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Tableau de Paris/183

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CHAPITRE CLXXXIII.

Rue Tirechappe.


Sortant des piliers des Halles, vous entrez dans la rue Tirechappe, lieu cher aux avares. Et pourquoi ? me demandera-t-on. Parce qu’ils y composent un habit, à peu près comme un tragique moderne compose une tragédie françoise, de pieces & de morceaux rapportés.

L’avare entre dans cette rue étroite, où pendent des milliers de fragmens d’étoffes de toute couleur, de toute grandeur, & sous toutes les formes possibles ; & à force d’aller d’une boutique à l’autre, il trouve l’étoffe qu’il cherche. Le scientifique économe la reconnoît à la premiere vue. Son coup-d’œil est sûr ; il sait combien il faut de morceaux pour la facture de son habit, & il en a la coupe toute imprimée dans son cerveau. Il fait la leçon au tailleur surpris & mécontent, lui livre l’étoffe & la doublure : il n’y a que ce qu’il faut, il n’y a rien de trop. Quelle justesse ! quelle précision ! Le tailleur se tait, admire ; & comme il a rencontré son maître, il se contente du prix pour la façon.

Cette rue semble renfermer un peuple juif, tant il est sale & pressé. C’est la même avidité dans le regard, le même patelinage dans la parole. Les magasins sont comblés ; on ne sait où couche toute la maison : les cloisons sont formées de leurs marchandises, qui montent jusqu’aux plafonds. Les étoffes pendantes servent de rideaux, & tous dorment ensevelis sous des chiffons. Il faut de la chandelle pour y dîner en plein midi ; & quand on veut vérifier la couleur d’un chiffon, on le porte à la croisée, dont les carreaux sont enduits d’une crasse lucrative.

Ce peuple juif est riche ; il défile du matin au soir des morceaux d’étoffes de soie & de coton. Ils font de l’argent de ce qui paroîtroit à d’autres yeux ne devoir remplir que la hotte du chiffonnier.