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Tableau de Paris/172

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CHAPITRE CLXXII.

Domestiques. Laquais.


Cette armée de domestiques inutiles, & faits uniquement pour la parade, est bien la masse de corruption, la plus dangereuse qui pût entrer dans une ville où les débordemens sans nombre qui en naissent, & qui ne vont qu’en s’accroissant, menacent d’apporter tôt ou tard quelque désastre presqu’inévitable.

On croit l’état très-puissant, quand on envisage cette foule d’individus qui peuplent les quais, les rues, les carrefours : mais que d’hommes avilis ! Quand on en voit un grouppe dans une antichambre, il faut songer qu’il s’est formé un vuide dans la province, & que cette population florissante de Paris forme de vastes déserts dans le reste de la monarchie.

Dans telle maison de fermier général, vous trouverez vingt-quatre domestiques portant livrée, sans compter les marmitons, aides-cuisine, six femmes-de-chambre pour madame. Vous pouvez ranger hardiment, parmi cette valetaille, l’escroc qualifié, qui l’adule du matin au soir, parce que cet escroc a l’ame d’un laquais, ainsi que cinq à six complaisans subalternes, qui ne s’entretiennent que des hautes qualités de madame. Trente chevaux frappent du pied dans l’écurie : après cela, comment monsieur & madame, dans leur magnifique hôtel, prenant l’insolence pour la dignité, n’appelleroient-ils pas canaille, tous ceux qui n’ont pas cinq cents mille livres de rente ? Ils ne voient autour d’eux que les humbles adulateurs de leur opulence, que des domestiques sous des noms divers, & ils croient que le reste de la terre est ainsi fait. Ces idées & ce langage ne doivent pas étonner dans un traitant ; le ton du mépris est toujours familier aux êtres méprisables.

Il est bien incroyable que l’on n’ait point encore assujetti à une forte taxe ce nombreux domestique enlevé à l’agriculture, qui propage la corruption, & sert au luxe le plus inutile & le plus monstrueux.

Mais la finance est alliée aujourd’hui à la noblesse, & voilà ce qui fait la base de la force réelle. La dot de presque toutes les épouses des seigneurs est sortie de la caisse des fermes. Il est assez plaisant de voir un comte ou un vicomte, qui n’a qu’un beau nom, rechercher la fille opulente d’un financier ; & le financier qui regorge de richesses, aller demander la fille de qualité, nue, mais qui tient à une illustre famille.

La différence est, que la fille de condition (qui étoit menacée de passer dans un couvent le reste de sa vie) se lamente, en épousant un homme qui a cinq cents mille livres de rente ; croit lui faire une grace insigne en lui donnant sa main ; & crie aux portraits de ses ancêtres, de fermer les yeux sur cette mésalliance. Le sot époux, tout gonflé de l’avantage de prêter son argent aux parens & égrefins de sa femme, se croit fort honoré d’avoir fait la fortune de son épouse altiere, & il pousse la complaisance jusqu’à se croire bien inférieur à elle. Quelle misérable & sotte logique que celle de la vanité ! Comment la comédie de George Dandin n’a-t-elle pas guéri les hommes sensés, de cette étrange folie ? Comment peuvent-ils consentir à enrichir une famille riche en syllabes, pour en être tyrannisés ou méprisés ?

Ordinairement un laquais du bon ton prend le nom de son maître, quand il est avec d’autres laquais ; il prend aussi ses mœurs, son geste, ses manieres : il porte la montre d’or, des dentelles ; il est impertinent & fat. Chez les jeunes gens, c’est le confident de monsieur, quand celui-ci n’a pas d’argent ; c’est son proxenete, quand il a une fantaisie ; c’est le menteur le plus intrépide, quand il faut congédier des créanciers, & tirer son maître d’embarras.

Il est passé en proverbe, que les laquais les plus grands & les plus insolens sont les meilleurs.

Enfin, un laquais du dernier ton porte deux montres comme son maître ; & cette insigne folie ne scandalise plus qu’un misantrope.