Tableau de Paris/359

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CHAPITRE CCCLIX.

Le nouveau Débarqué.


Rien n’est plus plaisant à voir pour le malin Parisien qu’un jeune homme échappé de la province arrivé par le coche, comme l’on dit. Tout lui paroît nouveau, il va frapper à une maison pour laquelle il a une lettre de recommandation ; il dit au portier que son cousin l’attend ; il salue profondément les domestiques, & pense en entrant culbuter la dame qui le reçoit : s’il s’assied, c’est de côté & sur l’encoignure d’une chaise. Vous le distinguerez à son air étonné de tous les objets ; il craint qu’on ne soupe point, parce qu’il est neuf heures & demie ; & quand l’homme au triple menton & à panse large vient annoncer qu’on a servi, il ne sait ce que cela veut dire.

À table il ne reconnoît plus les mets, ils ont changé de noms. Ce n’est plus du veau, du mouton, du bœuf ; quand le dessert paroît, il s’imagine que c’est un projet de décoration ; s’il touche un fromage glassé, il fait cinq ou six grimaces plaisantes, croyant qu’on ne pouvoit jamais en mangeant courir d’autres risques que de se brûler. Si une dame bienveillante lui marche sur le pied, il jette un cri, en disant : eh, madame, vous m’estropiez !

Quel passage, en effet, de la triste maison de province à l’hôtel de son cousin le financier ! La femme-de-chambre est mieux mise que la dame du lieu qu’il quitte.

Quelle est sa surprise lorsqu’il voit arriver un tailleur, un chapelier qui vont le décrasser ! Le chapelier, le fourbisseur, le perruquier lui donnent une nouvelle existence, & sous cette décoration qui ne riroit de l’étonnement que lui cause sa métamorphose ? Il a grand soin d’aller se montrer aux Tuileries, la lame de l’épée battant le molet. Comme il ne sait pas encore marcher, il reçoit deux cents coups de coude qui lui font faire autant de pirouettes.

Voulez-vous jouir ? menez-le à l’opéra sans qu’il s’en doute. La voiture dorée s’offre ; à peine osera-t-il y monter : examinez son visage avant que la toile soit levée : comme il est émerveillé de la confusion d’âges, d’états, de figures ! Observez-le encore quand la toile est levée : il laisse échapper une exclamation qui fait rire ses voisins ; les yeux ouverts, la bouche béante, il n’entend pas un mot de ce qu’on chante ; mais il est stupéfait, avide, & la diversité des tableaux le plonge dans une forte d’ivresse.

À la sortie du spectacle il se perdra, ou bien il donnera dans les flambeaux des laquais, & son habit sera couvert de cire.

Rentré à la maison, il s’agira le lendemain de se promener à cheval. On lui amene la bête la plus douce ; à peine est-il en selle qu’il trébuche, & tous les valets de rire. Il ne le trouve pas mauvais ; il est dans cette maison sans en connoître les ressorts ; il ne connoît rien aux tracasseries régnantes ; il n’a aucune idée des caracteres. Si l’on parle de chevaux, de chiens, de bals, de spectacles, il est muet ; il faut qu’il entre dans le service militaire pour perdre son air gauche & son maintien niais.

Au bout de six mois qu’il est au régiment, il est déjà tout autre. Après avoir ferraillé deux ou trois fois, il prend un maintien assuré, de sorte que son pere, son oncle, ne le reconnoîtroient pas.

Une femme acheve de le former ; il prend l’esprit du corps, & ce même jeune homme qui ne savoit ni entrer, ni marcher, ni saluer, porte la tête haute, sourit aux femmes, prend le ton décidé, & cette étrange métamorphose a été l’ouvrage de dix-huit mois.