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Tableau de Paris/223

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CHAPITRE CCXXIII.

Feux d’artifice.


On a remarqué qu’il ne s’étoit presque jamais donné de spectacles extraordinaires au public, qu’il n’y fût arrivé quelque malheur : la populace Parisienne ne sait point établir l’ordre dans ses mouvemens ; une fois sortie des bornes, elle devient pétulante, incommode & tumultueuse.

C’est par cette raison qu’on a supprimé le feu de la Saint-Jean, & les feux que l’on tiroit pour la naissance des princes & princesses, ou pour des victoires équivoques. Au lieu de ces stériles jouissances, on marie des filles, on délivre des prisonniers. Eh bien ! ces idées-là sont encore dues à des écrivains patriotiques.

Je voudrois voir tous les artificiers du royaume ruinés : ce luxe de nos fêtes amene toujours quelques accidens ; & comment peut-on se résoudre d’ailleurs à voir sauter en l’air ce qui pourroit suffire à l’entretien & à la nourriture de cent familles pauvres pendant une année ! Comment donner un si grand prix d’un plaisir si court ! J’aime encore mieux les cocagnes de Naples, où les vigoureux lazzarons font un repas qui dure trois jours, & attrapent un gilet par-dessus le marché.

Il est bien inconcevable qu’on ait choisi pour l’exécution de ces feux d’artifice, la place de Greve, qu’on ait vu l’effigie du souverain élevée avec pompe sur le même pavé où l’on a écartelé Ravaillac & Damien : comment les emblêmes mythologiques de la joie publique peuvent-ils succéder à la roue & au bûcher ? & comment érige-t-on les armes de France au même endroit où trois jours auparavant l’échafaud dégouttoit du sang du crime ? Comment & pourquoi le corps municipal a-t-il eu si long-tems des idées si basses & si rampantes ? Pourquoi ! C’est qu’il vouloit appercevoir de ses fenêtres & avec la même aisance le feu de joie & la potence.

Connoissez-vous, mes chers lecteurs, un beau feu d’artifice ? C’est celui qu’a donné le feu roi de Danemarck ; il fit dresser une belle charpente. Le peuple amoncelé s’attendoit aux fusées volantes, au bruit des pétards, aux gerbes brillantes & passageres. Quatre hérauts d’armes, magnifiquement vêtus, parurent aux quatre coins de l’édifice ; ils tirerent chacun un papier, le peuple fit silence ; c’étoit un édit généreux, qui remettoit au peuple quatre impôts sur les denrées, les plus à charge à sa subsistance.

Il n’est pas besoin de décrire un feu d’artifice ; toutes les expressions n’atteindroient pas à la rapidité, au brillant, au tonnant de ces gerbes radieuses & enflammées qui charment l’œil sans le blesser, & plaisent à l’oreille sans l’épouvanter ; mais il nous faut décrire les banquets où la munificence des échevins appelle le peuple.

Ces buffets sont merveilleux dans les descriptions ; de près, cela fait pitié. Imaginez des échafauds d’où l’on jette des langues fourrées, des cervelats & des petits-pains ; le laquais lui-même suit le saucisson envoyé par des mains qui s’amusent à le lancer avec force à la tête de la multitude. Les petits-pains deviennent, pour ainsi dire, des cailloux entre les mains de ces insolens distributeurs. Imaginez ensuite deux tuyaux étroits qui versent un vin assez insipide. Les forts de la Halle & les fiacres s’unissent ensemble, mettent un broc au haut d’une longue perche, l’élevent en l’air : mais la difficulté est de l’assujettir, au milieu d’une foule emportée & rivale, qui déplace incessamment le vase où coule la liqueur ; les coups de poings tombent comme la grêle ; il y a plus de vin répandu sur le pavé que dans le broc ; celui qui n’a pas les larges épaules d’un porte-faix & qui n’est point entré dans la ligue, pourroit mourir de soif devant ces fontaines de vin, après s’être enflammé le gosier par la charcuterie.

La petite bourgeoisie, que la simple curiosité a amenée, s’écarte avec frayeur de ces hordes qui viennent de conquérir un seau de vin : elle craint d’être heurtée, renversée, foulée aux pieds ; car ces terribles conquérans vont revenir pour chasser leurs rivaux, & mettre à sec les futailles.

L’abjection & la misere, voilà les convives de ces fameux banquets ; voyez-les dévorer debout les cervelats qu’ils ont attrapés ; on diroit d’un peuple famélique, livré depuis un an aux horreurs de la disette, & à qui un nouvel Henri IV auroit envoyé du pain & du porc assaisonné.

Ensuite des symphonistes déguenillés, perchés sur des tréteaux & environnés de sales lampions, font crier des violons aigres sous un dur archet ; la canaille fait un rond immense, sans ordre ni mesure, saute, crie, hurle, bat le pavé sous une danse lourde : c’est une bacchanale beaucoup plus grossiere que joyeuse ; & comment donne-t-on une aussi froide orgie pour une fête nationale ? Est-ce ainsi que les anciens faisoient participer les citoyens pauvres à l’alégresse publique ?

Si l’on jette de l’argent, c’est pis encore : malheur au grouppe tranquille, où l’écu est tombé ! Des furieux, des enragés, le visage sanglant & couvert de boue, fondent avec emportement, vous précipitent sur le pavé, vous rompent bras & jambes, pour ramasser la piece de monnoie : c’est une masse qui tombe & se releve, ainsi qu’on voit dans les forges l’énorme marteau de fer qui écrase tout sur son passage en un clin d’œil.

On est obligé de fuir la cohue tumultueuse, de se retrancher chez soi, parce que l’on risque de perdre la vie au milieu d’une populace qui vous blesse pour un cervelat, ou pour une piece de douze sols.

Ce qu’il y a de plus noble & de plus imposant dans ces fêtes, c’est le Te Deum qu’on chante dans l’église cathédrale. Le bruit du canon qui se mêle par intervalles au son de la musique exécutée par un orchestre savant & nombreux, produit un effet singulier, rare & touchant.