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Tableau de Paris/233

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CHAPITRE CCXXXIII.

Capitation.


Toute tête laïque la paie, même le dauphin de France, comme premier sujet, ce qui est un bon persifflage. J. J. Rousseau s’étoit obstiné à ne point payer de capitation, alléguant que le bureau de la ville, qui avoit alors le département de l’opéra, lui devoit soixante mille francs pour son Devin du village.

On étoit sur le point d’envoyer garnison dans son grenier, lorsque le receveur averti à tems, porta le cas litigieux au tribunal du prévôt des marchands, échevins & quarteniers. Il y eut assemblée ; & après avoir recueilli les voix, il fut décidé qu’on remettroit généreusement les trois livres douze sols de capitation[1] à l’auteur d’Émile.

J’ose attester ce fait, ayant été témoin des poursuites & de la résistance opiniâtre de Jean-Jacques. Il avoit défendu à sa femme & à ses amis de payer pour lui au bureau, sous peine d’encourir son indignation éternelle. On lui objectoit que la garnison n’avoit point de respect pour les grands écrivains, quels qu’ils fussent. Eh bien ! répondit-il, si l’on s’empare de ma chambre & de mon lit, j’irai m’asseoir au pied d’un arbre, & là j’y attendrai la mort. Il étoit homme à le faire comme il le disoit : heureusement qu’on reconnut à tems quel homme pauvre & illustre on poursuivoit. Il demeuroit alors au cinquieme étage, rue Plâtriere, non loin de la grande poste.

Cet impôt, qui n’a point un titre honorable, alarme plus que les dixiemes & que les entrées, parce qu’il frappe directement l’individu, & qu’il soumet sa personne. Il rapporte peu en comparaison des autres impositions. Il ne dispose pas le citoyen à concevoir de lui-même un noble orgueil : mais, graces au travail financier, il prend depuis quelques années un accroissement arbitraire, qui ne tarderoit pas à le rendre lourd & redoutable, si la voie des réclamations n’étoit pas ouverte. Le prévôt des marchands est juge en cette partie ; & il fait droit aux requêtes, quand on s’y prend de bonne heure.

À cette capitation se joignent les quatre sols pour livre, & la taxe imposée pour le rétablissement du palais, &c. Tout cela compose un second impôt presqu’équivalent au premier.

Si la finance n’étoit pas l’antipode de la raison & de l’humanité, l’impôt seroit assis sur les arts & le luxe, tels que les équipages, les hôtels, les laquais, les jardins enclos dans la ville ; & l’on ne demanderoit de l’argent qu’à ceux qui ont de l’argent.

Si l’on ne payoit pas sa capitation, il n’y auroit pas d’exécution civile ; c’est-à-dire, qu’on n’enleveroit pas vos meubles pour les vendre sur le carreau : mais il y auroit exécution militaire. Le receveur, au nom du roi de France, vous enverroit garnison, & vous auriez chez vous des soldats qui coucheroient dans votre lit, & qui feroient la soupe dans votre âtre.

L’opéra donne tous les ans quelques représentations extraordinaires pour la capitation des acteurs. Ainsi ils paient en monnoie de singe ; c’est-à-dire, en sauts & en gambades : le surplus leur tient lieu de gratification.

Il y a des capitations de trente sols ; & l’on envoie des commandemens de par le roi dans des recoins placés sous des tuiles, & ouverts à tous les vents. Dans l’Inde, les pauvres paient le tribut avec des poux ; ils donnent ce qu’ils ont. Les infortunés dont je parle, s’acquitteroient beaucoup plus facilement selon la méthode indienne.

Des extensions inapperçues ont doublé graduellement la capitation. On a augmenté de la même maniere les vingtiemes, la taille & les accessoires ; & pendant quel tems ? Sous l’administration de M. Necker. Il a cependant passé pour n’avoir pas mis d’impôts.

Il faut que le bourgeois de Paris ait l’attention de ne pas ranger le commis de la capitation & des doubles vingtiemes parmi les citoyens honorables. Il doit, conformément à l’esprit & à l’expression de l’Évangile, les regarder comme des publicains. C’est une petite vengeance légitime, qu’il doit exercer en passant pour punir à sa maniere les âpres agens du fisc & la dureté de leur emploi, & souvent de leur caractere ; car ils sont toujours disposés à se séparer de l’intérêt général des citoyens, pour embrasser & faire exécuter des loix arbitraires. Ainsi l’on ne doit pas les estimer par leurs fonctions qui ont un caractere oppressif, ou du moins abusif. Voyez ce que M. Necker dit lui-même au roi, de la capitation soumise à des principes incertains, & qui excite fréquemment des difficultés & des plaintes. Il avoue qu’elle dépend d’une répartition arbitraire. Qu’ajouter à ce mot ?

  1. C’est la taxe ordinaire d’une servante.