ſont trouvés dans des circonſtances très différentes, il a fallu néceſſairement que leurs idées ne fuſſent point les mêmes ſur une cauſe imaginaire qu’ils virent ſi diverſement. D’accord ſur quelques points généraux, chacun ſe fit un Dieu à ſa maniere, il le craignit, il le ſervit à ſa façon. Ainſi le Dieu d’un homme ou d’une nation ne fut preſque jamais le Dieu d’un autre homme ou d’une autre nation. Le Dieu d’un peuple ſauvage & groſſier eſt communément un objet matériel ſur lequel l’eſprit s’eſt fort peu exercé ; ce Dieu paroit très ridicule aux yeux d’un autre peuple plus policé, c’eſt-à-dire, dont l’eſprit a bien plus travaillé. Un Dieu ſpirituel, dont les adorateurs mépriſent le culte que rend un Sauvage à un objet matériel, eſt la production ſubtile du cerveau de pluſieurs penſeurs qui ont longtems médité dans une ſociété policée où l’on s’en eſt fortement & longtems occupé. Le Dieu Théologique que les nations les plus civiliſées admettent aujourd’hui ſans le comprendre eſt, pour ainſi dire le dernier effort de l’imagination humaine ; il eſt au Dieu d’un Sauvage comme un habitant de nos villes où regne le faſte revêtu d’un habit de pourpre artiſtement brodé, eſt à un homme tout nud ou couvert ſimplement de la peau des bêtes. Ce n’eſt que dans les ſociétés civiliſées, où le loiſir & l’aiſance procurent la faculté de rêver & de raiſonner, que des penſeurs oiſifs méditent, diſputent, font de la métaphyſique : la faculté de penſer eſt preſque nulle dans les Sauvages occupés de la chaſſe, de la pêche & du ſoin de ſe procurer une ſubſiſtance incertaine par beaucoup de travaux. L’homme du peuple parmi nous n’a point des idées plus relevées de la Divinité, & ne l’analyſe pas plus que le Sauvage. Un Dieu ſpirituel, immatériel, n’eſt fait que pour occuper le loiſir de quelques hommes ſubtiles, qui n’ont pas beſoin de travailler pour ſubſiſter. La Théologie, cette ſcience ſi importante & ſi vantée, n’eſt utile qu’à ceux qui vivent aux dépens des autres, ou qui s’arrogent le droit de penſer pour tous ceux qui travaillent. Cette ſcience futile occupée de chimeres devient dans les ſociétés policées, qui n’en ſont pas plus éclairées pour celà, une branche de commerce très avantageuſe pour les Prêtres & très nuiſible pour leurs concitoyens, ſur-tout quand ils ont la folie de vouloir prendre part à leurs opinions inintelligibles.

Quelle diſtance infinie entre une pierre informe, un animal, un aſtre, une ſtatue & le Dieu ſi abſtrait que la Théologie moderne a revêtu d’attributs dans leſquels elle ſe perd elle même ! Le Sauvage ſe trompe, ſans doute, ſur l’objet auquel il adreſſe ſes vœux ; ſemblable à un enfant, il s’éprend du premier être qui frappe vivement ſa vue, ou il a peur de celui dont il croit avoir reçu quelque diſgrace ; mais au moins ſes idées ſont-elles fixées par un être réel qu’il a devant les yeux. Le Lapon, qui adore une roche, le Negre qui ſe proſterne devant un ſerpent monſtrueux, voient au moins ce qu’ils adorent : l’Idolâtre ſe met à genoux devant une ſtatue, dans laquelle il croit que réſide une vertu cachée qu’il juge utile ou nuiſible à lui-même : mais le raiſonneur ſubtile qu’on nomme Théologien dans les nations civiliſées, & qui, en vertu de ſa ſcience inintelligible, ſe croit en droit de ſe moquer du Sauvage, du Lapon, du Negre, de l’Idolâtre, ne voit pas qu’il eſt lui-même à genou devant un être qui n’exiſte que dans ſon propre cerveau, & dont il lui eſt impoſſible d’avoir aucune idée, à moins que, comme le Sauvage ignorant, il ne rentre promptement dans la nature viſible pour lui donner des qualités poſſibles à concevoir.

Ainsi les notions de la divinité que nous voyons répandues par toute la terre ne prouvent point l’exiſtence de cet être ; elles ne ſont qu’une erreur générale, diverſement acquiſe & modifiée dans l’eſprit des nations, qui ont reçu de leurs ancêtres ignorans & tremblans les Dieux qu’ils adorent aujourd’hui. Ces Dieux ont été ſucceſſivement altérés, ornés, ſubtiliſés par les penſeurs, les légiſlateurs, les prêtres, les inſpirés qui les ont médités, qui ont preſcrit des cultes au vulgaire, qui ſe ſont ſervi de ſes préjugés pour le ſoumettre à leur empire ou pour tirer parti de ſes erreurs, de ſes craintes & de ſa crédulité ; ces diſpoſitions ſeront toujours une ſuite néceſſaire de ſon ignorance & du trouble de ſon cœur.

S’il eſt vrai, comme on l’aſſûre, qu’il n’y ait ſur la terre aucune nation ſi farouche & ſi ſauvage qui n’ait un culte religieux ou qui n’adore quelque Dieu, il n’en réſultera rien en faveur de la réalité de cet être. Le mot Dieu ne déſignera jamais que la cauſe inconnue des effets que les hommes ont admirés ou redoutés. Ainsſi cette notion ſi généralement répandue ne prouvera rien, ſinon que tous les hommes & toutes les générations ont ignoré les cauſes naturelles des effets qui ont excité leur ſurprise & leurs craintes. Si nous ne trouvons point aujourd’hui de peuple qui n’ait un Dieu, un culte, une religion, une théologie plus ou moins ſubtile, c’eſt qu’il n’eſt aucun peuple qui n’ait eſſuyé des malheurs dont ſes ancêtres ignorans n’aient été allarmés, & qu’ils n’aient aſſignés à une cauſe inconnue & puiſſante qu’ils ont tranſmiſe à leur poſtérité, qui d’après eux n’a plus rien examiné.

D’ailleurs l’univerſalité d’une opinion ne prouve rien en faveur de ſa vérité. Ne voyons-nous pas un grand nombre de préjugés & d’erreurs groſſieres jouir même aujourd’hui de la ſanction preſqu’univerſelle du genre humain ? Ne voyons-nous pas tous les peuples de la terre imbus des idées de magie, de divinations, d’enchantemens, de préſages, de ſortileges, de revenans ? Si les perſonnes les plus inſtruites ſe ſont guéries de ces préjugés, ils trouvent encore des partiſans très zélés dans le plus grand nombre des hommes, qui les croient pour le moins auſſi fermement que l’exiſtence d’un Dieu. En conclura-t-on que ces chimeres appuyées du conſentement preſqu’unanime de l’eſpece humaine, ont quelque réalité ? Avant Copernic il n’y avoit perſonne qui ne crut que la terre étoit immobile, & que le ſoleil tournoit autour d’elle ; cette opinion univerſelle en étoit-elle moins une erreur pour celà ? Chaque homme a ſon Dieu : tous ces Dieux exiſtent-ils, ou n’en exiſte-t-il aucun ? Mais on nous dira, chaque homme a ſon idée du ſoleil, tous ces ſoleils exiſtent-ils ? Il eſt facile de répondre que l’exiſtence du ſoleil eſt un fait conſtaté par l’uſage journalier des ſens, au lieu que l’exiſtence d’un Dieu n’eſt conſtatée par l’uſage d’aucun ſens ; tout le monde voit le ſoleil, mais perſonne ne voit Dieu. Voilà la ſeule différence entre la réalité & la chimere : la réalité eſt preſqu’auſſi diverſe dans la tête des hommes que la chimere, mais l’une exiſte & l’autre n’exiſte pas ; il y a d’un côté des qualités ſur leſquelles on ne diſpute point, de l’autre côté on diſpute ſur toutes les qualités. Perſonne n’a jamais dit, il n’y a point de ſoleil ou le ſoleil n’eſt point lumineux & chaud, au lieu que pluſieurs hommes ſenſés ont dit il n’y a point de Dieu. Ceux qui trouvent cette propoſition affreuſe & inſenſée & qui affirment que Dieu exiſte, ne nous diſent-ils pas en même tems qu’ils ne l’ont jamais vu ni ſenti & que l’on n’y connoît rien ? La Théologie eſt un monde où tout ſuit des loix inverses de celui que nous habitons !

Que devient donc cet accord ſi vanté de tous les hommes à reconnoître un Dieu & la néceſſité du culte qu’on doit lui rendre ? Il prouve qu’eux, ou leurs Peres ignorans, ont éprouvé des malheurs ſans pouvoir les rapporter à leurs véritables cauſes. [1] Si nous avions le courage d’examiner les choſes de ſang froid & de mettre à l’écart les préjugés que tout conſpire à rendre auſſi durables que nous, nous ſerions bientôt forcés de reconnoître que l’idée de la divinité ne nous eſt aucunement infuſe par la nature, qu’il fut un tems où elle n’exiſtoit point en nous, & nous verrions que nous la tenons par tradition de ceux qui nous ont élevés, que ceux-ci l’avoient reçue de leurs ancêtres, & qu’en dernier ressort elle eſt venue des Sauvages ignorans qui furent nos premiers peres, ou, ſi l’on veut, des Législateurs adroits qui ſçurent mettre à profit les craintes, l’ignorance & la crédulité de nos devanciers pour les ſoumettre à leur joug.

Cependant il y eût des mortels qui ſe vanterent d’avoir vu la divinité : le premier qui oſa le dire aux hommes fut évidemment un menteur, dont l’objet fut de tirer parti de leur ſimplicité crédule, ou un enthouſiaſte, qui débita pour des vérités les rêveries de ſon imagination. Nos ancêtres nous ont tranſmis les divinités qu’ils avoient ainſi reçues de ceux qui les ont trompés eux-mêmes, & dont les fourberies modifiées depuis d’âges en âges ont peu-à-peu acquis la ſanction publique & la ſolidité que nous voyons. En conſéquence le nom de Dieu eſt un des premiers mots que l’on ait fait retentir dans nos oreilles ; on nous en a parlé ſans ceſſe ; on nous l’a fait balbutier avec reſpect & crainte, on nous a fait un devoir d’adreſſer nos vœux & de fléchir le genou devant un phantôme que ce nom repréſentoit, mais qu’il ne nous fut jamais permis d’examiner. A force de nous répéter ce mot vuide de ſens, à force de nous menacer de cette chimere, à force de nous raconter les antiques fables qu’on lui attribue, nous nous perſuadons que nous en avons des idées, nous confondons des habitudes machinales avec les inſtincts de notre nature, & nous croyons bonnement que tout homme apporte au monde l’idée de la Divinité.

