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Tableau de Paris/191

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CHAPITRE CXCI.

Amour du Merveilleux.


Un homme à Londres annonce publiquement, que tel jour, à telle heure, à la vue de tout un peuple, on le verra s’enfermer dans une bouteille. Qui fit courir tout le monde à cette ridicule affiche, & payer cherement les places ? On ne peut accuser les Anglois d’une ignorance crédule ; mais l’amour du merveilleux a agi sur ce peuple, comme il auroit fait à Paris, à Madrid, à Vienne. Chacun se disoit : il n’est pas possible que cet homme veuille tromper tout le monde, lorsqu’il invite avec éclat tout un public, lorsque des affiches, plaquées contre les murailles, annoncent ce prodigieux tour de force. Quand l’opérateur se trouvera sous les yeux d’une nombreuse & respectable assemblée, qu’on ne brave point impunément, il y aura là-dessous quelque chose d’extraordinaire, & qui ne se devine point. Si ce charlatan eût dit à chacun en particulier : venez chez moi, je me mettrai tout entier dans une pinte, on lui auroit ri au nez : mais au moyen de l’affiche imprimée & collée, au moyen de l’assurance effrontée du prometteur, vu le concours du monde, l’argent des billets, la foule & la publicité, chacun se disoit secrétement : on ne sauroit se jouer à ce point d’un public respectable. Tel est le peuple ; il ne croit pas qu’on puisse le tromper en corps. L’idée de la fuite de l’homme emportant l’argent des curieux, & laissant la bouteille vuide sur la scene ne vint à personne. Les promesses hardies gagneront toujours le peuple, & sur-tout en finances. Que n’a-t-il pas prêté en France depuis cent ans ?

Depuis, un faiseur de miracles, sans y songer & sans le vouloir, a entraîné tout Paris ; & sans la police, on en faisoit subitement un dieu[1]. Depuis, un enfant a vu sous terre, & des académiciens & des gazetiers l’ont cru & annoncé. Depuis, un chanoine d’Étampes a demandé cent mille livres d’une machine avec laquelle il voyageroit dans l’air ; & les cent mille livres ont été déposées chez un notaire.

L’amour du merveilleux nous séduit donc toujours ; parce que, sentant confusément combien nous ignorons les forces de la nature, tout ce qui nous conduit à quelques découvertes en ce genre est reçu avec transport.

Un peut-être qui se passe en nous, nous fait espérer quelque chose de nouveau ; & voilà pourquoi l’enthousiaste frappera toujours avec avantage les fibres des cerveaux humains. Son ton, son assurance, son œil enflammé, son air prophétique feront tomber dans le piege, jusqu’à celui qui le connoît.

Les convulsionnaires ont fait des tours de force, qui surpassent, il faut l’avouer, tout ce qu’on voit à la foire de plus étonnant en ce genre. Peu de gens en ont le secret ; aussi ces contorsions ont-elles le droit d’étonner, & même d’effrayer les regards les plus intrépides & les esprits les plus en garde contre le merveilleux. On peut assurer que ces tours ont quelque chose de vraiment extraordinaire, quoiqu’on sache de quoi est capable l’ardeur du fanatisme & le desir de le propager. Si quelqu’un a cru y reconnoître quelque chose de surnaturel, il est très-excusable.

Un poëte nommé Guimond de la Touche auteur d’une tragédie intitulée Iphigénie en Tauride, est mort à Paris, pour avoir vu des convulsionnaires. Il fut tellement frappé d’horreur & d’effroi, qu’il en prit la fievre. Dans son délire, il avoit devant les yeux ces images effrayantes ; & ne sachant à quelle cause les attribuer, il expira, l’émotion ayant été trop forte pour son ame sensible.

Une secte nouvelle, composée sur-tout de jeunes gens, paroît avoir adopté les visions répandues dans un livre intitulé les Erreurs & la vérité, ouvrage d’un mystique à la tête échauffée, qui a néanmoins quelques éclairs de génie.

Cette secte est travaillée d’affections vaporeuses ; maladie singuliérement commune en France depuis un demi-siecle ; maladie qui favorise tous les écarts de l’imagination, & lui donne une tendance vers ce qui tient du prodige & du surnaturel. Selon cette secte, l’homme est un être dégradé, le mal moral est son propre ouvrage ; il est sorti du centre de vérité ; Dieu par sa clémence le retient dans la circonférence, lorsqu’il auroit pu s’en éloigner à l’infini ; le cercle n’est que l’explosion du centre : c’est à l’homme de se rapprocher du centre par la tangente.

Pour pouvoir enfiler cette tangente, les sectateurs de ces idées creuses vivent dans la plus rigoureuse continence, jeûnent jusqu’à tomber dans le marasme, se procurent ainsi des rêves extatiques, & éloignent toutes impressions terrestres, afin de laisser à l’ame une liberté plus entiere & une communication plus facile avec le centre de vérité.

L’activité de l’esprit humain qui s’indigne de son ignorance ; cette ardeur de connoître & de pénétrer les objets par les propres forces de l’entendement ; ce sentiment confus que l’homme porte en lui-même, & qui le détermine à croire qu’il a le germe des plus hautes connoissances : voilà ce qui précipite des imaginations contemplatives dans cette investigation des choses invisibles ; plus elles sont voilées, plus l’homme foible & curieux appelle les prodiges & se confie aux mysteres. Le monde imaginaire est pour lui le monde réel.

  1. En 1772, si je ne me trompe, rue des Ciseaux, trente mille hommes disoient : c’est un prophète, il guérit en touchant. La rue ne désemplissoit pas d’estropiés, d’aveugles, &c. C’étoit une frénésie, mais qui avoit cela de particulier, qu’elle ne sortit pas d’un caractere calme, confiant, tranquille. Il n’y eut point de tumulte, point de cet emportement si commun dans les émotions populaires. Une persuasion intime avoit rendu les esprits modérés. On s’approchoit de la maison, pour ainsi dire, en silence. Le guérisseur avoit un air modeste & simple : il étoit devenu prophete à son grand étonnement & comme par hasard. On le fit sortir de Paris avec sa femme. Le peuple le voyant parti, se mit à le bénir, & se dispersa sans plaintes ni murmures. On ne vit jamais une si grande affluence & plus de tranquillité dans la multitude.