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Tableau de Paris/173

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CHAPITRE CLXXIII.

Les Marchandes de Modes.


Rien n’égale la gravité d’une marchande de modes combinant des poufs, & donnant à des gazes & des fleurs une valeur centuple. Toutes les semaines vous voyez naître une forme nouvelle dans l’édifice des bonnets. L’invention en cette partie fait à son auteur un nom célebre. Les femmes ont un respect profond & senti pour les génies heureux qui varient les avantages de leur beauté & de leur figure.

La dépense des modes excede aujourd’hui celle de la table & celle des équipages. L’infortuné mari ne peut jamais calculer à quel prix monteront ces fantaisies changeantes ; & il a besoin de ressources promptes, pour parer à ces caprices inattendus. Il seroit montré au doigt, s’il ne payoit pas ces futilités aussi exactement que le boucher & le boulanger.

C’est de Paris que les profondes inventrices en ce genre donnent des loix à l’univers. La fameuse poupée, le mannequin précieux, affublé des modes les plus nouvelles, enfin le prototype inspirateur passe de Paris à Londres tous les mois, & va de là répandre ses graces dans toute l’Europe. Il va au nord & au midi : il pénetre à Constantinople & à Pétersbourg ; & le pli qu’a donné une main françoise, se répete chez toutes les nations, humbles observatrices du goût de la rue Saint-Honoré !

Tout cela est bien fou ! Mais l’usage, le sceptre inébranlable en main, regle tout, ordonne tout ; il n’y a point de réponse à ces mots, on dit, on fait, on pense, on s’habille ainsi.

Les modes sont une branche de commerce très étendue. Il n’est que le génie fécond des François, pour rajeunir d’une maniere neuve les choses les plus communes. Les nations voisines ont beau vouloir nous imiter ; la gloire de ce goût léger nous demeurera en propre. On ne songera pas même à nous disputer cette incontestable supériorité.

Ces amusemens de l’opulence enrichissent une foule d’ouvrieres ; mais ce qu’il y a de fâcheux, c’est que la petite bourgeoise veut imiter la marquise & la duchesse. Le pauvre mari est obligé de suer sang & eau pour satisfaire aux caprices de son épouse. Elle ne revient point d’une promenade sans avoir une fantaisie nouvelle. La femme du notaire étoit mise ainsi : on n’ira pas le lendemain souper en ville, si l’on ne peut étaler le même bonnet. Autant de pris sur la part des enfans ; & dans ce conflit de parures, la tête tourne réellement à nos femmes.

J’ai connu un étranger qui ne vouloit pas croire à la poupée de la rue Saint-Honoré, que l’on envoie réguliérement dans le nord, y porter le modele de la coëffure nouvelle ; tandis que le second tome de cette même poupée va au fond de l’Italie, & de là se fait jour jusques dans l’intérieur du serrail. Je l’ai conduit, cet incrédule, dans la fameuse boutique ; & il a vu de ses propres yeux, & il a touché ; & en touchant, il sembloit douter encore, tant cela lui paroissoit vraiment incroyable !

Ajoutons ce que dit Montesquieu dans ses Lettres Persannes : « Une femme s’est mis dans la tête qu’elle devoit paroître à une assemblée avec une certaine parure ; il faut que dès ce moment cinquante artisans ne dorment plus & n’aient plus le loisir de boire & de manger. Elle commande, & elle est obéie plus promptement que ne le seroit le roi de Perse, parce que l’intérêt est le plus grand monarque de la terre. »

Je voulois donner ici un petit dictionnaire des modes & de leurs singularités ; mais tandis que j’écrivois, la langue des boutiques changeoit ; on ne m’entendroit plus dans un mois, & il me faudroit un commentaire pour me faire comprendre. La moitié de mon livre, je le répete, aura perdu de ses couleurs avant qu’il soit imprimé. Hâtons les chapitres, & rattrapons, s’il est possible, la physionomie du moment. Ah ! que Boileau a bien dit :

Le moment où je parle est déjà loin de moi.