Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/7

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Gallimard (p. 69-73).

CHAPITRE VII

DE LA MODE

En dehors des circonstances de climat et de saison, la mode est soumise à des conditions extérieures, comme sont les inventions des marchands, la vanité des riches, l’imitation et la coutume ; et toutes ces causes réunies ne peuvent faire que la mode soit belle. Mais ces conditions, auxquelles personne n’échappe tout à fait, sont comme la matière de cet art de s’habiller, si étroitement lié à l’art de se présenter, de parler, de danser, de se poser et d’attendre. Et la mode, considérée de l’extérieur, s’étend aussi jusqu’à ces arts-là ; il y a une mode pour saluer, pour donner la main. Mais, comme il y a pourtant une raison de préférer la vraie majesté à la fausse, et la vraie politesse à la fausse, il y a aussi des causes principales qui font que la mode participe toujours à la beauté et l’exprime souvent. Déjà l’uniformité est belle, puisque tout mouvement lâché est étrange et en même temps laid. Celui qui s’écarte de l’ordinaire par le costume ne fait autre chose que multiplier, par cela seul, des signes qui ne signifient rien. Chacun a connu de ces entêtés qui résistent à la mode ; et il est clair que leur pensée est principalement occupée de l’effet qu’ils produisent, avec leurs chapeaux de l’autre siècle, soit qu’ils soient fiers d’attirer l’attention, soit qu’ils craignent le ridicule. De là une honte ou une impudence en eux, et autour d’eux une honte, qui vont au laid.

Une autre condition de la mode, et mieux déterminante, est qu’elle vise toujours à diminuer aux yeux les disgrâces de la nature ou les offenses de l’âge. Et, comme il n’est point poli d’avouer que l’on remarque l’âge ou les disgrâces, il n’est point poli non plus de les trop montrer. Mais ce serait encore trop les montrer que les cacher trop. L’art de s’habiller facilite les passages, ou bien couvre les faiblesses d’un moment ; on comprend d’après cela les finesses de la parure, et les fautes de goût aussi. Une jeune fille qui met de la poudre avec mesure est polie à l’égard d’une sœur aînée, et sa jeune sœur lui rendra la politesse. Au temps où les hommes se paraient, la perruque était une politesse de tous à l’égard de ceux qui ne pouvaient se passer de perruque.

Il faut dire aussi que la mode efface un peu les différences et nous préserve de jeter au visage des autres quelque caractère trop marqué. Le peintre pourra s’y risquer peut-être ; le langage du portrait permet beaucoup ; mais le portrait vivant exige plus de décence. Un caractère se découvre à qui le cherche, mais ne veut point s’offrir à un homme occupé d’autre chose et qui ne regarde que du coin de l’œil. D’où l’on a tiré qu’il y a quelque chose d’ordinaire dans un beau visage ; la beauté de l’espèce est alors comme un chemin qui conduit à reconnaître la beauté individuelle, en conformité avec cette loi de toutes nos connaissances, que le tracé simple et commun peut seul porter les différences et en faire des pensées. Comme un bon chanteur arrive à émouvoir sans détonner, de même un beau visage garde toujours la forme humaine. Ainsi se trouve expliqué un paradoxe assez piquant, c’est que les figures très expressives n’expriment rien. Mais cette idée est trop métaphysique peut-être ; ne la séparez point de l’observation.

