Aller au contenu

Tableau de Paris/234

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCXXXIV.

Filles d’Opéra.


Largent coule pour des fêtes, pour des spectacles, pour les frivoles jouissances du luxe. L’opéra sur-tout est entretenu à grands frais, pour efféminer les courages, fondre les têtes fortes de la nation dans le creuset de la volupté, & les couler en mollesse.

On n’a rien épargné. L’art des enchanteresses prodigue ces molles postures qui jettent l’étincelle des desirs dans de jeunes organes. La hardiesse de leurs regards, qui devrait révolter, invite une folle jeunesse. On oublie que ces beautés sont à prix d’or, & qu’elles ont des rivales qui ne sont point vénales. On leur prête mille graces piquantes, parce qu’elles semblent pleines du dieu qu’elles célèbrent & qu’elles chantent ; & ce n’est que dans leurs bras qu’on se désabuse de leurs charmes. Toute victime de la débauche est toujours une froide prêtresse de l’amour.

Une fille est enlevée au pouvoir paternel, dès que son pied a touché les planches du théatre. Une loi particuliere rend vaines les loix les plus antiques & les plus solemnelles. Cette fille d’opéra se montre aux foyers toute resplendissante de diamans : elle est respectée de ses compagnes, à raison de sa robe éclatante, de sa voiture légere, de ses chevaux superbes. Il s’établit même un intervalle entr’elles, selon le degré d’opulence, & l’on ne diroit plus que la plus riche fait le même métier. Elle reçoit avec hauteur celle qui débute : elle traite avec les airs d’une femme de qualité, le bijoutier séduisant & l’industrieuse marchande de modes. Le magistrat déride son front en sa présence, le courtisan lui sourit, le militaire n’ose la brusquer. Sa toilette est tous les matins surchargée de nouveaux présens : le Pactole semble rouler éternellement chez elle.

Mais la mode qui l’éleva, vient à changer. Une petite rivale qu’elle n’appercevoit pas, qu’elle dédaignoit, se met insolemment sur les rangs, brille, l’éclipse, & fait déserter son sallon. La courtisanne superbe, quoiqu’ayant encore de la beauté, se trouve l’année suivante seule, avec des dettes immenses. Tous les amans se sont enfuis ; & quand ses affaires seront liquidées, à peine aura-t-elle de quoi payer sa chaussure & son rouge.