C’est faute de nous rappeller les premieres circonſtances où notre imagination fut frappée du nom de Dieu & des récits merveilleux qui nous en ont été faits pendant le cours de notre enfance & de notre éducation, que nous croyons cette idée abſtraite inhérente à notre être & innée dans tous les hommes[2]. Notre mémoire ne nous rappelle pas la ſucceſſion des cauſes qui ont gravé ce nom dans notre cerveau. C’eſt uniquement par habitude que nous admirons & craignons un objet que nous ne connoiſſons que par le nom dont nous l’avons entendu désigner, dès l’enfance. Auſſitôt qu’on le prononce, nous lui aſſocions machinalement & ſans réflexion les idées que ce mot réveille dans notre imagination, & les ſenſations dont on nous a dit qu’il devoit être accompagné. Ainſi, pour peu que nous voulions être de bonne foi avec nous-mêmes, nous conviendrons que l’idée de Dieu & des qualités que nous lui attribuons, n’a d’autre fondement que l’opinion de nos Peres, traditionnellement infuſe en nous par l’éducation, confirmée par l’habitude & fortifiée par l’exemple & par l’autorité.

On voit donc comment les idées de Dieu, enfantées dans l’origine par l’ignorance, l’admiration & la crainte ; adoptées par l’inexpérience & la crédulité ; propagées par l’éducation, par l’exemple, par l’habitude, par l’autorité ſont devenues inviolables & ſacrées ; nous les avons reçues malgré nous ſur la parole de nos Peres, de nos Inſtituteurs, de nos Légiſlateurs, de nos Prêtres ; nous y tenons par habitude & ſans les avoir jamais examinées ; nous les regardons comme ſacrées parce qu’on nous a toujours aſſûré qu’elles étoient eſſentielles à notre bonheur ; nous croyons les avoir toujours eues, parce que nous les avions dès notre enfance ; nous les jugeons indubitables, parce que nous n’avions jamais eu l’intrépidité d’en douter. Si notre ſort nous eût fait naître ſur les côtes de l’Afrique, nous adorerions avec autant d’ignorance & de ſimplicité le ſerpent révéré par les Negres, que nous adorons le Dieu ſpirituel & métaphyſique que l’on adore en Europe. Nous ſerions auſſi indignés ſi quelqu’un nous diſputoit la divinité de ce reptile, que nous aurions appris à reſpecter au ſortir du ſein de nos meres, que nos Théologiens le ſont quand on diſpute à leur Dieu les attributs merveilleux dont ils l’ont orné. Cependant ſi l’on conteſtoit ſes titres & ſes qualités au Dieu-ſerpent des Negres, au moins ne pourroit-on pas lui conteſter ſon exiſtence, dont on ſeroit à portée de ſe convaincre par ſes yeux. Il n’en eſt pas de même du Dieu immatériel, incorporel, contradictoire, ou de l’homme diviniſé que nos penſeurs modernes ont ſi ſubtilement compoſé. A force de rêver, de raiſonner, de ſubtiliſer, ils ont rendu ſon exiſtence impoſſible pour quiconque oſera la méditer de ſang froid. On ne pourra jamais ſe figurer un être qui n’eſt compoſé que d’abſtractions & de qualités négatives, c’eſt-à-dire, qui n’a aucunes des qualités que l’eſprit humain eſt ſuſceptible de juger. Nos Théologiens ne ſçavent ce qu’ils adorent ; ils n’ont aucune idée réelle de l’être dont ils s’occupent ſans ceſſe ; cet être ſeroit depuis longtems anéanti, ſi ceux à qui on l’annonce avoient oſé l’examiner.

En effet dès le premier pas nous nous trouvons arrêtés : l’exiſtence même de l’être le plus important & le plus révéré eſt encore un problême pour quiconque veut peſer de ſang froid les preuves qu’en donne la Théologie ; & quoiqu’avant de raiſonner ou de diſputer ſur la nature & les qualités d’un être il fut à propos de conſtater ſon exiſtence, celle de la divinité n’eſt rien moins que démontrée pour tout homme qui voudra conſulter le bon ſens. Que dis-je ! Les Théologiens eux mêmes n’ont preſque jamais été d’accord ſur les preuves dont on ſe ſervoit pour établir l’exiſtence divine. Depuis que l’eſprit humain s’occupe de ſon Dieu, & quand ne s’en eſt-il pas occupé ! on n’eſt point juſqu’ici parvenu à démontrer l’exiſtence de cet objet intéreſſant, d’une façon pleinement ſatifaiſante, pour ceux-mêmes qui veulent que nous en ſoyons convaincus. D’âges en âges de nouveaux champions de la divinité, des philoſophes profonds, des Théologiens ſubtiles ont cherché de nouvelles preuves de l’exiſtence de Dieu, parce qu’ils étoient, ſans doute, peu contents de celles de leurs prédéceſſeurs. Les penſeurs qui s’étoient flattés d’avoir démontré ce grand problême furent ſouvent accuſés d’athéiſme & d’avoir trahi la cauſe de Dieu par la foibleſſe des argumens dont ils l’avoient appuyée. [3] Des hommes d’un très grand génie ont en effet succeſſivement échoué dans leurs démonſtrations ou dans les ſolutions qu’ils ont voulu donner ; en croyant lever une difficulté, ils en ont continuellement fait éclore cent autres. C’eſt en pure perte que les plus grands métaphyſiciens ont épuiſé tous leurs efforts soit pour prouver que Dieu exiſtoit, ſoit pour concilier ſes attributs incompatibles, ſoit pour répondre aux objections les plus ſimples ; ils n’ont encore pu réuſſir à mettre leur Divinité hors d’atteinte ; les difficultés qu’on leur oppoſe ſont aſſez claires pour être entendues par un enfant, tandis que dans les nations les plus inſtruites, l’on trouveroit à peine douze hommes capables d’entendre les démonſtrations, les ſolutions & les réponſes d’un Deſcartes, d’un Leibnitz, d’un Clarcke quand ils veulent nous prouver l’exiſtence de la Divinité. N’en ſoyons point étonnés ; les hommes ne s’entendent jamais eux mêmes quand ils nous parlent de Dieu ; comment pourroient-ils donc s’entendre les uns les autres, ou convenir entre-eux quand ils raiſonnent sur la nature & les qualités d’un être créé par des imaginations diverſes que chaque homme eſt forcé de voir diverſement, & ſur le compte duquel les hommes ſeront toujours dans une égale ignorance faute d’avoir une meſure commune pour en juger ?

Pour nous convaincre du peu de ſolidité des preuves qu’on nous donne de l’exiſtence du Dieu Théologique, & de l’inutilité des efforts que l’on a faits pour concilier ſes attributs diſcordans, écoutons ce qu’en a dit le célebre Docteur Samuel Clarcke, qui dans ſon traité de l’exiſtence & des attributs de Dieu, passe pour en avoir parlé de la façon la plus convaincante. [4] Ceux qui l’ont suivi n’ont fait en effet que répéter ses idées, ou présenter ses preuves sous des formes nouvelles. D’après l’examen que nous allons en faire, l’on ose dire que l’on trouvera que ses preuves sont peu concluantes, que ses principes sont peu fondés, & que ses prétendues solutions ne sont propres à rien résoudre. En un mot, dans le dieu du dr Clarcke ainsi que dans celui des plus grands théologiens, on ne verra qu’une chimere établie sur des suppositions gratuites, & formée par l’assemblage confus de qualités disparates, qui rendent son existence totalement impossible ; enfin dans ce dieu l’on ne trouvera qu’un vain phantôme, substitué à l’énergie de la nature que l’on s’est toujours obstiné à méconnoître. Nous allons suivre pied-à-pied les différentes propositions dans leſquelles ce ſçavant Théologien développe les opinions reçues ſur la Divinité.

I. Quelque choſe, dit M. Clarcke, a exiſté de toute éternité.

Cette proposition eſt évidente & n’a pas beſoin de preuves. Mais quelle eſt cette choſe qui a exiſté de toute éternité ? Pourquoi ne sſeroit-ce pas plutôt la nature ou la matiere, dont nous avons des idées, qu’un pur eſprit, ou qu’un agent dont il nous eſt impoſſible de nous faire aucune idée ? Ce qui exiſte, ne ſuppoſe-t-il point, dès lors même, que l’exiſtence lui est eſſentielle ? Ce qui ne peut point s’anéantir n’exiſte-t-il pas néceſſairement ? Et comment peut-on concevoir que ce qui ne peut ceſſer d’exiſter ou ce qui ne peut s’anéantir ait eu un commencement ? Si la matiere ne peut être anéantie elle n’a pu commencer d’être ; ainſi nous dirons à Mr. Clarcke que c’eſt la matiere, que c’eſt la nature agiſſante par ſa propre énergie, dont aucune partie n’eſt jamais dans un repos abſolu, qui a toujours exiſté ; les différens corps matériels que cette nature renferme changent bien de formes, de combinaiſons, de propriétés & de façons d’agir, mais leurs principes ou élémens ſont indeſtructibles & n’ont jamais pu commencer.

II. Un être indépendant & immuable a exiſté de toute éternité.

Nous demanderons toujours quel eſt cet être ? Nous demanderons s’il est indépendant de ſa propre eſſence ou des propriétés qui le conſtituent ce qu’il eſt ? Nous demanderons ſi cet être quelconque peut faire que les êtres qu’il produit ou qu’il meut agiſſent autrement qu’ils ne font d’après les propriétés qu’il a pu leur donner ; & dans ce cas nous demanderons ſi cet être, tel qu’on puiſſe le ſuppoſer, n’agit pas néceſſairement & n’eſt pas forcé d’employer les moyens indiſpenſables pour remplir ſes vues & parvenir aux fins qu’il a, ou qu’on lui ſuppoſe ? Pour lors nous dirons que la nature eſt forcée d’agir d’après ſon eſſence ; que tout ce qui se fait en elle eſt néceſſaire, & que ſi on la ſuppoſe gouvernée par un Dieu, ce Dieu ne peut agir autrement qu’il ne fait, & parconſéquent eſt ſoumis lui même à la néceſſité.

On dit qu’un homme eſt indépendant, lorſqu’il n’eſt déterminé dans ſes actions que par les cauſes générales qui ont coutume de le mouvoir ; on dit qu’il eſt dépendant d’un autre homme, lorſqu’il ne peut agir qu’en conſéquence des déterminations que ce dernier lui donne. Un corps eſt dépendant d’un autre corps, lorſqu’il lui doit sſon exiſtence & ſa façon d’agir. Un être exiſtant de toute éternité ne peut devoir ſon exiſtence à aucun autre être ; il ne pourroit donc être dépendant de lui que parce qu’il lui devroit ſon action ; mais il eſt évident qu’un être éternel, ou exiſtant par lui même, renferme dans ſa nature tout ce qu’il faut pour agir ; donc la matiere étant éternelle eſt néceſſairement indépendante dans le ſens que nous avons expliqué. Donc elle n’a pas beſoin d’un moteur dont elle doive dépendre.

