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Tableau de Paris/126

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CHAPITRE CXXVI.

Entremetteurs d’affaires.


Escrocs plus subtils encore que ceux que j’ai décrits ; habiles prêteurs qui favorisent les prodigalités & les fantaisies d’un jeune homme, & qui spéculent sur sa folie & sa crédulité.

Le péril est d’autant plus caché que c’est sous le masque de l’honneur & de la générosité qu’ils conçoivent & exécutent le projet de dépouiller l’infortuné qu’ils feignent de plaindre & de conseiller. Vautours déguisés, ils avancent par la main d’autrui un désastre dont ils s’assurent tous les profits ; ils affectent des sentimens désintéresses, & hasardent des remontrances paternelles : mais ils seroient bien fâchés que le délire cessât ; ils le nourrissent & en provoquent les accès par des offres intéressées & couvertes du voile de la plus étrange dissimulation.

Les biens de la crédule victime sont insensiblement grevés d’engagemens. Le jeune homme, aveuglé sur les manœuvres de l’adroit spoliateur, va jusqu’à le presser sur son sein, & le croit sincere & généreux au moment où celui-ci le trompe & l’abuse.

Les filets sont tendus de toutes parts ; & les goûts de celui dont on convoite l’opulence sont si bien étudiés d’avance, qu’au défaut de sa candeur, sa vanité serviroit à le tromper. On ne parle que de la régie de ses biens, de l’estimation de ses dettes, & on lâche la bride à tous ses desirs ; de sorte qu’au bout de quatre ans il se voit réduit su sixieme de son revenu annuel.

Le spoliateur, véritable Prothée, affiche une perfide compassion ; & consommant son hypocrisie, il finit, en joignant les intérêts aux capitaux, par être le possesseur de la plus belle partie des propriétés de celui qu’il appelloit son pupille.

L’instant du réveil est marqué par l’effroi, la surprise, le désespoir, les traits brûlans de la plus juste indignation : mais c’est en vain, tout est en réglé ; les loix ne pourront que confirmer l’indigne possession du traître ; les tribunaux seroient pour lui, si la partie lésée les réclamoit. La déroute du jeune homme ruiné ne peut qu’en éclairer un autre sur cette fascination qui conduit tant de victimes au précipice. Le nouveau propriétaire, dans sa voiture, éclabousse le malheureux déconcerté, qui file à pied le long des maisons.

Il n’est pas rare de voir tel homme d’affaires nanti de la plus belle terre de son client, le procureur posséder quatre de ses maisons, l’intendant habiter l’hôtel que son maître occupoit. Et comment ont-ils acquis les biens du dépouillé ? En lui prêtant ses propres capitaux.

Ces courtiers officieux paroissent rarement ; ils ont des prête-noms. Il font naître des momens de détresse, & ils en profitent. Une usure cachée & homicide reproduit à des conditions onéreuses les especes dont on occasionne la rareté. Cet essaim engloutit les plus grosses fortunes ;

Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.

Tel autre entremetteur, sans avoir un sol, achete une terre dont il paie une petite somme qu’il a empruntée. Il devient réellement propriétaire, jusqu’à ce qu’on le dépossede. Il faut quatre ou cinq années pour en venir à bout. Pendant ce tems il jouit, fait des coupes de bois, dit, mes vassaux ; & ce n’est qu’après un long combat qu’il restitue la seigneurie. Il n’a rien payé ; il a vécu sur le fonds d’autrui, & les paysans l’ont appellé monseigneur. Ces hommes-là savent très-bien promener leurs adversaires dans l’obscur labyrinthe de nos loix.