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Tableau de Paris/231

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CHAPITRE CCXXXI.

Liberté Religieuse.


La liberté religieuse est au plus haut degré possible à Paris ; jamais on ne vous demandera aucun compte de votre croyance : vous pouvez habiter trente ans sur une paroisse sans y mettre le pied, & sans connoître le visage de votre curé : vous aurez soin toutefois d’y rendre le pain béni, d’y faire baptiser vos enfans si vous en faites, & d’accomplir la taxe des pauvres ; taxe modique, que tout citoyen devroit tripler de lui-même. Quand vous serez malade, le curé ne viendra point vous troubler ; à moins qu’il ne soit impoli, ou que vous ne soyez un homme célebre ou très-connu. Vous pouvez néanmoins lui fermer la porte au nez, si sa visite vous déplaît trop fort.

Le prêtre n’entre plus que chez le petit peuple, parce que cette classe n’a point de portier. Chez tout autre malade, on attend qu’il agonise : alors on envoie en hâte à la paroisse ; le prêtre essoufflé accourt avec les saintes huiles. Il n’y a plus personne ; la bonne intention est réputée pour le fait.

On commande un convoi de cent pistoles, & l’on a à l’enterrement un simulacre de confesseur en robe théologale, qui n’a jamais vu le mort en vie : on lui donne un louis d’or & un gros cierge pour cette complaisance. Le curé, le confesseur, les héritiers, tout le monde est content : ainsi le sage décampe à petit bruit pour l’autre monde ; il y aborde en louvoyant, sans trop choquer les usages de celui-ci, & sans causer de scandale.

Il y a plus de cent mille hommes qui regardent le culte en pitié. On ne voit dans les églises que les personnes qui veulent bien les fréquenter. Elles sont remplies certains jours de l’année : les cérémonies y attirent la foule ; les femmes composent toujours les trois quarts au moins de l’assemblée. On va dans le carême entendre les prédicateurs un peu renommés, pour juger leur style, leur éloquence & leur débit.

On disoit à un évêque, « de quoi vous plaignez-vous ? avez-vous vu un seul sacrilege ? un seul philosophe a-t-il troublé le moindre catéchisme ? ceux qui prêchent en chaire ont-ils rencontré un seul argumenteur ou contradicteur ? ils ont constamment joui du plus beau droit possible, celui de n’être jamais interrompus ni contredits, quoi qu’ils disent. » L’évêque reprit : plût à Dieu qu’il y eût de tems en tems quelques sacrlleges ! on penseroit du moins à nous ; mais on oublie de nous manquer de respect.

On n’a refusé la sépulture, que je sache, qu’à M. de Voltaire ; & le curé de S. Sulpice a fort mal entendu ce jour-là les intérêts de sa religion. Dix autres curés, à sa place, l’auroient enterré, parce qu’il étoit mort ; ils l’auroient enterré de plus, comme converti & bon catholique, & ils auroient très-bien fait.

Son corps n’en a pas moins été déposé en terre-sainte ; & si on lui a refusé un service à Paris, il l’a obtenu à Berlin dans l’église catholique, par ordre du roi de Prusse, bon plaisant quand il s’en mêle. Le sang de l’Agneau a coulé sur la tombe de l’auteur de Mahomet. Le parti opiniâtre des philosophes n’en a pas eu le démenti ; il a obtenu la messe pour le repos de son ame, & aucun d’eux ne veut être privé de cet avantage ; car tel est leur plaisir.

Les juifs, les protestans, les déistes, les athées, les jansénistes, non moins coupables aux yeux des molinistes, les riennistes, vivent donc à leur fantaisie ; on ne dispute plus nulle part sur la religion. C’est un vieux procès définitivement jugé ; & il étoit bien tems, après une instruction de tant de siecles. Il n’y a rien qui annonce un plus mauvais ton, que de vouloir railler un prêtre dans une société : il fait son métier gaiement, ainsi qu’un officier fait le sien. On ne scandalise plus personne, & l’on n’est plus scandalisé.

Quand il arrive un jubilé, on court les églises par ton : mais cette ferveur est passagere ; & ceux qui ont voulu se montrer du nombre des croyans, pour se distinguer, oublient leur rôle trois mois après, & retombent dans l’insouciance générale, qui caractérise aujourd’hui à ce sujet tous les hommes de la capitale qui ne sont pas peuple.

Les lumieres ont amené ce calme désirable, & le fanatisme est réduit à se dévorer lui-même. On n’entend plus parler du jansénisme & du molinisme que dans quelques maisons obscures, où regnent la sottise & l’hypocrisie ; & par quelques femmes qui, ne pouvant partager les plaisirs du monde, s’occupent de ces vieilles disputes devant des habitués de paroisse, directeurs nés de la canaille, & presque confondus avec elle.