L’être éternel eſt auſſi immuable, ſi par cet attribut l’on entend qu’il ne peut changer de nature ; car ſi l’on vouloit dire par là qu’il ne peut point changer de façon d’être ou d’agir, on ſe tromperoit, ſans doute, puiſque, même en ſupsupposant un être immatériel, on seroit forcé de reconnoître en lui différentes manières d’être, différentes volitions, différentes façons d’agir ; à moins qu’on ne le supposât totalement privé d’action, auquel cas il seroit parfaitement inutile. En effet pour changer de manière d’agir, il faut nécessairement changer de façon d’être. D’où l’on voit que les théologiens, en faisant Dieu immuable, le rendent immobile, & par conséquent inutile. Un être immuable dans ce sens de ne point changer de façon d’être, ne pourroit évidemment avoir ni des volontés successives, ni produire des actions successives ; si cet être a créé la matière ou enfanté l’univers, il fut un tems où il voulut que cette matière & cet univers existassent, & ce tems fut précédé d’un autre tems où il avoit voulu qu’ils n’existassent point encore. Si Dieu est l’auteur de toutes choses, ainsi que des mouvemens & des combinaisons de la matière, il est sans cesse occupé à produire & à détruire ; par conséquent il ne peut être appellé immuable quant à sa façon d’exister. L’univers matériel se maintient toujours lui-même par les mouvemens & les changemens continuels de ses parties ; la somme des êtres qui le composent, ou des élémens qui agissent en lui, est invariablement la même ; dans ce sens l’immutabilité de l’univers est bien plus facile à concevoir & bien plus démontrée, que celle d’un dieu distingué de lui, à qui l’on attribue tous les effets & changemens qui s’opèrent à nos yeux. La nature n’est pas plus accusable de mutabilité à cause de la succession de ses formes, que l’être éternel des théologiens par la diversité de ses décrets.

III. Cet être immuable & indépendant, qui existe de toute éternité, existe par lui-même.

Cette proposition n’est qu’une répétition de la première. Nous y répondrons donc en demandant pourquoi la matière, qui est indestructible, n’existeroit point par elle-même ? Il est évident qu’un être qui n’a point eu de commencement doit exister par lui-même ; s’il eût existé par un autre, il auroit commencé d’être, & par conséquent il ne seroit point éternel. Ceux qui font la matière coéternelle à Dieu ne font que multiplier les êtres sans nécessité.

IV. L’essence de l’être qui existe par lui-même est incompréhensible.

M. Clarcke eût parlé plus exactement, s’il eût dit que son essence est impossible. Cependant nous conviendrons que l’essence de la matière est incompréhensible, ou du moins que nous ne la concevons que foiblement par les façons dont nous en sommes affectés ; mais nous dirons que nous sommes encore bien moins à portée de concevoir la divinité, que nous ne pouvons saisir par aucun côté. Ainsi nous conclurons toujours que c’est une folie d’en raisonner ; que rien n’est plus ridicule que d’attribuer des qualités à un être distingué de la matière, tandis que, s’il existoit, ce seroit par la matière seule que nous pourrions le connoître, c’est-à-dire, nous assûrer de son existence & de ses qualités. Enfin nous en conclurons que tout ce qu’on nous dit de Dieu le rend matériel, ou prouve l’impossibilité où nous serons toujours de concevoir un être différent de la matière ; non étendu, & pourtant en tout lieu ; immatériel, & pourtant agissant sur la matière ; spirituel, & produisant la matière immuable, & mettant tout en mouvement. Etc. Etc. Etc.

En effet l’incompréhensibilité de Dieu ne le distingue point de la matière ; celle-ci n’en sera pas plus aisée à comprendre, quand nous lui associerons un être encore bien moins compréhensible qu’elle-même, que nous connoissons du moins par quelques-uns de ses côtés. Nous ne connoissons l’essence d’aucun être, si par le mot essence l’on entend ce qui constitue la nature qui lui est propre ; nous ne connoissons la matière que par les perceptions, les sensations & les idées qu’elle nous donne ; c’est d’après cela que nous en jugeons bien ou mal, selon la disposition particulière de nos organes ; mais dès qu’un être n’agit sur aucun de nos organes ; il n’existe point pour nous, & nous ne pouvons sans extravagance parler de sa nature ou lui assigner des qualités. L’incompréhensibilité de Dieu devroit convaincre les hommes qu’ils ne devroient point s’en occuper : mais cette indifférence n’accommoderoit point ses ministres, qui veulent en raisonner sans cesse pour montrer leur sçavoir, & nous en occuper sans cesse pour nous soumettre à leurs vues. Cependant si Dieu est incompréhensible, nous devrions en conclure que nos prêtres ne le comprennent pas mieux que nous, & non pas en conclure que le parti le plus sûr est de nous en rapporter à l’imagination de ces prêtres.

5 l’être qui existe nécessairement par lui-même est nécessairement éternel.

cette proposition est la même que la première, à moins qu’ici le docteur Clarcke n’entende que, comme l’être existant par lui-même n’a point eu de commencement, il ne peut avoir de fin. Quoiqu’il en ſoit, on demandera toujours pourquoi l’on s’obſtine à diſtinguer cet être de l’univers ? Et l’on dira que la matiere ne pouvant point s’anéantir, exiſte néceſſairement & ne ceſſera point d’exiſter. D’ailleurs comment faire dériver cette matiere d’un être qui n’eſt point matiere ? Ne voit-on pas que la matiere est néceſſaire, & qu’il n’y a que ſa force, ſon arrangement, ſes combinaiſons qui ſoient contingentes, ou plutôt paſſageres ? Le mouvement général eſt néceſſaire, mais un mouvement donné ne l’eſt que tant que ſubſiste la combinaiſon dont ce mouvement eſt la ſuite ou l’effet : on peut changer les directions, accélérer ou retarder, ſuſpendre ou arrêter un mouvement particulier, mais le mouvement général ne peut être anéanti. L’homme en mourant ceſſe de vivre ; c’eſt-à-dire, de marcher, de penser, d’agir de la façon qui eſt propre à l’organiſation humaine ; mais la matiere qui compoſoit ſon corps & ſon ame ne ceſſe point de ſe mouvoir pour cela, elle devient ſimplement ſuſceptible d’un autre genre de mouvement.

VI. L’être qui exiſte par lui même doit être infini & présent par-tout.

Le mot infini ne préſente qu’une idée négative qui exclut toutes les bornes. Il eſt évident qu’un être qui exiſte néceſſairement, qui eſt indépendant, ne peut être limité par rien qui ſoit hors de lui, il doit être ſa limite à lui même, en ce ſens l’on peut dire qu’il eſt infini.

Quant à ce qu’on nous dit qu’il eſt préſent par-tout, il eſt évident que s’il n’y a rien hors de lui, il n’y a point de lieu où il ne ſoit préſent, ou qu’il n’y aura que lui & le vuide. Celà poſé, je demande au Docteur Clarcke ſi la matiere exiſte, & ſi elle n’occupe pas du moins une portion de l’eſpace ? Dans ce cas la matiere ou l’univers doivent au moins exclure la Divinité, qui n’eſt point matiere, de la place que les êtres matériels occupent dans l’eſpace. Le Dieu des Théologiens ſeroit-il par hazard l’être abſtrait que l’on nomme l’eſpace ou le vuide ? Ils nous répondront que non ; & ils nous diront que Dieu qui n’eſt point matiere, pénetre la matiere. Mais pour pénétrer la matiere, il faut correſpondre à la matiere, & par conſéquent avoir de l’étendue ; or avoir de l’étendue, c’eſt avoir une des propriétés de la matiere. Si Dieu pénetre la matiere, il eſt matériel & ſe confond avec l’univers, dont il eſt impoſſible de le diſtinguer ; & par une ſuite néceſſaire Dieu ne peut jamais ſe ſéparer de la matiere ; il ſera dans mon corps, dans mon bras, &c. Ce qu’aucun Théologien ne voudra m’accorder. Il me dira que c’eſt un myſtere ; & je comprendrai par là qu’il ne ſçait où placer ſon Dieu, qui pourtant, ſelon lui, remplit tout de ſon immensité.

VII. L’être exiſtant néceſſairement eſt néceſſairement unique.

S’il n’y a rien hors d’un être qui exiſte néceſſairement, il faut qu’il ſoit unique. On voit que cette propoſition eſt la même que la précédente ; à moins que l’on ne voulut nier l’exiſtence de l’univers matériel, ou que l’on ne voulut dire avec Spinoſa, qu’il n’y a, & que l’on ne peut concevoir d’autre ſubſtance que Dieu. Præter Deum neque dari neque concipi poteſt ſubſtantia, dit

ce célèbre Athée dans ſa quatorzieme propoſition.
VIII. L’être exiſtant par lui-même eſt néceſſairement intelligent.

Ici le Docteur Clarcke aſſigne à Dieu une qualité humaine. L’intelligence est une qualité des êtres organiſés ou animés que nous ne connoiſſons nulle part hors de ces êtres. Pour avoir de l’intelligence, il faut penſer ; pour penſer, il faut avoir des idées ; pour avoir des idées, il faut avoir des ſens ; quand on a des ſens, on eſt matériel ; & quand on eſt matériel, on n’eſt point un pur eſprit.

L’être néceſſaire qui comprend, qui renferme & produit des êtres animés, renferme, comprend & produit des intelligences. Mais le grand tout a-t-il une intelligence particuliere qui le meuve, le faſſe agir, le détermine, comme l’intelligence meut & détermine les corps animés ? C’eſt ce que rien ne peut prouver. L’homme s’étant mis à la premiere place de l’univers, a voulu juger de tout par ce qu’il voyoit en lui-même ; il a prétendu que pour être parfait, il falloit être comme lui ; voilà la ſource de tous ſes faux raiſonnemens ſur la nature & ſur ſon Dieu. On s’imagine donc que ce ſeroit faire tort à la Divinité que de lui refuſer une qualité qui ſe trouve dans l’homme, & à laquelle il attache une idée de perfection & de ſupériorité. Nous voyons que nos ſemblables s’offenſent lorſque nous disons qu’ils manquent d’intelligence, & nous jugeons qu’il en eſt de même de l’agent, que nous ne ſubſtituons à la nature que par ce que nous reconnoiſſons qu’elle n’a point cette qualité. On n’accorde point de l’intelligence à la nature, quoiqu’elle renferme des êtres intelligens, c’eſt pour celà que l’on imaimagina un dieu qui pense, qui agisse, qui ait de l’intelligence pour elle. Ainsi ce dieu n’est que la qualité abstraite, la modification de notre être nommée intelligence que l’on a personnifiée. C’est dans la terre que s’engendrent des animaux vivans que nous nommons des vers ; cependant nous ne disons point que la terre soit un être vivant. Le pain que nous mangeons & le vin que nous buvons ne sont point de substances pensantes, mais ils nourrissent, soutiennent & font penser des êtres susceptibles de cette modification particulière. C’est dans la nature que se forment des êtres intelligens, sentans, pensans ; cependant nous ne pouvons dire que la nature sente, pense & soit intelligente.

