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Tableau de Paris/186

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CHAPITRE CLXXXVI.

Le Gros-Caillou.


Ce lieu peuplé de guinguettes est sur le bord de la riviere, au-dessous des Invalides : Là, on mange des matelottes, objet définitif & chéri des gageures Parisiennes. Une bonne matelotte coûte un louis d’or ; mais c’est un manger délicieux, quand elle n’est pas manquée. Les cuisiniers les plus fameux baissent pavillon devant tel marinier qui sait mélanger & apprêter la carpe, l’anguille & le goujon. Ils cedent ce jour-là leur emploi à la main grossiere qui manie l’aviron. Les cuisiniers ont beau être jaloux ; ils accommodent les autres plats, excepté la matelotte : ainsi l’ordonne tout maître friand ou connoisseur.

On a voulu, au commencement de la guerre, bâtir une frégate au Gros-Caillou, pour donner aux Parisiens une idée de nos opérations sur mer. Le peuple, émerveillé de la nouveauté de ce spectacle, arrivoit bouche béante, & s’imaginoit déjà que la Seine alloit rivaliser & se fondre avec la Tamise. Une flotte devoit s’élancer, de ces plages pacifiques, sur l’Océan, & passer des eaux douces aux ondes ameres.

Tout prêtoit au ridicule : la crédulité du Parisien voyoit déjà les Anglois vaincus & humiliés. On avoit mastiqué les planches qui formoient le formidable chantier. On demandoit deux sols aux curieux : on montroit sur l’arene les canons qui devoient faire respecter le pavillon françois… Mais un ruisseau qui s’enfla dans une nuit, emporta la frégate, & l’espérance superbe des armateurs.

Ne seroit-ce pas là en petit la véritable image de nos grandes & inutiles opérations maritimes ? Videbimus infra.