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Tableau de Paris/179

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CHAPITRE CLXXIX.

La Sainte-Chapelle.


Voyons la Sainte-Chapelle, fondée par saint Louis, pour remplacer l’oratoire de Louis le Gros.

Nicolas Boileau Despréaux, placé si mal-à-propos au rang de nos grands hommes, y est enterré précisément sous le lutrin qu’il a chanté.

De grands vitraux, qui ont plus de six cents ans, & qui ont été vus par la reine Blanche, amante d’un beau cardinal, font un très-bel effet, & rappellent le siecle des Croisades. Les idées singulieres qui régnoient alors, reviennent en foule à notre mémoire.

Dans ce même siecle, l’empereur Baudouin ayant besoin d’argent, engagea avec un regret infini les reliques de sa chapelle ; & le dévot Louis, roi de France, dans la joie de son ame, crut faire une excellente acquisition, en payant deux millions huit cents mille livres de notre monnoie, un morceau de la vraie croix, le fer de la lance dont le côté adorable de Jésus-Christ fut percé, une partie de l’éponge qui servit à lui donner du vinaigre, & un fragment de la pierre du Saint-Sépulcre, &c. Puis il retira, pour une somme à peu près pareille, la couronne d’épines, qui étoit en gage chez les Vénitiens. Rien n’égala son ivresse extatique, quand il put rassembler dans une châsse ces précieuses conquêtes.

La nuit du 10 mai 1575, une main sacrilege déroba le morceau de la vraie croix : quelle désolation ! On mit des gardes aux portes ; on fouilla tout le monde ; on fit une procession générale pour demander au ciel le recouvrement de la relique ; on ne retrouva point les voleurs ni le vol : on publia que la reine-mere, avide d’argent, avoit vendu cette relique aux Italiens, qui cependant en revendoient alors à toute l’Europe.

Pour consoler la douleur publique, on puisa dans le coffre un second morceau de la vraie croix, mais hélas ! bien inférieur au premier en longueur, largeur & grosseur. On l’enchâssa dans une croix toute semblable à celle qui avoit été enlevée : cette croix est la même que l’on expose aujourd’hui à la vénération des fideles.

Le chef de saint Louis est dans cette église : il appartenoit au trésor de Saint-Denis ; mais le roi Philippe le Bel obtint du pape, que le chef & une côte de S. Louis seroient transportés dans la chapelle de Paris. Néanmoins, pour ne pas trop affliger les Bénédictins, qui se lamentoient sur cette perte, on laissa au trésor la mâchoire inférieure de ce chef.

Le chantre porte au haut de son bâton, une tête antique de l’empereur Titus, qu’on a métamorphosée en tête de saint Louis, à raison de quelques traits de ressemblance.

Ainsi l’empereur Titus assiste tous les jours à l’office de la Sainte-Chapelle, tenant d’une main une petite croix, & de l’autre une couronne d’épines. Certes, l’empereur Titus ne s’y attendoit pas !

La nuit du jeudi au vendredi-saint, on expose publiquement à la Sainte-Chapelle un morceau du bois de la vraie croix. Tous les épileptiques, sous le nom de possédés, accourent en foule, & font mille contorsions en passant devant la relique : on les tient à quatre ; ils grimacent, poussent des hurlemens, & gagnent ainsi l’argent qu’on leur a distribué.

On tolere ce spectacle ridicule, pour entretenir parmi la populace l’espérance de la guérison miraculeuse de ces maux réputés incurables, ou pour maintenir la croyance qui lui reste.

Plusieurs de ces prétendus possédés, qui ne hurlent qu’à minuit précis, au moment que l’on tire du coffre l’instrument du supplice du Sauveur du monde, ont le privilege ce jour-là de se répandre en imprécrations publiques ; elles sont sensées la pure inspiration du diable.

J’y ai entendu, en 1777, le plus hardi, le plus incroyable des blasphémateurs. Imaginez tous les adversaires de Jésus-Christ & de sa divine Mere ; imaginez tous les impies incrédules mêlés ensemble & ne formant qu’une seule voix : eh bien ! ils n’ont jamais approché de son audace sacrilege, injurieuse & dérisoire. Ce fut pour moi, & pour toute l’assemblée, un spectacle bien nouveau & bien étrange, que d’entendre un homme défier publiquement & d’une voix de tonnerre le Dieu du temple, insulter à son culte, provoquer sa foudre, vomir les invectives les plus atroces ; tandis que tous ces blasphêmes énergiques étoient mis sur le compte du diable.

La populace se signoit en tremblant, & disoit, le front prosterné contre terre, c’est le démon qui parle. Après qu’on l’eut fait passer trois fois de force devant la croix (& huit hommes le contenoient à peine) ces blasphêmes devinrent si outrés, si épouvantables, qu’on le mit à la porte de l’église, comme abandonné à jamais à l’empire de Satan, & ne méritant pas d’être guéri par la croix miraculeuse. Imaginez une garde publique, qui préside cette nuit-là à cette inconcevable farce, dans un siecle tel que le nôtre !

Insensé ou maniaque, ou simplement acteur soudoyé, je n’ai jamais conçu le rôle de ce personnage. Ceux qui auront été présens, & qui se rappelleront ses licentieuses paroles, doivent confesser qu’il poussa ce rôle bien avant, & que le lendemain, à leur réveil, rien ne dut leur paroître plus extraordinaire que ce qu’ils avoient vu & entendu la nuit.

L’année suivante, le beau monde se rendit en foule, pour voir la seconde représentation de cette curieuse comédie, devenue fameuse par le récit fidele des assistans. On attendoit le grand acteur : mais il ne parut pas. La police lui avoit fermé la bouche : le diable se tut conséquemment. Il n’y eut que des convulsionnaires subalternes, qui ne méritoient pas la peine d’être examinés ni entendus : à peine vomirent-ils un petit blasphême. Le diable avoit épuisé l’année précédente toute sa rhétorique ; mais il faut convenir qu’elle fut riche. Croiroit-on, je le répete, que tout cela se passe à Paris, dans le dix-huitieme siecle ? Pourquoi ? Comment ? À quel but ? Je n’en fais rien, & bien d’autres seroient embarrassés à répondre.