Comment, nous dira-t-on, refuser au créateur des qualités que nous voyons dans ses créatures ? L’ouvrage seroit-il donc plus parfait que l’ouvrier ? le dieu qui a fait l’œil ne verra-t-il point, le dieu qui a fait l’oreille n’entendra-t-il point ? mais d’après ce raisonnement ne devrions-nous pas attribuer à Dieu toutes les autres qualités que nous rencontrons dans ses créatures ? Ne dirions-nous pas avec autant de fondement que le dieu qui a fait la matière est lui-même matière ; que le dieu qui a fait le corps doit posséder un corps ; que le dieu qui a fait tant d’insensés est insensé lui-même ; que le dieu qui a fait des hommes qui péchent est sujet à pécher ? Si de ce que les ouvrages de Dieu possédent certaines qualités & sont susceptibles de certaines modifications, nous allons en conclure que Dieu les posséde aussi, à plus forte raison nous serons forcés d’en conclure pareillement que Dieu est matériel, est étendu, est pesant, est méchant &c.

Pour attribuer à Dieu, c’eſt-à-dire, au moteur univerſel de la nature, une ſageſſe ou une intelligence infinies, il faudroit qu’il n’y eut ni folies, ni maux, ni méchanceté, ni déſordre ſur la terre. On nous dira, peut-être, que même d’après nos principes les maux & les déſordres ſont néceſſaires ; mais nos principes n’admettent point un Dieu intelligent & ſage qui auroit la puiſſance de les empêcher. Si en admettant un pareil Dieu, le mal n’en eſt pas moins néceſſaire, à quoi ce Dieu ſi ſage, ſi puiſſant, ſi intelligent peut-il ſervir ? Puiſqu’il eſt lui-même ſoumis à la néceſſité ; dès lors il n’eſt plus indépendant, ſa puiſſance diſparoît, il eſt forcé de laiſſer un libre cours aux eſſences des choſes ; il ne peut empêcher les cauſes de produire leurs effets ; il ne peut s’oppoſer au mal ; il ne peut rendre l’homme plus heureux qu’il n’eſt ; il ne peut parconſéquent être bon ; il eſt parfaitement inutile ; il n’eſt que le témoin tranquille de ce qui doit néceſſairement arriver ; il ne peut s’empêcher de vouloir tout ce qui ſe fait dans le monde. Cependant on nous dit dans la propoſition ſuivante que,

IX. L’être exiſtant par lui-même eſt un agent libre.

Un homme eſt appellé libre lorſqu’il trouve en lui-même des motifs qui le déterminent à l’action, ou lorſque ſa volonté ne trouve point d’obſtacles à faire ce à quoi ſes motifs le déterminent. Dieu, ou l’être néceſſaire dont il est ici queſtion, ne trouve-t-il point d’obſtacles dans l’exécution de ſes projets ? Veut-il que le mal ſe faſſe ou ne peut-il point l’empêcher ? Dans ce cas il n’eſt point libre, & ſa volonté rencontre des obſtacles continuels, ou bien il faudra dire qu’il consſent au péché, qu’il veut qu’on l’offenſe, qu’il ſouffre que les hommes gênent ſa liberté & dérangent ſes projets. Comment les Théologiens ſe tireront-ils de ces embarras ?

D’un autre côté, le Dieu que l’on ſuppoſe ne peut agir qu’en conſéquence des loix de ſa propre exiſtence ; on pourroit donc l’appeller un être libre, en tant que ſes actions ne ſeroient déterminées par rien qui ſeroit hors de lui, mais ce ſeroit abuſer viſiblement des termes : en effet on ne peut point dire qu’un être qui ne peut point agir autrement qu’il ne fait, & qui jamais ne peut ceſſer d’agir qu’en vertu des loix de ſon exiſtence propre, ſoit un être libre, il eſt évidemment néceſſité dans toutes ſes actions. Demandons à un Théologien ſi Dieu peut récompenſer le crime & punir la vertu ? Demandons lui encore ſi Dieu peut aimer le péché, ou s’il eſt libre, lorſque l’action d’un homme produit néceſſairement en lui une volonté nouvelle ; un homme eſt un être hors de Dieu, & néanmoins l’on prétend que la conduite de cet homme influe sur cet être libre & détermine néceſſairement sa volonté. Enfin nous demanderons ſi Dieu peut ne pas vouloir ce qu’il veut & ne pas faire ce qu’il fait ? Sa volonté n’eſt-elle pas néceſſitée par l’intelligence, la ſageſſe & les vues qu’on lui ſuppoſe ? Si Dieu eſt ainſi lié, il n’eſt pas plus libre que l’homme : ſi tout ce qu’il fait eſt néceſſaire, il n’eſt autre choſe que le Deſtin, la fatalité, le fatum des anciens, & les modernes n’ont point changé de Divinité, quoiqu’ils aient changé ſon nom.

On nous dira peut-être, que Dieu eſt libre, en tant qu’il n’eſt point lié par les loix de la nature ou par celles qu’il impoſe à tous les êtres. Cependant s’il eſt vrai qu’il ait fait ces loix, ſi elles ſont les effets de ſa ſageſſe infinie & de ſon intelligence ſuprême, il eſt par ſon eſſence obligé de les ſuivre, ou bien on ſera forcé de convenir que Dieu pourroit agir en inſenſé. Les Théologiens, dans la crainte, ſans doute, de gêner la liberté de Dieu, ont ſuppoſé qu’il n’étoit aſſervi à aucunes regles, comme nous l’avons prouvé ci-devant ; en conſéquence ils en ont fait un être deſpotique, fantaſque & bizarre, que ſa puiſſance mettoit en droit de violer toutes les loix qu’il avoit lui-même établies. Par les prétendus miracles qu’on lui attribue, il déroge aux loix de la nature ; par la conduite qu’on lui ſuppoſe, il agit très ſouvent d’une façon contraire à ſa ſageſſe divine & à la raiſon qu’il a donnée aux hommes pour régler leurs jugemens. Si Dieu eſt libre en ce ſens, toute religion eſt inutile ; elle ne peut ſe fonder que ſur les regles immuables que ce Dieu s’eſt preſcrites à lui-même & ſur les engagemens qu’il a pris avec le genre-humain : dès qu’une religion ne le ſuppoſe point lié par ſes engagemens, elle ſe détruit elle-même.

X. La cauſe ſuprême de toutes choſes poſſede une puiſſance infinie.

Il n’y a de puiſſance qu’en elle, cette puiſſance n’a donc point de bornes ; mais ſi c’eſt Dieu qui jouit de cette puiſſance, l’homme ne devroit pas avoir le pouvoir de mal faire ; ſans quoi il ſeroit en état d’agir contre la puiſſance divine ; il y auroit hors de Dieu une force capable de contrebalancer la ſienne ou de l’empêcher de produire les effets qu’elle ſe propoſe ; la Divinité ſeroit forcée de ſouffrir le mal qu’elle ne pourroit point empêcher.

D’un autre côté, ſi l’homme eſt libre de pécher, Dieu n’eſt pas libre lui-même, ſa conduite eſt néceſſairement déterminée par les actions de l’homme. Un Monarque équitable n’eſt rien moins que libre quand il ſe croit obligé d’agir conformément aux lois qu’il a juré d’obſerver ou qu’il ne pourroit violer ſans bleſſer la juſtice. Un Monarque n’eſt point puiſſant quand le moindre de ſes ſujets eſt à portée de l’inſulter, de lui réſiſter en face ou de faire ſourdement échouer tous ſes projets. Cependant toutes les religions du monde nous montrent Dieu ſous les traits d’un ſouverain abſolu dont rien ne peut gêner les volontés ni borner le pouvoir ; tandis que d’un autre côté, elles aſſûrent que ſes ſujets ont à chaque inſtant le pouvoir & la liberté de lui déſobéir & d’anéantir ſes desſeins : d’où l’on voit évidemment que toutes les religions du monde détruiſent d’une main ce qu’elles établiſſent de l’autre ; & que d’après les idées qu’elles nous donnent, leur Dieu n’eſt ni libre, ni puiſſant, ni heureux.

XI. L’auteur de toutes choſes doit être infiniment ſage.

La ſageſſe & la folie ſont des qualités fondées sur nos propres jugemens ; or dans ce monde, que Dieu eſt ſuppoſé avoir créé, conſerver, mouvoir & pénétrer, il se paſſe mille choſes qui nous paroiſſent des folies, & même les créatures, pour qui nous imaginons que l’univers a été fait, ſont bien plus ſouvent inſenſées & déraiſonnables que prudentes & ſenſées. L’auteur de tout ce qui exiſte doit être également l’auteur de ce que nous appellons déraiſonnable & de ce que nous jugeons très ſage. D’un autre côté, pour juger de l’intelligence & de la ſageſſe d’un être, il faudroit au moins entrevoir le but qu’il ſe propoſe. Quel eſt le but de Dieu ? C’eſt, nous dit-on, ſa propre gloire ; mais ce Dieu parvient-il à ce but & les pécheurs ne refuſent-ils pas de le glorifier ? D’ailleurs ſuppoſer que Dieu eſt ſenſible à la gloire, n’eſt-ce pas lui ſuppoſer nos folies & nos foibleſſes ? N’eſt-ce pas le dire orgueilleux ? Si l’on nous dit que le but de la ſageſſe divine eſt de rendre les hommes heureux, je demanderai toujours pourquoi ces hommes, en dépit de ſes vues, ſe rendent ſi ſouvent malheureux ? Si l’on me dit que les vues de Dieu ſont impénétrables pour nous ; je répondrai 1o que dans ce cas c’eſt au hazard que l’on dit que la Divinité ſe propoſe le bonheur de ſes créatures, objet qui, dans le fait, n’eſt jamais rempli. Je répondrai 2o qu’ignorant ſon vrai but, il nous eſt impoſſible de juger de ſa ſageſſe, & qu’il y a de la démence à vouloir en raiſonner.

XII. La cauſe ſuprême doit néceſſairement poſſéder une bonté, une juſtice, une véracité infinies & toutes les autres perfections morales qui conviennent au gouverneur & au ſouverain juge du monde.

