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Tableau de Paris/215

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CHAPITRE CCXV.

Foire Saint-Germain.


Les spectacles des Boulevards sont obligés d’aller à cette foire, à laquelle on devroit bien donner une entrée spacieuse ; car il n’y a qu’une porte étroite, dont le terrein descend encore en pente. Il faut que toutes les voitures & les fantassins pêle-mêle passent par ce dangereux sentier.

Là, des hommes de six pieds, montés sur des brodequins, coëffés comme des sultans, passent pour des géans. Une ourse rasée, épilée, à qui l’on a passé une chemise, un habit, veste & culotte, se montre comme un animal unique, extraordinaire. Un colosse de bois parle, parce qu’il a dans le ventre un petit garçon de quatre ans. Il faut la révolution de plusieurs années pour amener à l’œil du naturaliste quelque chose digne de son attention. La charlatanerie grossiere est là sur son trône. Le saltinbanque effronté a obtenu le privilege de duper le public ; il a payé ce privilege, qu’importe ensuite qu’il donne des gourdes au Parisien ? On le connoît si bonnace, qu’on sait d’avance qu’un faux merveilleux le transportera non moins que s’il étoit véritable.

Les salles des farceurs sont presque toujours remplies. On y joue des pieces obscenes ou détestables, parce qu’on leur interdit tout ouvrage qui auroit un peu de sel, d’esprit & de raison. Quoi, voilà un théatre tout dressé, un peuple tout assemblé, & l’on condamnera les auditeurs à n’entendre que des sottises, tandis que notre théatre si riche devroit être considéré comme un trésor national ! Et pourquoi appartiendroit-il exclusivement aux comédiens du roi ?

Quoi, Dugazon seroit l’héritier de Corneille ! Quoi, ces chefs-d’œuvres que tout l’or des souverains ne sauroit faire renaître, demeureroit en propre à une poignée de comédiens ! Quoi, ils n’appartiendroient pas essentiellement à tous ceux qui se sentent l’ame & le talent de les faire valoir ! Quoi ? l’auteur auroit pu avoir une autre idée que de répandre par-tout ses productions & sa gloire ! Quoi, sacrifier l’art à l’intérêt passager de l’acteur, ne donner qu’un point resserré au génie, l’obliger à prendre tel organe, l’asservir à l’instrument qu’il anime ; & quand j’ai composé, je donnois donc mes pieces à une seule troupe ! Brûlons nos pieces.

Le grand-duc de Toscane, qui possede le véritable génie d’un législateur, parmi une foule de loix utiles & conçues dans une haute sagesse, a donné à tous les théatres la liberté absolue du choix des pieces ; certain que la concurrence & l’émulation serviroient ce bel art beaucoup mieux que tous les réglemens qu’un petit esprit de classification a établis parmi nous pour lui ôter son essor & sa grandeur.

Là enfin on voit (& qu’importe le lieu ?) le célebre Comus, homme doué du génie le plus souple & le plus inventif, & qui, sans les études ordinaires, doit tout à la sagacité rare qu’il a reçue de la nature. Ce physicien fécond en découvertes, en étonnant nos regards, exerce & surprend notre intelligence. Il faut bien se garder de le confondre avec les faiseurs de tours dont il est environné. Quiconque l’aura vu, ne tombera pas dans cette erreur grossiere : non-seulement il est l’émule de ceux qui étudient la nature ; mais il a droit encore à un rang distingué parmi les plus habiles scrutateurs de ses phénomenes : les merveilles qui s’operent sous ses mains industrieuses, valent bien quelques pages systématiques écrites en beau style.