Ce qu’il y a d’esthétique dans la mode, c’est une sécurité et une grâce qu’elle donne, par l’assurance de ne pas accrocher l’attention. L’impudence est laide par l’égarement ; je veux dire que l’impudent, qui provoque l’attention, est forcé d’y répondre par des regards, des gestes, des sourires qui n’ont point de sens, qui ne sont point composés, qui vont même au delà de l’extravagance d’esprit, si ce n’est dans la folie. L’air sot n’est que dans cette déroute de l’expression humaine, évidemment déterminée par l’extérieur et nullement gouvernée. Il y a une ressemblance entre ce langage des signes, précédant alors toute pensée et tout sentiment, et la conversation d’un sot qui parle plus vite qu’il ne pense. Il faut une assurance déjà pour improviser sans risques, et c’est en quoi les lieux communs sont utiles, car il faut d’abord essayer les signes. La mode joue le rôle des lieux communs pour les signes non parlés ; le corps et même le visage s’y trouvent abrités et cachés ; le sentiment est libre, et la nature individuelle peut s’exprimer, et se saisit elle-même par là. Tout est paradoxe dans la nature humaine, tant que l’on n’a pas remarqué que la pensée est commune, et que ce qui n’est point du tout pensé n’est même pas senti. L’extravagant ne sait pas lui-même ce qu’il éprouve. La poésie arrive aux nuances par le langage commun, non autrement ; et c’est par la poésie, trésor commun, que chacun connaît ce qu’il sent. En bref, différence suppose ressemblance d’abord. Être à la mode, c’est donc savoir une langue. Aussi les négligences du costume entraînent toujours, même chez les hommes supérieurs, une négligence des sentiments qui complète le caractère bohème, toujours ambigu même dans la joie ou la tristesse marquées. C’est pourquoi on se moque assez sottement des soucis et de la gêne que la mode impose ; on ne compte pas la précieuse liberté, le sentiment d’être soi, l’intimité avec soi qui résultent aussitôt d’un costume convenable à l’âge, à l’heure et au milieu humain. On dit trop vite qu’une femme devrait se montrer à son avantage sans s’inquiéter de la mode ; mais c’est ce qui n’est point possible, parce que le plus petit scandale déforme les traits. Donc, quelle que soit la mode, elle embellit, et par là est embellie.

Enfin la mode est soumise aux conditions du costume ; et remarquez que le costume contribue toujours à cette retenue sans laquelle il n’y a pas d’expression, j’entends naturellement expression de chaque être par lui-même, non expression d’autre chose. Nous touchons ici un des secrets de l’art, et un des points disputés. Il faut choisir ; les essais décideront de l’idée. Posons donc que l’action n’est point l’expression, et que la nature ne s’exprime nullement dans la liberté animale. L’artiste chante et ne crie point ; le poète parle, au lieu de soupirer et de gémir. Et les plus puissants arts d’expression laissent le mouvement ; aussi peut-être l’écueil de la peinture et de la sculpture est-il de trop chercher le mouvement. Il n’y a point une échelle de beauté entre les œuvres qui ont un sens d’imagerie comme la création de l’homme de la Sixtine, et les autres figures endormies ou songeuses. Mais saisissons déjà au sujet du vêtement et de la mode, et enfin de l’ornement du corps, cette étrange séparation entre l’expression et le mouvement. Sans doute le mouvement libre exprime trop, ou plutôt exprime tout sans choisir, aussi bien les actions extérieures qui nous déterminent, aussi bien les émotions passagères, au sujet desquelles, il n’y a rien à chercher ni à deviner. La mère qui tient et l’enfant tenu expriment au contraire beaucoup. Le Protée enchaîné, c’est l’homme habillé. Autrement il faudrait dire que l’homme ivre est le meilleur acteur ; mais il s’en faut de beaucoup. Et l’on découvre ici toutes sortes de règles, pour la déclamation, pour la musique, et même pour l’architecture ; mais le costume nous les montre mieux, et la mode encore mieux, parce qu’elle enchaîne davantage. La pudeur, en toutes choses, conduit à l’expression. Qui se recueille rayonne. Et le vrai geste est vers le dedans, disons mieux, vers le repos du corps, qui seul parle. À bien regarder, il n’y a que la pudeur qui s’exprime ; l’impudence ne révèle rien de vrai. Enfin penser n’est pas crier. C’est peut-être le serré de la vraie prose et des plus beaux vers, qui illustre le mieux la vertu du costume. Comprend-on maintenant que la mode aille si naturellement au style ?