L’idée de la perfection eſt une idée abſtraite, métaphyſique, négative qui n’a nul Archétype ou modele hors de nous. Un être parfait ſeroit un être ſemblable à nous dont par la penſée nous ôtons toutes les qualités que nous trouvons nuiſibles à nous-mêmes, & que pour cette raiſon nous appellons des imperfections ; ce n’eſt jamais que relativement à nous & à notre façon de ſentir & de penſer, & non en elle même qu’une choſe eſt parfaite ou imparfaite ; c’eſt ſelon que cette choſe nous eſt plus ou moins utile ou nuiſible, agréable ou déſagréable. En ce ſens comment pouvons nous attribuer la perfection à l’être néceſſaire ? Dieu eſt-il parfaitement bon relativement aux hommes ? Mais les hommes ſont ſouvent blesſés de ſes ouvrages & forcés de ſe plaindre des maux qu’ils ſouffrent dans ce monde. Dieu eſt-il parfait relativement à ſes œuvres ? Mais ne voyons-nous pas ſouvent à côté de l’ordre le déſordre le plus complet ? Les œuvres ſi parfaites de la Divinité ne s’alterent-elles pas, ne ſe détruiſent-elles pas ſans ceſſe ; ne nous font elles pas malgré nous éprouver des chagrins & des peines qui balancent les plaiſirs & les biens que nous recevons de la nature ? Toutes les religions du monde ne ſuppoſent-elles pas un Dieu continuellement occupé à refaire, à réparer, à défaire, à rectifier ſes ouvrages merveilleux ? On ne manquera pas de nous dire que Dieu ne peut pas communiquer à ſes œuvres les perfections qu’il poſſede lui-même. Dans ce cas nous dirons que les imperfections de ce monde étant néceſſaires pour Dieu lui même, il ne pourra jamais y remédier, même dans un autre monde ; & nous conclurons que ce Dieu ne peut être pour nous d’aucune utilité.

Les attributs métaphyſiques ou Théologiques de la Divinité en font un être abſtrait & inconcevable, dès qu’on le diſtingue de la nature & de tous les êtres qu’elle renferme : les qualités morales en font un être de l’eſpece humaine, quoique par les attributs négatifs on ſe ſoit efforcé de l’éloigner de l’homme. Le Dieu Théologique eſt un être iſolé, qui dans le vrai ne peut avoir aucuns rapports avec aucuns des êtres que nous connoiſſons. Le Dieu moral n’eſt jamais qu’un homme, que l’on a cru rendre parfait, en écartant de lui par la penſée les imperfections de la nature humaine. Les qualités morales des hommes ſont fondées sur les rapports ſubſiſtans entr’eux ou ſur leurs beſoins mutuels. Le Dieu Théologique ne peut avoir des qualités morales ou des perfections humaines ; il n’a pas beſoin des hommes, il n’a aucuns rapports avec eux, vu qu’il ne peut y avoir de rapports qui ne voient réciproques. Un pur eſprit ne peut avoir des rapports avec des êtres matériels, au moins en partie ; un être infini ne peut avoir aucuns rapports avec des êtres finis ; un être éternel ne peut avoir des rapports avec des êtres périſſables & paſſagers. L’être unique, qui n’a ni genre ni eſpece, qui n’a point de ſemblables, qui ne vit point en ſociété, qui n’a rien de commun avec ſes créatures, s’il exiſtoit réellement, ne pourroit avoir aucunes des qualités que nous nommons perfections ; il ſeroit d’un ordre ſi différent des hommes que nous ne pourrions lui aſſigner ni vices ni vertus. On nous répete ſans ceſſe que Dieu ne nous doit rien, que nul être ne peut ſe comparer à lui, que notre entendement borné ne peut concevoir ſes perfections, que l’eſprit humain n’eſt point fait pour comprendre ſon eſſence : mais par celà même ne détruit-on point nos rapports avec cet être ſi diſſemblable, ſi disproportionné, ſi incompréhenſible ? Tous les rapports ſuppoſent une certaine analogie ; tous les devoirs ſuppoſent une reſſemblance & des beſoins réciproques ; pour rendre des devoirs à quelqu’un il eſt néceſſaire de le connoître.

On nous dira, ſans doute, que Dieu s’eſt fait connoître par la révélation. Mais cette révélation ne ſuppoſe-t-elle pas l’exiſtence du Dieu ſur laquelle nous diſputons ? Cette révélation elle-même n’anéantit-elle pas les perfections morales qu’on lui attribue ? Toute révélation ne ſuppoſe-t-elle pas dans les hommes une ignorance, une imperfection, une perverſité qu’un Dieu bon, ſage, tout puiſſant & prévoyant auroit dû prévenir ? Toute révélation particuliere ne ſuppoſe-t-elle pas dans ce Dieu une préférence, une prédilection, une injuſte partialité pour quelques-unes de ſes créatures ; diſpoſitions qui contrediſent viſiblement & ſa bonté & ſa juſtice infinies ? Cette révélation n’annonce-t-elle pas en lui de l’averſion, de la haîne, ou du moins de l’indifférence, pour le plus grand nombre des habitans de la terre ou même un deſſein formé de les aveugler pour les perdre ? En un mot dans toutes les révélations connues, la Divinité, au lieu de nous être repréſentée comme ſage, comme équitable, comme remplie de tendreſſe pour l’homme, ne nous eſt-elle pas continuellement dépeinte comme fantaſque, comme inique, comme cruelle, comme voulant ſéduire ſes enfans, comme leur tendant, ou leur faiſant tendre des pieges, comme les punisſant enſuite pour y être tombés ? En vérité le Dieu du Docteur Clarcke & des chrétiens ne peut être regardé comme un être parfait, à moins que dans la Théologie l’on n’appelle perfections ce que la raiſon ou le bon ſens appellent des imperfections frappantes ou des diſpoſitions odieuſes. Diſons plus ; il n’eſt point dans la race humaine d’individus auſſi méchant auſſi vindicatif, auſſi injuſte, auſſi cruel que le tyran à qui les chrétiens prodiguent leurs hommages ſerviles & à qui leurs Théologiens prodiguent des perfections, à chaque inſtant démenties par la conduite qu’il lui prêtent.

Plus nous enviſagerons le Dieu Théologique, plus il nous paroîtra impoſſible & contradictoire ; la Théologie ne ſemble le former que pour le détruire auſſitôt. Qu’est-ce en effet qu’un être dont on ne peut rien affirmer qui ne ſe trouve sur le champ démenti ? Qu’eſt-ce qu’un Dieu bon qui s’irrite ſans ceſſe ; un Dieu tout puiſſant qui jamais ne vient à bout de ſes deſſeins ; un Dieu infiniment heureux, dont la félicité eſt continuellement troublée ; un Dieu qui aime l’ordre & qui jamais ne peut le maintenir ; un Dieu juſte, qui permet que ſes ſujets les plus innocens eſſuyent des injuſtices perpétuelles ? Qu’eſt-ce qu’un pur eſprit qui crée & qui meut la matiere ? Qu’eſt-ce qu’un être immuable qui eſt la cause des mouvemens & des changemens qui s’operent à chaque inſtant dans la nature ? Qu’eſt-ce qu’un être infini qui coëxiſte pourtant avec l’univers ? Qu’eſt-ce qu’un être omniſcient, qui se croit obligé d’éprouver ſes créatures ? Qu’eſt-ce qu’un être tout-puiſſant qui ne peut jamais communiquer à ſes ouvrages la perfection qu’il veut trouver en eux ? Qu’eſt-ce qu’un être revêtu de toutes ſortes de qualités divines & dont la conduite eſt toujours humaine ? Qu’eſt-ce qu’un être qui peut tout & qui ne réusſit à rien, qui n’agit jamais d’une façon digne de lui ? Il eſt méchant, injuſte, cruel, jaloux, irascible, vindicatif comme l’homme ; il échoue comme l’homme dans tous ſes projets ; & celà avec tous les attributs capables de le garantir des défauts de notre eſpece. Si nous voulons être de bonne foi nous conviendrons que cet être n’eſt rien ; & nous trouverons que le phantôme imaginé pour expliquer la nature est perpétuellement en contradiction avec cette nature, & qu’au lieu de tout expliquer il ne sert qu’à tout embrouiller.

Selon Clarcke lui-même, le néant est ce dont on ne peut rien affirmer avec vérité, & dont on peut tout nier véritablement ; tellement que l’idée du néant est, pour ainsi dire, la négation d’absolument toutes les idées ; l’idée du néant fini ou infini est donc une contradiction dans les termes. Que l’on applique ce principe à ce que notre auteur a dit de la divinité, & l’on trouvera que de son aveu même elle est le néant infini, puisque l’idée de cette divinité est la négation d’absolument toutes les idées que les hommes sont capables de se former. La spiritualité n’est en effet qu’une pure négation de la corporéité ; en disant que Dieu est spirituel n’est-ce pas nous dire qu’on ne sçait pas ce qu’il est ? On nous dit qu’il y a des substances que nous ne pouvons ni voir ni toucher & qui n’en existent pas moins pour cela. à la bonne heure ; mais dès lors nous ne pouvons ni en raisonner ni leur assigner des qualités. Conçoit-on mieux l’infinité, qui est une pure négation des limites que nous trouvons dans tous les êtres ? L’esprit humain peut-il comprendre ce que c’est que l’infini, & pour s’en former une espèce d’idée confuse, n’est-il pas obligé de joindre des quantités bornées à d’autres quantités qu’il ne conçoit encore que bornées ? La toute-puissance, l’éternité, l’omniscience, la perfection sont-elles donc autre chose que des abstractions ou des pures négations des bornes dans la force, dans la durée, dans la science ? Si l’on prétend que Dieu n’est rien de ce que l’homme peut connoître, peut voir, peut sentir ; si l’on ne peut rien en dire de poſitif, il eſt au moins permis de douter qu’il exiſte ; ſi l’on prétend que Dieu eſt ce que diſent nos Théologiens, l’on ne peut s’empêcher de nier l’exiſtence ou la poſſibilité d’un être qu’ils font le ſujet de qualités que l’eſprit humain ne pourra jamais concilier ni concevoir.

L’être exiſtant par lui-même doit être, ſuivant Clarcke, un être ſimple, immuable, incorruptible, ſans parties, ſans figure, ſans mouvement, ſans diviſibilité, en un mot un être en qui ne ſe rencontrent aucunes des propriétés de la matiere, qui, étant toutes finies, ſont incompatibles avec l’infinité parfaite. En bonne foi ! Eſt-il bien poſſible de ſe faire quelque notion véritable d’un pareil être ? Les Théologiens conviennent eux mêmes que les hommes ne peuvent ſe faire une notion complete de Dieu ; mais celle qu’on nous préſente ici eſt, non ſeulement incomplete, mais encore elle détruit en Dieu toutes les qualités ſur leſquelles notre esprit pourroit aſſeoir un jugement. Auſſi M. Clarcke eſt-il forcé d’avouer que lorſqu’il s’agit de déterminer la maniere dont il eſt infini & dont il peut être préſent par-tout, nos entendemens bornés ne ſçauroient ni l’expliquer ni le comprendre. Mais qu’eſt-ce qu’un être que nul homme ne peut ni expliquer ni comprendre ? C’eſt une chimere, qui, ſi elle exiſtoit, ne pourroit nullement l’intéreſſer.

