Système des Beaux-Arts/Livre troisième/11

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Gallimard (p. 116-118).

CHAPITRE XI

DE L’ART DE PERSUADER

La persuasion par l’effet des passions de l’orateur n’est pas si commune que l’on croit, et surtout elle n’est pas durable si l’action ne suit point, car l’auditeur revient vite au calme ; et, quand il le voudrait, il ne retrouve point aisément l’état d’inspiration où il a été jeté par une belle comédie oratoire. Il faut répéter ici que les passions ne sont point durables, mais retombent aux simples émotions, si quelque jugement de belle apparence ne conduit pas à les cultiver. Par exemple la passion politique se réduirait à des mouvements d’humeur sans mesure, informes, et assez ridicules ; la fonction principale de l’éloquence est d’élever ces passions jusqu’à une espèce de pensée, et enfin de leur donner formule et vêtement. Voilà pourquoi l’auditeur cherche l’orateur ; il cherche dans un discours ses propres préjugés et ses propres invectives, mais composés selon une apparence de raison. C’est par là que l’éloquence est un art ; car autant qu’elle instruit et éclaire, elle est science.

Il est donc vrai de dire que l’éloquence éveille et fortifie les passions et persuade par là ; mais il faut l’entendre bien. La persuasion est un passage de la passion informe à l’opinion passionnée ; et il s’en faut bien que l’orateur ait pour fin de déraisonner encore plus que l’auditoire. Au contraire, modérant et purifiant les passions par la voix et le geste, comme il a été dit, il s’étudie encore à enchaîner ses preuves ; sa voix bien posée le laisse entendre déjà ; c’est pourquoi les divisions, les réfutations, les résumés plaisent toujours ; c’est donner la forme humaine à ce qui serait trop animal. Mais l’art oratoire va plus loin ; par la comédie des passions, par cette puissance même qui les repousse, sans les laisser jamais oublier, l’union est faite entre le haut et le bas, et l’absolution est donnée aux violences anarchiques. Platon peint cela au vif, lorsqu’il représente la pensée prisonnière et travaillant pour les désirs ; c’est pourquoi la comparaison qu’il essaie entre la rhétorique et la cuisine n’est pas sans profondeur. En toute matière, politique, religion ou droit, l’éloquence apprend aux passions le beau langage, de façon à faire oublier un moment la haine, la tristesse et la revendication. L’orateur est donc comme une statue animée, image embellie de nos passions. Cette réconciliation avec soi laisse chacun plus fort, plus magistral, plus affirmatif. Ce mouvement est celui d’un homme persuadé, on pourrait dire d’un homme qui pense plus près de ses passions. Au reste il est assez clair que tout homme passionné, s’il n’est pas fou, se harangue toujours lui-même un peu. L’orateur est toutefois plus libre, plus séparé, mieux porté par son rôle.

Seulement il faut bien voir où est le difficile de son art. Non pas où il veut nous faire croire qu’il est, car son jeu est de chercher des raisons afin d’écraser les passions, mais ce n’est qu’apparence. Tout orateur est plein de ruses. Il ne craint point de résumer avec force les objections d’un adversaire réel ou supposé ; le ton rassure déjà, et les paroles passent ; ainsi l’auditoire vogue avec ce bon pilote vers la conclusion désirée. Ce qui tient lieu ici de raison, c’est cette apparence raisonnable que conserve toujours l’orateur, et même malgré lui. Il ne faut pas conclure de là que l’orateur n’est point le maître de la foule, mais qu’au contraire il la suit ; car la foule qui attend ne sait pas ce qu’elle pense ; tout s’y contrarie, par la confusion des ripostes et des exclamations, par le mauvais emploi des mots, par les méprises qui viennent du mauvais ton et de la fatigue. Tout l’art de l’orateur politique est d’orienter ces passions tâtonnantes. Chacun se dit en sortant de là : « Voilà bien ce que je pensais. » On voit par là que dans tout progrès en raison il y a toujours un peu de persuasion qui monte vers la pensée comme un applaudissement, car il ne se peut point que l’homme n’ait pas de passions et que l’âme en travail ne se retrouve pas dans le vrai. Le difficile est de ne pas prendre la récompense comme une preuve. Et c’est à quoi la vraie prose s’applique, sans pouvoir jamais se délivrer tout à fait de l’éloquence.