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Tableau de Paris/127

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CHAPITRE CXXVII.

Banquiers.


Les viremens & reviremens, les déplacemens, les emprunts multipliés, la manutention de la banque, ont remplacé depuis plus d’un demi-siecle les projets d’une législation sage, raisonnée & circonspecte. On n’a plus besoin que de calculateurs : l’administration devient un agiotage perpétuel. Les banquiers sont les dominateurs de la France ; ils font venir & disparoître l’argent ; ils l’appellent du bout de l’Europe, & puis le rendent invisible. Magiciens dangereux, cosmopolites hardis, quelle sera la suite de ce jeu souple & effrayant, qui rend l’or semblable au vif-argent, & peut dissoudre la fortune des états en un tour de main ?

C’est un remede aussi incompréhensible que le mal : cependant la circulation rapide donne du moins une apparence de vie ; & c’est toujours beaucoup, si cette illusion se prolonge : mais elle nous semble toucher bientôt à son terme.

Il y a des billets noirs, papier-monnoie, qui nous annoncent un systême à peu près semblable à celui de Law : s’il doit venir, qu’il vienne le plus tôt possible ; pourquoi attendre à la derniere extrêmité ? Il auroit peut-être fallu commencer par là, & se modeler sur la banque de Londres. Mais ce n’est pas la richesse du peuple que l’on cherche, c’est celle du monarque ; il englobe tout & représente tout.

C’est à l’aide des banquiers, & par leur intervention, que se font ces emprunts & ces aliénations des revenus publics. Ces facilités ruineuses donnent lieu à des entreprises excessivement coûteuses, & qui, bien considérées, ne sont que des sacrifices du présent pour un avenir incertain. On a pompé l’argent jusques dans les tuyaux capillaires ; mais il n’est pas bon que les tuyaux capillaires soient desséchés. Quoi, faire remonter incessamment l’argent vers le trône ! Les particuliers n’en n’ont-ils plus besoin pour alimenter le commerce, l’industrie & les arts ? Pourquoi toute la malle d’especes monnoyées dans une seule main ?

La politique qui, au lieu d’être journaliere, se jette dans un tems qui n’existe pas encore, est une politique fautive, parce qu’il est impossible au génie le plus profond de calculer les événemens futurs ; parce que le champ des révolutions étranges est immense ; parce que la guerre est un mal présent & affreux, tandis que le bien qui en peut résulter est évidemment éloigné & incertain.

Ce n’est pas que la dette nationale doive effrayer l’œil de l’homme d’état : car l’emprunt, en lui-même, n’est point un mal. Mais c’est l’application de ces fonds précieux à une guerre absorbante, comme l’élément qui la porte, ou à des édifices d’une pompe stérile, ou à des efforts superflus, &c. qui fait le mal, & un mal irréparable.

Aspirer des sommes effrayantes, pour les jeter ensuite dans l’Océan ! Quel est donc ce nouveau calcul, & pourquoi des moyens ingénieux, vastes & habiles sont-ils séparés du but ou de l’emploi par un abyme où l’on ne découvre rien ? Sans une communication intime & éclairée entre les moyens & l’emploi, les succès même peuvent devenir semblables à des pertes, &c. &c. &c.

Mais les cures palliatives sont peut-être les seules qui conviennent à un état infecté de vices anciens, & peu propres à recevoir une entiere guérison. Les maux précédens interdisent des plans sages, sur-tout lorsque la nation se prête au délire. C’est un axiome reçu, que la victoire est à celui qui aura le dernier écu ; mais cet axiome est une sottise. Comment, après ce beau prononcé, renoncer au jeu de la banque ?

Sully, économe sévere, embrassant l’avenir comme le présent, ne faisoit point de cas de ces banques de crédit. Il regardoit le besoin d’emprunter comme un besoin dangereux, & l’opulence qui en résultoit comme factice. Il auroit l’air aujourd’hui d’un vrai pédagogue, & le fauxbourg Saint-Honoré le siffleroit en chorus. Les Villeroy & les Jeannin, qui lui succéderent, brouillerent tout son travail. Ils furent des hommes de finance, & prouverent que les hommes de ce nom ne sont pas des hommes d’état.

On ne veut donner à ces réflexions rien d’amer ni de satirique : c’est au tems à prouver si la banque seroit devenue par hasard la sauve-garde de l’état & le principe réel de ses forces. En fait d’administration, les moyens les plus décriés par les simples spéculateurs peuvent, à l’appui des circonstances & de la pente générale, devenir les meilleurs. Nous embrassons le doute ; car il seroit téméraire aujourd’hui d’affirmer pour ou contre. Les banquiers tiennent le gouvernail ; laissons leur faire la manœuvre, puisqu’elle est déjà fort avancée ; & puissent-ils nous conduire à bon port !