Platon, ce grand créateur de chimeres, dit que ceux qui n’admettent que ce qu’ils peuvent voir & manier ſont des ſtupides & des ignorans qui refuſent d’admettre la réalité de l’exiſtence des choſes inviſibles. Nos Théologiens nous tiennent le même langage : nos religions Européennes ont été viſiblement infectées des rêveries Platoniciennes, qui ne sont évidemment que les réſultats des notions obſcures & de la métaphyſique inintelligible des prêtres Egyptiens, Chaldéens, Aſſyriens, chez lesquels Platon avoit été puiſer ſa prétendue Philoſophie. En effet, ſi la Philoſophie conſiſte dans la connoiſſance de la nature, l’on ſera forcé de convenir que la doctrine Platonique ne mérite aucunement ce nom, vu qu’elle n’a fait qu’écarter l’eſprit humain de la nature viſible pour le jetter dans un monde intellectuel, où il ne trouva que des chimeres. Cependant, c’eſt cette philoſophie phantaſtique qui regle encore toutes nos opinions. Nos Théologiens, guidés encore par l’enthouſiaſme de Platon, n’entretiennent leurs ſectateurs que d’eſprits, d’intelligences de ſubſtances incorporelles, de puiſſances inviſibles, d’Anges, de Démons de vertus myſtérieuſes, d’effets ſurnaturels, d’illuminations divines, d’idées innées, &c[5]. A les en croire nos ſens nous ſont entiérement inutiles ; l’expérience n’eſt bonne à rien ; l’imagination, l’enthouſiaſme, le fanatiſme & les mouvemens de crainte que nos préjugés religieux font naître en nous, ſont des inſpirations céleſtes, des avertiſſemens divins, des ſentimens naturels que nous devons préférer à la raiſon, au jugement, au bon ſens. Après nous avoir imbus dès l’enfance de ces maximes ſi propres à nous éblouir & à nous aveugler, il leur eſt aiſé de nous faire admettre les plus grandes abſurdités ſous le nom impoſant de Myſteres, & de nous empêcher d’examiner ce qu’ils nous diſent de croire. Quoi qu’il en ſoit, nous répondrons à Platon, & à tous les Docteurs qui, comme lui, nous impoſent la néceſſité de croire ce que nous ne pouvons comprendre, que pour croire qu’une choſe exiſte, il faut au moins en avoir quelqu’idée ; que cette idée ne peut nous venir que par nos ſens ; que tout ce que nos ſens ne nous font point connoître n’eſt rien pour nous ; que s’il y a de l’abſurdité à nier l’exiſtence de ce qu’on ne connoît pas, il y a de l’extravagance à lui donner des qualités inconnues & qu’il y a de la ſtupidité à trembler devant de vrais phantômes, ou à reſpecter de vaines idoles revêtues de qualités incompatibles que notre imagination à combinées ſans jamais pouvoir conſulter l’expérience & la raiſon.

Celà peut ſervir à répondre au Docteur Clarcke, qui nous dit : quelle abſurdité de ſe récrier ſi fort contre l’exiſtence d’une ſubſtance immatérielle, dont l’eſſence n’eſt point compréhenſible, & d’en parler comme de la choſe la plus incroyable ! il avoit dit un peu plus haut il n’y a point de plante ſi petite & ſi mépriſable qu’elle ſoit ; il n’eſt point d’animal ſi vile qui ne confonde le génie le plus ſublime : les êtres inanimés ſont environnés pour nous de ténebres impénétrables. Quelle extravagance donc de faire ſervir l’incompréhenſibilité de Dieu à nier ſon exiſtence.

Nous lui répondrons 1°. que l’idée d’une ſubſtance immatérielle ou privée d’étendue n’eſt qu’une abſence d’idées, une négation de l’étendue, & que lorſqu’on nous dit qu’un être n’eſt point matiere, on nous dit ce qu’il n’eſt pas & l’on ne nous apprend pas ce qu’il eſt, & qu’en diſant qu’un être ne peut tomber ſous nos ſens, on nous apprend que nous n’avons aucuns moyens de nous aſſûrer s’il exiſte ou non.

2°. L’on avouera ſans peine que les hommes du plus grand génie ne connoiſſent point l’eſſence des pierres, des plantes, des animaux, ni les reſſorts ſecrets qui les conſtituent, qui les font végéter ou agir ; mais que du moins on les voit, que nos ſens les connoiſſent au moins à quelques-égards, que nous pouvons appercevoir quelques-uns de leurs effets, d’aprés leſquels nous les jugeons bien ou mal ; au lieu que nos ſens ne peuvent ſaiſir par aucun côté un être immatériel, ni par conſéquent nous en porter aucune idée ; un tel être eſt pour nous une qualité occulte, ou plutôt un être de raiſon : ſi nous ne connoiſſons point l’esſence ou la combinaiſon intime des êtres les plus matériels, nous découvrons du moins à l’aide de l’expérience quelques-uns de leurs rapports avec nous-mêmes : nous connoiſſons leurs ſurfaces, leur étendue, leur forme, leur couleur, leur moleſſe, leur dureté par les impreſſions qu’ils font ſur nous : nous ſommes à portée de les comparer, de les diſtinguer, de les juger, de les aimer ou de les fuir d’après les différentes façons dont nous en ſommes affectés : nous ne pouvons avoir les mêmes connoiſſances ſur un Dieu immatériel, ni ſur les eſprits dont nous parlent ſans ceſſe des hommes qui n’en peuvent point avoir plus d’idées que les autres mortels.

Nous connoiſſons en nous-mêmes des modifications que nous nommons des ſentimens, des penſées, des volontés, des paſſions : faute de connoître notre eſſence propre & l’énergie de notre organiſation particuliere, l’on attribue ces effets à une cauſe cachée & diſtinguée de nous mêmes, que l’on a dit être ſpirituelle, parce qu’elle ſembloit agir différemment de notre corps : cependant la réflexion nous prouve que des effets matériels ne peuvent partir que d’une cauſe matérielle. Nous ne voyons de même dans l’univers que des effets phyſiques & matériels, qui ne peuvent partir que d’une cauſe analogue, & que nous attribuerons, non à une cauſe ſpirituelle que nous ne connoiſſons pas, mais à la nature elle même, que nous pouvons connoître à quelques égards, ſi nous daignions la méditer de bonne foi.

Si l’incompréhenſibilité de Dieu n’eſt point une raison de nier ſon existence elle n’en eſt pas une pour dire qu’il eſt immatériel, & nous le comprendrons encore bien moins ſpirituel que matériel, puiſque la matérialité eſt une qualité connue, & que la ſpiritualité eſt une qualité occulte ou inconnue, ou plutôt une façon de parler dont nous ne nous ſervons que pour couvrir notre ignorance. Un aveugle né ne raiſonneroit pas bien, s’il nioit l’exiſtence des douleurs, quoique ces douleurs n’exiſtent réellement pas pour lui, mais ſeulement pour ceux qui sont à portée de les connoitre ; cet aveugle nous paroitroit ridicule s’il vouloit les définir. S’il exiſtoit des êtres qui euſſent des idées de Dieu ou d’un pur eſprit, nos Théologiens leur paroitroient, ſans doute, auſſi ridicules que cet aveugle.

On nous répete ſans ceſſe que nos ſens ne nous montrent que l’écorce des choſes, que nos eſprits bornés ne peuvent concevoir un Dieu : l’on en convient ; mais ces ſens ne nous montrent pas même l’écorce de la Divinité que nos Théologiens nous définiſſent, à qui ils donnent des attributs, ſur laquelle ils ne ceſſent de diſputer, tandis que juſqu’ici ils ne ſont jamais parvenus à prouver ſon exiſtence. „ J’aime beaucoup, dit Mr. Locke, tous ceux qui défendent leurs opinions de bonne foi, mais il y a ſi peu de gens qui, d’après la maniere dont ils les défendent, paroiſſent pleinement convaincus des opinions qu’ils profeſſent, que je ſuis tenté de croire qu’il y a dans le monde bien plus de ſceptiques qu’on ne penſe.”[6]

Abbadie nous dit qu’il s’agit de ſçavoir s’il y a un Dieu, & non ce que c’eſt que ce Dieu. Mais comment s’aſſûrer de l’exiſtence d’un être que l’on ne pourra jamais connoître ? Si l’on ne nous dit pas ce que c’eſt que cet être, comment pourrons-nous juger ſi ſon exiſtence eſt poſſible ou non ? Nous venons de voir les fondemens ruineux ſur leſquels les hommes ont juſqu’ici élevé le phantôme créé par leur imagination ; nous venons d’examiner les preuves dont ils ſe ſervent pour établir ſon exiſtence ; nous avons reconnu les contradictions ſans nombre qui réſultent des qualités inconciliables dont ils prétendent l’orner. Que conclure de tout celà, ſinon qu’il n’exiſte pas ? Il eſt vrai qu’on nous aſſûre qu’il n’y a point de contradictions entre les attributs divins, mais qu’il y a une diſproportion entre notre eſprit & la nature de l’être ſuprême. Cela poſé de quelle meſure faut-il que l’homme ſe ſerve pour juger de ſon Dieu ? Ne ſont-ce pas des hommes qui ont imaginé cet être & qui l’ont revêtu des attributs qu’on lui donne ? S’il faut être un eſprit infini pour le comprendre, les Théologiens peuvent-ils ſe vanter de le concevoir eux mêmes ? A quoi bon en parlent-ils à d’autres ? L’homme, qui ne ſera jamais un être infini, pourra-t-il mieux concevoir ſon Dieu infini dans un monde futur, que dans celui qu’il habite aujourd’hui ? Si nous ne connoiſſons point Dieu dès à préſent, nous ne pouvons jamais nous flatter de le connoître par la ſuite, vû que jamais nous ne ſerons des Dieux.

Cependant l’on prétend que ce Dieu eſt néceſſaire à connoître ; mais comment prouver qu’il eſt néceſſaire de connoître ce qu’il eſt impoſſible de connoître ? On nous dit pour lors que le bon ſens & la raiſon ſuffiſent pour convaincre de l’exiſtence d’un Dieu. Mais d’un autre côté ne me dit-on pas que la raiſon est un guide infidele en matiere de religion ? Que l’on nous montre au moins le terme précis où il faut quitter cette raiſon qui nous aura conduit à la connoiſſance de Dieu. La conſulterons-nous encore lorſqu’il s’agira d’examiner ſi ce qu’on raconte de ce Dieu eſt probable, s’il peut réunir les attributs diſcordants qu’on lui donne, s’il a parlé le langage qu’on lui fait tenir ? Nos prêtres ne nous permettront jamais de conſulter la raiſon ſur ces choſes ; ils prétendront alors que nous devons nous en rapporter aveuglément à ce qu’ils diſent ; ils aſſûreront que le plus ſûr eſt de nous ſoumettre à ce qu’ils ont jugé convenable de décider ſur la nature d’un être, qu’ils avouent ne point connoître, & n’être aucunement à la portée des mortels. D’ailleurs notre raiſon ne peut concevoir l’infini, ainſi elle ne peut nous convaincre de l’exiſtence d’un Dieu ; & ſi nos Prêtres ont une raiſon plus ſublime que la nôtre, ce ne ſera jamais que ſur la parole de nos Prêtres que nous croirons en Dieu ; nous n’en ſerons jamais nous-mêmes parfaitement convaincus ; la conviction intime ne peut être l’effet que de l’évidence & de la démonſtration.

