Aller au contenu

Tableau de Paris/182

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CLXXXII.

Piliers des Halles.


Sous les piliers des Halles, subsiste encore la maison où est né notre Moliere, le poëte dont nous nous glorifions. La, regne une longue file de boutiques de fripiers, qui vendent de vieux habits dans des magasins mal éclairés, & où les taches & les couleurs disparoissent.

Quand vous êtes au grand jour, vous croyez avoir acheté un habit noir ; il est verd ou violet, & votre habillement est marqueté comme la peau d’un léopard.

Des courtauds de boutique, désœuvrés, vous appellent assez incivilement ; & quand l’un d’eux vous a invité, tous ces boutiquiers recommencent sur votre route l’assommante invitation. La femme, la fille, la servante, le chien, tous vous aboient aux oreilles ; c’est un piaillement qui vous assourdit, jusqu’à ce que vous soyez hors des piliers.

Quelquefois ces drôles-là saisissent un honnête homme par le bras ou par les épaules, & le forcent d’entrer malgré lui ; ils se font un passe-tems de ce jeu indécent : on est obligé de les punir, en leur appliquant quelques coups de canne, afin de châtier leur insolence ; mais ils sont incorrigibles.

Vous y trouvez aussi de quoi meubler une maison de la cave au grenier, lits, armoires, chaises, tables, secretaires, &c. Cinquante mille hommes n’ont qu’à débarquer à Paris, on leur fournira le lendemain cinquante mille couchettes.

Les femmes de ces fripiers, ou leurs sœurs, ou leurs tantes, ou leurs cousines vont tous les lundis à une espece de foire, dite du Saint-Esprit, & qui se tient à la place de Greve. Il n’y a pas d’exécution ce jour-là ; elles y étalent tout ce qui concerne l’habillement des femmes & des enfans.

Les petites bourgeoises, les procureuses, ou les femmes excessivement économes y vont acheter bonnets, robes, casaquins, draps, & jusqu’à des souliers tout faits. Les mouchards y attendent les escrocs, qui arrivent pour y vendre des mouchoirs, des serviettes & autres effets volés. On les y pince, ainsi que ceux qui s’avisent d’y filouter. Il paroît que le lieu ne leur inspire pas de sages réflexions.

On diroit que cette foire est la défroque féminine d’une province entiere, ou la dépouille d’un peuple d’Amazones. Des jupes, des bouffantes, des déshabillés sont épars, & forment des tas où l’on peut choisir. Ici, c’est la robe de la présidente défunte, que la procureuse achete : là, la grisette se coëffe du bonnet de la femme-de-chambre d’une marquise. On s’habille en place publique, & bientôt l’on y changera de chemise.

L’acheteuse ne sait & ne s’embarrasse pas d’où vient le corset qu’elle marchande : la fille innocente & pauvre, sous l’œil même de sa mere, revêt celui avec lequel dansoit, la veille, une fille lubrique de l’opéra. Tout semble purifié par la vente ou par l’inventaire après décès.

Comme ce sont des femmes qui vendent & qui achetent, l’astuce est à peu près égale des deux côtés. L’on entend de très-loin les voix aigres, fausses, discordantes, qui se débattent. De près la scene est plus curieuse encore. Quand le sexe (qui n’est pas là le beau sexe) contemple des ajustemens féminins, il a dans la physionomie une expression toute particuliere.

Le soir, tout cet amas de hardes est emporté comme par enchantement ; il ne reste pas un mantelet, & ce magasin inépuisable reparoîtra sans faute le lundi suivant.