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Tableau de Paris/174

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CHAPITRE CLXXIV.

Maîtres d’Agrémens.


Oui, M. l’étranger, vous avez beau ouvrir de grands yeux & me témoigner votre surprise ; nous avons des maîtres en l’art des manieres, & qui forment nos jeunes gens curieux du grand art de plaire. Cet art a ses principes, & ne marche point au hasard, comme sur les bords de la Néva. On traite les minuties en grand, & les affaires sérieuses en bagatelles.

Ces maîtres les instruisent à sourire devant un miroir avec finesse, à prendre du tabac avec grace, à donner un coup-d’œil avec subtilité, à faire une révérence avec une légéreté particuliere. Ils leur enseignent à parler gras, comme font nos acteurs, à les imiter sans les copier, à montrer les dents sans grimace ; & tel s’enferme avec son maître pendant deux ou trois heures, pour procéder à ces choses importantes.

Voyez entrer un élégant. Il faut d’abord que ses breloques, par un joli frémissement, annoncent son arrivée.

La coëffure est encore une chose essentielle. On sait le nom & la demeure des coëffeuses & des coëffeurs qui se distinguent par leur habileté ; & une femme bien coëffée ne manque pas de jeter un regard de supériorité sur toute tête mal coëffée.

Quel est cet homme-là ? dit telle femme, du personnage le plus capable d’éclairer son siecle & sa nation. Et pourquoi ce ton dédaigneux ? Parce qu’il est mal frisé.

Ces jeunes gens bien endoctrinés ne se mettent en colere que pour des riens. Ils ne frappent du pied, ne jurent, ne tempêtent que quand leurs chevaux retardent de deux minutes ; alors la fureur leur coupe la parole.

On les instruit ensuite à savoir se mettre en chenille, & les variations du haut-de-chausse, de la cravate & du pantalon. C’est ainsi qu’ils courent le matin, c’est-à-dire à midi, en allant visiter les femmes, en leur demandant d’un air de nonchalance, qui a peint le portrait de vos bagues, de vos tabatieres, de vos bracelets ? Quand on boude, on garde cet habillement le soir, & l’on avertit tout le monde qu’on ne soupe point en ville.

On peut ranger dans la classe des maîtres qui enseignent toutes ces belles choses, les médecins qui traitent les maladies imaginaires. Le médecin, s’il est affectueux, joli, agréable conteur, demi-caustique, n’a pas besoin de savoir guérir, pourvu qu’il fasse exactement des visites.

On manqueroit à tous ces documens, si l’on ne se montroit passionnément épris de la moindre nouveauté. Les mets, les robes, les lectures doivent avoir les graces de la fraîcheur. Un nouvel opéra, une actrice nouvelle, les nouveaux tours de Comus, & une maniere neuve de se friser ; voilà ce qui bouleverse tous les esprits. L’enthousiasme gagne & se communique en un instant ; on diroit que les têtes sont électriques. Tel homme, il y a six mois, n’avoit ni ame ni sentiment. Il devient tout-à-coup un héros, en attendant qu’on le persiffle quelques jours après.

Il a été arrêté en même tems par les maîtres & par les disciples, que la plaisanterie la plus outrée seroit le talent par excellence, le talent divin & sublime. Un de nos agréables paroît aux femmes l’être le plus étonnant que la nature se soit plue à former ; mais il faut qu’il reste dans cette société : s’il entre chez un homme uni & sensé, on ne peut le voir sans rire, on ne peut l’entendre raisonner sans hausser les épaules. Et tout cela néanmoins s’apprend !