Une choſe eſt démontrée impoſſible dès que non ſeulement on ne peut en avoir d’idées vraies, mais encore quand les idées quelconques qu’on s’en forme ſe contrediſent, ſe détruiſent, répugnent les unes aux autres. Nous n’avons point d’idées vraies d’un eſprit ; les idées que nous pouvons nous en former ſe contrediſent, lorſque nous diſons qu’un être privé d’organes & d’étendue peut ſentir, peut penſer, peut avoir des volontés ou des deſirs ; le Dieu Théologique ne peut point agir ; il répugne à ſon eſſence divine d’avoir des qualités humaines ; & ſi l’on ſuppoſe ces qualités infinies, elles n’en ſeront que plus intelligibles & plus difficiles ou impoſſibles à concilier.

Si Dieu eſt pour les êtres de l’eſpece humaine ce que les couleurs ſont pour des aveugles nés, ce Dieu n’exiſte point pour nous : ſi l’on dit qu’il réunit les qualités qu’on lui aſſigne, ce Dieu eſt impoſſible. Si nous ſommes des aveugles ne raiſonnons ni de Dieu ni de ſes couleurs ; ne lui donnons point d’attributs, ne nous occupons point de lui. Les Théologiens ſont des aveugles qui veulent expliquer à d’autres aveugles les nuances & les couleurs d’un portrait repréſentant un original qu’ils n’ont pas même parcouru à tâtons.[7] Que l’on ne nous diſe pas que l’original, le portrait & ſes couleurs n’en exiſtent pas moins, quoique l’aveugle ne puiſſe nous l’expliquer ni s’en faire une idée, d’après le témoignage des hommes qui jouiſſent de la vue ; mais où ſont les voyans qui ont vu la Divinité, qui la connoiſſent mieux que nous & qui ſont en droit de nous convaincre de ſon exiſtence ?

Le Docteur Clarcke nous dit que c’eſt aſſez que les attributs de Dieu ſoient poſſibles & tels qu’il n’y ait point de démonſtration du contraire. Etrange façon de raiſonner ! la Théologie ſeroit-elle donc l’unique ſcience où il fut permis de conclure qu’une choſe eſt, dès lors qu’elle eſt poſſible ? après avoir avancé des rêveries ſans fondement & des propoſitions que rien n’appuie, en eſt-on quitte pour dire qu’elles ſont des vérités parce qu’on ne peut pas démontrer le contraire ? Cependant il eſt très poſſible de démontrer que le Dieu Théologique eſt impoſſible ; pour le prouver il ſuffit de faire voir, comme nous n’avons pas ceſſé de le faire, qu’un être formé par la combinaiſon monſtrueuſe des contrastes les plus choquants, ne peut point exiſter.

Cependant l’on inſiſte toujours, & l’on nous dit que l’on ne peut concevoir que l’intelligence ou la penſée puiſſent être des propriétés & des modifications de la matiere, dont cependant M. Clarcke avoue que nous ignorons l’eſſence & l’énergie, ou dont il a dit que les plus grands Génies n’avoient que des idées ſuperficielles & incompletes. Mais ne peut-on pas lui demander s’il eſt plus aiſé de concevoir que l’intelligence & la penſée ſoient des propriétés de l’eſprit, dont on a certainement bien moins d’idées que de la matiere ? Si nous n’avons que des idées obſcures & imparfaites des corps les plus ſenſibles & les plus groſſiers, comment connoîtrions-nous plus distinctement une ſubſtance immatérielle ou un Dieu ſpirituel qui n’agit ſur aucuns de nos ſens, & qui, s’il agiſſoit sur eux, ceſſeroit dès lors d’être immatériel ?

Mr. Clarcke n’eſt donc point fondé à nous dire que l’idée d’une ſubſtance immatérielle ne renferme aucune impoſſibilité & n’implique aucune contradiction, & que ceux qui diſent le contraire ſont obligés d’affirmer que tout ce qui n’eſt point matiere n’est rien. Tout ce qui agit ſur nos ſens est matiere ; une ſubſtance privée d’étendue ou des propriétés de la matiere ne peut ſe faire ſentir à nous, ni par conſéquent nous donner des perfections ou des idées : conſtitués comme nous le ſommes, ce dont nous n’avons point d’idées n’exiſte point pour nous. Ainſi il n’y a point d’abſurdité à ſoutenir que tout ce qui n’eſt point matiere n’eſt rien ; au contraire, c’eſt une vérité ſi frappante qu’il n’y a que des préjugés invétérés ou la mauvaiſe foi qui puiſſent en faire douter.

Notre ſçavant adversaire ne leve point la difficulté en demandant s’il n’exiſte que cinq ſens, & ſi Dieu n’a pas pu donner des ſens tout différens des nôtres à d’autres êtres que nous ne connoiſſons pas ? S’il n’en auroit pas pu donner d’autres à nous mêmes dans l’état préſent où nous nous trouvons ? Je réponds d’abord, qu’avant de préſumer ce que Dieu peut faire ou ne pas faire, il faudroit avoir conſtaté ſon exiſtence. Je réplique ensuite que nous n’avons dans le fait que cinq ſens ; [8] que par leur ſecours l’homme eſt dans l’impoſſibilité de concevoir un être tel qu’on ſuppoſe le Dieu de la Théologie ; que nous ignorons absolument qu’elle ſeroit l’étendue de notre conception, ſi nous avions des ſens de plus. Ainſi demander ce que Dieu auroit pu faire en tel cas, c’eſt toujours ſuppoſer la choſe en question, vu que nous ne pouvons ſçavoir juſqu’où pourroit aller le pouvoir d’un être dont nous n’avons aucune idée. Nous n’en avons pas plus de ce que peuvent ſentir & connoître des Anges, des êtres différens de nous, des intelligences ſupérieures à nous. Nous ignorons la façon de végéter des plantes ; comment ſaurions-nous la façon de concevoir des êtres d’un ordre totalement diſtingué de nous ? au moins pouvons-nous être aſſûrés que ſi Dieu eſt infini, comme on l’aſſûre, ni les Anges, ni aucunes intelligences ſubordonnées ne peuvent le concevoir. Si l’homme eſt une énigme pour lui-même, comment pourroit-il comprendre ce qui n’eſt point lui ? Il faut donc que nous nous bornions à juger avec les cinq ſens que nous avons. Un aveugle n’a l’uſage que de quatre ſens ; il n’est point en droit de nier qu’il n’exiſte un ſens de plus pour les autres ; mais il peut dire avec raiſon & vérité qu’il n’a aucune idée des effets qu’il produiroit avec le ſens qui lui manque. C’eſt avec ces cinq sens que nous ſommes réduits à juger de la Divinité qu’aucun d’eux ne nous montre ou ne voit mieux que nous. Un aveugle, entouré d’autres aveugles, ne ſeroit-il pas autoriſé à leur demander de quel droit ils lui parlent d’un ſens qu’ils n’ont point eux mêmes, ou d’un être ſur lequel leur propre expérience ne leur peut rien apprendre ? [9]

Enfin on peut encore répondre à M. Clarcke que, ſuivant ſon ſyſtême, ſa ſupposition eſt impoſſible, & ne doit point ſe faire, vu que Dieu ayant, ſelon lui, fait l’homme, voulut, ſans doute, qu’il n’eût que cinq ſens, ou qu’il fût tel qu’il eſt actuellement, parce qu’il falloit qu’il fût ainſi pour répondre aux vues ſages & aux deſſeins immuables que la Théologie lui prête.

Le Docteur Clarcke, ainſi que tous les autres Théologiens, fonde l’exiſtence de ſon Dieu ſur la néceſſité d’une force qui ait le pouvoir de commencer le mouvement. Mais ſi la matiere a toujours exiſté, elle a toujours eu le mouvement, qui, comme on l’a prouvé, lui eſt auſſi eſſentiel que ſon étendue, & découle de ſes propriétés primitives. Il n’y a donc de mouvement que dans la matiere & par elle ; la mobilité eſt une ſuite de ſon exiſtence ; non pas que le grand tout puiſſe occuper lui-même d’autres parties de l’eſpace que celles qu’il occupe actuellement, mais ſes parties peuvent changer & changent continuellement leurs ſituations reſpectives ; c’eſt de là que réſultent la conſervation & la vie de la nature, qui eſt toujours immuable dans ſon entier. Mais en ſuppoſant, comme on fait tous les jours, que la matiere ſoit morte, c’eſt-à-dire incapable de rien produire par elle même ſans le ſecours d’une force motrice qui lui imprime le mouvement, pourrons-nous jamais concevoir que la nature matérielle reçoive ſon mouvement d’une force qui n’a rien de matériel ? L’homme pourra-t-il ſe figurer qu’une ſubſtance qui n’a aucune des propriétés de la matiere, puiſſe la créer, la tirer de ſon propre fond, l’arranger, la pénétrer, diriger ſes mouvemens, la guider dans ſa marche ?

Le mouvement eſt donc coéternel à la matiere. De toute éternité les parties de l’univers ont agi les unes ſur les autres en raiſon de leurs énergies, de leurs eſſences propres, de leurs élémens primitifs & de leurs combinaiſons diverſes. Ces parties ont dû ſe combiner en raiſon de leurs analogies ou rapports, s’attirer & ſe repouſſer, agir & réagir, graviter les unes ſur les autres, ſe réunir & ſe diſſoudre, recevoir des formes & en changer par leurs colliſions continuelles. Dans un monde matériel le moteur doit être matériel ; dans un tout dont les parties ſont eſſentiellement en mouvement, il n’eſt pas beſoin d’un moteur diſtingué de lui-même ; par ſa propre énergie le tout doit être dans un mouvement perpétuel. Le mouvement général, comme on l’a prouvé ailleurs, naît de tous les mouvemens particuliers que les êtres ſe communiquent ſans interruption.

L’on voit donc que la Théologie, en ſuppoſant un Dieu, qui imprimât le mouvement à la nature & qui en fut diſtingué, n’a fait que multiplier les êtres, ou plutôt n’a fait que perſonnifier le principe de la mobilité inhérent à la matiere ; en donnant à ce principe des qualités humaines, elle n’a fait que lui prêter de l’intelligence, de la penſée, des perfections qui ne peuvent aucunement lui convenir. Tout ce que M. Clarcke & tous les autres Théologiens modernes nous diſent de leur Dieu devient à quelques égards aſſez intelligible dès qu’on l’applique à la nature, à la matiere : elle eſt éternelle, c’eſt-à-dire, elle ne peut avoir eu de commencement & n’aura jamais de fin ; elle eſt infinie, c’eſt-à-dire, que nous ne concevons point ſes bornes, &c. Mais des qualités humaines, toujours empruntées de nous-mêmes, ne peuvent lui convenir, vû que ces qualités ſont des façons d’être ou des modes qui n’appartiennent qu’à des êtres particuliers, & non au tout qui les renferme.

Ainsi pour réſumer les réponses qui ont été faites à M. Clarcke, l’on dira 1°. que l’on peut concevoir que la matiere a exiſté de toute éternité, vû qu’on ne conçoit pas qu’elle ait pu commencer. 2°. Que la matiere eſt indépendante, vu qu’il n’y a rien hors d’elle : qu’elle eſt immuable, vu qu’elle ne peut changer de nature quoiqu’elle change ſans ceſſe de formes ou de combinaiſons. 3°. Que la matiere exiſte par elle-même, puiſque, ne pouvant pas concevoir qu’elle puiſſe s’anéantir, nous ne pouvons pas concevoir qu’elle ait pu commencer d’exiſter. 4°. Que nous ne connoiſſons point l’eſſence ni la vraie nature de la matiere, quoique nous ſoyons à portée de connoître quelques-unes de ſes propriétés & qualités d’après la façon dont elle agit ſur nous, ce que nous ne pouvons point dire de Dieu. 5°. Que la matiere étant ſans commencement, n’aura jamais de fin, quoique ſes combinaiſons & ſes formes commencent & finiſſent. 6°. Que ſi tout ce qui exiſte, ou tout ce que notre eſprit peut concevoir eſt matiere, cette matiere eſt infinie, c’eſt-à-dire ne peut être bornée par rien : qu’elle eſt préſente par-tout, s’il n’y a point de lieu hors d’elle ; s’il y avoit en effet un lieu hors d’elle, ce ſeroit le vuide & alors Dieu seroit le vuide. 7°. Que la nature eſt unique, quoique ſes élémens ou ſes parties ſoient infiniment variées & douées de propriétés très différentes. 8°. Que la matiere modifiée, arrangée, combinée d’une certaine façon produit dans quelques êtres ce que nous appellons l’intelligence ; c’eſt une de ſes façons d’être, mais ce n’eſt pas une de ſes propriétés eſſentielles. 9°. Que la matiere n’eſt point un agent libre, puiſqu’elle ne peut agir autrement qu’elle ne fait en vertu des loix de ſa nature ou de ſon exiſtence ; & qu’ainſi les corps graves doivent néceſſairement tomber, les corps légers doivent s’élever, le feu doit brûler, l’homme doit ſentir le bien & le mal, ſuivant la nature des êtres dont il éprouve l’action. 10°. que la puiſſance ou l’énergie de la matiere n’a d’autres bornes que celles que leur preſcrit ſa nature même. 11°. Que la ſageſſe, la juſtice, la bonté, &c. ſont des qualités propres à la matiere combinée & modifiée comme elle ſe trouve dans quelques êtres de la nature humaine, & que l’idée de la perfection eſt une idée abſtraite, négative, métaphyſique, ou une maniere de conſidérer les objets qui ne ſuppoſe rien de réel hors de nous. Enfin 12°. que la matiere eſt le principe du mouvement, qu’elle le renferme en elle même, puiſqu’il n’y a qu’elle qui ſoit capable de le donner & de le recevoir, ce que l’on ne peut pas concevoir d’un être immatériel, ſimple, dépourvu de parties, qui, privé d’étendue, de maſſe, de peſanteur, ne pourroit ni ſe mouvoir lui-même ni mouvoir d’autres corps, & encore moins les créer, les produire, les conſerver.


  1. Quand on voudra examiner de ſang froid la preuve de l’exiſtence de Dieu tirée du conſentement de tous les hommes, on reconnaîtra que l’on ne peut en rien conclure, ſinon que tous les hommes ont deviné qu’il exiſtoit dans la nature des forces motrices inconnues, des cauſes inconnues, vérité dont perſonne ne doutera jamais, vu qu’il eſt impoſſible de ſuppoſer des effets ſans cauſe. Ainſi la ſeule différence qu’il y ait entre les Athées & les Théologiens ou Déicoles, c’eſt que les premiers aſſignent à tous les phénomenes des cauſes matérielles, naturelles, ſenſibles & connues, au lieu que les derniers leur aſſignent des cauſes ſpirituelles, ſurnaturelles, inintelligibles, inconnues. Le Dieu des Théologiens eſt-il en effet autre choſe qu’une force occulte.
  2. Jamblique, philoſophe très obſcur & prêtre très viſionnaire, duquel néanmoins la Théologie moderne ſemble avoir emprunté un grand nombre de ſes dogmes, dit que antérieurement à tout uſage de la raiſon, la notion des Dieux eſt inſpirée par la nature, & même que nous ayons une eſpece de tact de la Divinité, préferable à la connoiſſance. Voyez, Jamblichus De Mysteriis, Page I.
  3. Deſcartes Paſcal, le Docteur Clarcke lui même ont été accuſés d’Athéiſme par les Théologiens de leur tems, ce qui n’empêche point que les Théologiens ſubſéquents ne faſſent uſage de leurs preuves & ne les donnent comme très valables. Voyez plus loin au chapitre X. Depuis peu un auteur célèbre (ſous le nom du Docteur Baumann) vient de publier un ouvrage dans lequel il prétend que toutes les preuves données juſqu’à préſent de l’exiſtence de Dieu ſont caduques ; il leur ſubſtitue les ſiennes, tout auſſi peu convaincantes que les autres.
  4. Quoique bien des gens regardent l’ouvrage du docteur Clarcke comme le plus solide et le plus convaincant, il est bon que plusieurs théologiens de son temps et de son pays n’en ont point jugé de même, et ont regardé ses preuves comme insuffisantes, et sa méthode comme dangereuse à sa cause En effet, le docteur Clarcke a prétendu prouver l’existence de Dieu à priori, ce que d’autres jugent impossible et regardent avec raison comme une pétition de principes. Cette manière de prouver a été rejetée par les scolastiques, tels qu"’ Alberl-le-Grand, Thomas-d’A'i/uin, Jean Scot, et par la plupart des modernes, à l’exception de Suarez ; ils ont prétendu que l’existence de Dieu était impossible àUdémontrer à priori, vu qu’il n’y a rien d’antérieur a la première des causes j mais que cette existence ne pouvait être démontrée qu’d posteriori, c’est-à-dire, par ses effets. En conséquence, l’ouvrage du docteur Clarcke fut vivement attaqué par un grand nombre de théologiens, qui l’accusèrent d’innovation et de desservir leur cause, en employant une méthode inusitée, rejetée, et peu propre à rien prouver. Ceux qui voudront connaître les raisons dont on s’est servi contre les démonstrations de Clarcke, les trouveront dans un ouvrage anglais qui a pour titre. An enquiry into t/ie ideas of space, time, immensity, etc., bj Edmund Law, imprimé à Cambridge, en 1734- Si l’auteur y prouve avec succès que les démonstrations à priori du docteur Clarcke sont fausses, il sera facile de se convaincre par tout ce qui est dit dans notre ouvrage que toutes les démonstrations à posteriori, ne s’ont pas mieux fondées. Au reste le grand cas que l’on fait aujourd’hui du livre de Clarcke, prouve que les théologiens ne sont pas d’accord entr’eux, changent souvent d’avis, et ne sont pas difficiles sur les démonstrations qu’on donne de l’existence d’un être qui jusqu’ici n’est rien moins que démontrée. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’ouvrage de Clarcke, malgré les contradictions qu’il a éprouvées, jouit de la plus grande réputation.
  5. Quiconque ſe donnera la peine de lire les ouvrages de Platon & de ſes diſciples, tels que Proclus, Jamblique, Plotin, &c., y trouvera preſque tous les dogmes & toutes les ſubtilités métaphyſiques de la Théologie Chrétienne. Bien plus, il y trouvera l’origine des ſymboles, des rites, des Sacrements, en un mot de la Théurgie employée dans le culte des Chrétiens, qui, dans leurs cérémonies religieuſes ainſi que dans leurs dogmes, n’ont fuit que ſuivre plus ou moins fidélement les routes qui leur avoient été tracées par les prêtres du Paganiſme. Les folies religieuſes ne ſont pas auſſi variées qu’on le penſe.

    A l’égard de la Philoſophie ancienne, à l’exception de celle de Démocrite & d’Épicure, elle fut pour l’ordinaire une vraie Théoſophie, imaginée par des prêtres d’Egypte & d’Aſſyrie. Pythagore & Platon n’ont été que des Théologiens, remplis d’enthouſiaſme, et peut-être, de mauvaise foi. Au moins l’on trouve chez eux un eſprit myſtérieux ſacerdotal, qui ſera toujours un ſigne que l’on cherche à tromper, ou que l’on ne veut point éclairer les hommes. C’eſt dans la nature, & non dans la Théologie que l’on peut puiſer une Philoſophie intelligible & véritable.

  6. Voyez ſes lettres familieres. Hobbes dit que ſi les hommes y trouvoient quelqu’intérêt, ils douteroient de la certitude des élémens d’Euclide.
  7. Je trouve dans l’ouvrage de Mr. Clarcke un paſſage de Melchior Canus, Evêque des Canaries, que l’on pourroit oppoſer à tous les Théologiens du monde, & à tous leurs argumens : puderet me dicere non me intelligere, ſi ipſi intelligerent qui tractarunt. Héraclite diſoit que ſi l’on demandoit à un aveugle ce que c’eſt que la vue, il répondrait que c’eſt l’aveuglement. St.-Paul annonce ſon Dieu aux Athéniens comme étant préciſément le Dieu inconnu auquel ils avoient élevé un Autel. St. Denis l’Aréopagite, dit que c’eſt lorſqu’on reconnoît que l’on ne connoît pas Dieu, qu’on le connoît le mieux. Tunc Deum maxime cognoſcimus, cum ignorare cum cognoſcimus. C’eſt ſur ce Dieu inconnu que toute la Théologie eſt fondée ! C’est ſur ce Dieu inconnu qu’elle raiſonne ſans ceſſe ! C’eſt en l’honneur de ce Dieu inconnu que l’on égorge des hommes !
  8. Les Théologiens parlent ſouvent d’un ſens intime, d’un inſtinct naturel, à l’aide deſquels nous découvrons ou nous ſentons la Divinité & les vérités prétendues de la religion. Mais pour peu qu’on veuille examiner les choſes, on trouvera que ce ſens intime & cet inſtinct ne ſont que des effets de l’habitude, de l’enthouſiasme, de l’inquiétude, du préjugé qui, ſouvent en dépit de tout raiſonnement, nous ramenent à des préjugés que notre eſprit tranquille ne peut s’empêcher de rejetter.
  9. En ſupposant, comme font les Théologiens, que Dieu impoſe aux hommes la néceſſité de le connoître, leur prétention paroît auſſi déraiſonnable que le ſeroit l’idée du propriétaire d’une terre à qui l’on ſuppoſeroit la fantaiſie que les fourmis de ſon jardin le connûſſent lui-même, & raiſonnaſſent pertinemment ſur ſon compte.